La « startupisation » de la nature

Une start-up (ou startup) est un terme économique venant de l’anglais (en bon français ce serait une jeune pousse) qui définit une jeune entreprise innovante avec un fort potentiel de développement. Immédiatement on imagine des jeunes décontractés en baskets dans des bureaux « open space » devant des ordinateurs qui travaillent, pardon qui collaborent, et ne comptent pas les heures en rêvant de devenir de grands patrons de la « tech ». Mais l’innovation ne concerne pas seulement le numérique et il est un domaine inattendu qui intéresse désormais les jeunes entreprises : la nature.

par Jean-Claude Génot *

Jusqu’à présent, la nature était le domaine réservé d’établissements publics, de collectivités territoriales et d’associations de protection de la nature (APN). Ces dernières ont toutefois évolué depuis des décennies en se professionnalisant avec des salariés. Suite à la baisse, voire la suppression des fonds publics, ces APN se sont tournées vers les entreprises au risque de contribuer à leur verdissement comme le dénonce fort justement Pierre Grillet (JNE) dans son ouvrage Protection de la nature et capitalisme : incompatibles ! (1) Au niveau international, les grandes ONG de protection de la nature se sont rapprochées des multinationales, pour certaines dès les années 90, avec des transferts de dirigeants du monde de la finance vers celui de la conservation de la nature. L’exemple le plus caricatural est celui d’une des plus grandes ONG américaines : The Nature Conservancy (6 000 personnes employées dans 80 pays). L’un de ses anciens directeurs venait de la banque d’investissement Goldman Sachs et considérait que son organisation était parfaite pour développer l’idée de capital naturel, donner à la nature une valeur commerciale et la considérer comme un actif (2). Quant à son directeur scientifique, Peter Kareiva, il estime qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter pour la biodiversité, que les technologies nous aideront à gérer rationnellement la planète et les marchés à donner un prix à la nature (3). Cet exemple qui n’est hélas pas isolé traduit le triomphe du néo-libéralisme sur la conservation de la nature et la primauté d’une vision économique totalitaire.

Mais revenons en France où figure la séquence ERC (éviter, réduire, compenser) dans la loi pour la reconquête de la biodiversité de 2016. Ce principe se solde la plupart du temps par des compensations lors des aménagements et autres projets destructeurs de la nature. Pour Pierre Grillet, les APN, qui travaillent sur ces compensations et font vivre ainsi leur association, mettent en œuvre une protection de la nature qui se nourrit finalement de sa destruction. Désormais ,ce créneau des compensations a vu naître en 2023 la société Versant, qui est définie comme une « startup nature tech » et présente son action de la façon suivante : « Nous accompagnons les développeurs de projets d’infrastructure à prendre les meilleures décisions dans le cadre réglementaire de la Séquence ERC. Notre solution permet l’identification des meilleurs terrains les plus pertinents pour mettre en place les mesures compensatoires. » (4) Ces compensations peuvent mener à des aberrations sur le plan écologique : protéger une prairie pour la destruction d’un marais ou encore un jeune boisement à la place d’une forêt mature. En réalité, toute compensation est un marché de dupes car tout espace naturel est le fruit d’une coévolution homme-nature sur des temps longs. En clair, le milieu retenu pour la compensation ne correspondra jamais sur le plan écologique au milieu détruit du fait de son histoire et de sa trajectoire uniques. Finalement, comme le notent Sandrine Feydel et Christophe Bonneuil : « Avec la compensation, la nature devient mobile, déplaçable en fonction des impératifs de la valeur économique » (5) ; en clair, la destruction de la nature est plus facile à faire passer pour les aménageurs puisqu’on peut compenser, en surface peut-être, mais en biodiversité jamais, cette dernière n’étant ni mesurable ni dénombrable (6).

Le domaine qui intéresse vivement les startups est celui de la forêt et du carbone. Il y a bien sûr les plantations Miyawaki que j’ai déjà eu l’occasion d’écorner dans un précédent article (7) car ces boisements assez denses nommés habilement des « micro-forêts » ne sont en réalité que des bandes boisées, fort éloignées d’une véritable forêt, qui rappelons-le, n’est pas seulement un ensemble d’arbres, mais un monde de multiples organismes vivants en interaction sur le temps long. L’une de ces sociétés, Trees-Everywhere, fait financer intégralement ces plantations par des entreprises dans le cadre de leur politique RSE (Responsabilité Sociétale de l’Entreprise) ou leur stratégie climat. Sur leur site internet, il est précisé que « ce type de plantation a une finalité. Elle permet une captation carbone optimale, la restauration de la biodiversité animale et végétale et la valorisation de terrains en déprise agricole ou industrielle » (8). Certes, des jeunes arbres captent du CO2, mais ce qui compte, c’est plus le stockage à long terme que le flux car rien n’est dit sur la garantie de pérennité de la dite « micro forêt », ni sur l’usage des arbres une fois coupés. Il est question de planter 30 à 40 espèces locales : ce n’est plus une forêt, mais un arboretum ! Enfin, planter sur des friches pour les « valoriser » montre une fois de plus le désintérêt total de la nature spontanée qui spontanément enclencherait le phénomène de succession végétale pour installer gratuitement des espèces issues de la banque de graines locales qui assureront au boisement naturellement mélangé une meilleure résilience face au changement climatique que des arbres subissant le stress de la plantation.

La société Ecotree possède des forêts en France et au Danemark et propose à ses clients d’être propriétaire des arbres qu’ils peuvent acheter directement en ligne (9). Elle gère ses forêts sans coupe rase, en sylviculture irrégulière continue en tenant compte de la biodiversité et met en œuvre des solutions fondées sur la nature, bref elle coche toutes les cases des mots clés d’une foresterie « écologique ». Mais si on regarde d’un peu plus près, les actes ne correspondent pas forcément aux discours. Ainsi parmi les espèces d’arbres à planter proposées aux clients, on trouve certes le hêtre et le chêne sessile, mais aussi l’épicéa commun, le douglas et le mélèze. Sur des forêts incendiées, Ecotree plante du pin maritime, pourtant très sensible au feu, ce qui contredit la volonté de prendre en compte le changement climatique et ce n’est pas la plantation de feuillus en bordure comme pare-feu et pour la diversité qui atténuera le risque. La société engage également des travaux de nettoyage, de débroussaillage, de broyage des arbres incendiés ou des cloisonnements et de scarification du sol pour la plantation, ce qui libère le carbone stocké dans le sol. Certains de ces travaux de plantations après incendie relèvent de projets Label bas carbone, à savoir des opérations de réduction des émissions de gaz carbonique. Or, comme l’a montré le WWF (10), ces plantations génèrent des gaz à effet de serre, déstockent du carbone à cause du travail des sols, et produisent des résineux à vocation industrielle au cycle de vie court et, qui plus est, ne constituent en aucun cas un co-bénéfice pour la biodiversité. Quand Ecotree agit pour la biodiversité, c’est au travers d’actions ponctuelles qui ne remettent pas en cause la gestion industrielle de la forêt : création d’une mare, ouverture de clairière, installation de ruches, de nichoirs pour les oiseaux et les chauves-souris et restauration de forêt incendiée, dont on a vu précédemment qu’elle perpétue une culture de résineux pauvre en biodiversité et très sensible aux incendies.

Créée en 2010, la société Reforest’action, pour son appellation, joue sur le terme reforestation, ce qui veut dire plantation. Plantations Miyawacki, mais aussi plantations dans le cadre de projets Label bas carbone (11). Ces dernières sont mises en œuvre dans deux cas de figure : « extension de couvert forestier sur des zones de délaissé agricole, embroussaillées ou en prairies » et « restauration d’une forêt affectée par un aléa naturel : maladie, tempête, sécheresse … ». Là encore, planter sur une friche est une dépense inutile car celle-ci se boise naturellement, sauf si on veut un boisement commercial. Quant aux forêts victimes d’un pathogène ou d’une sécheresse, il n’est pas précisé à partir de quelle proportion on rase les arbres dépérissant pour en planter d’autres ? Pour les pratiques mises en œuvre, il est question de diversification des essences, d’interdiction du travail du sol en plein et de maintien ou d’installation de bordures feuillues en limite de parcelles. La dernière mesure avoue implicitement que les parcelles seront plantées majoritairement avec des résineux, sinon pourquoi préciser que les bordures seront en feuillu ? Si on passe en revue les projets financés par des entreprises, il est surtout question de pin laricio, de douglas, de mélèze, de cèdre de l’Atlas, de pin maritime et de pin de Monterey ou pin insignis. Ces plantations nécessitent forcément un travail mécanique du sol comme l’ameublissement de la terre pour faciliter la bonne reprise des plants.

Malgré un enrobage de bons principes, ces projets mettent en œuvre des plantations classiques de résineux, certes moins mono-spécifiques, mais qui visent à capter le carbone avec des arbres à croissance rapide comme le sont les résineux, mais sans garantie de stockage sur le moyen et long terme. Enfin, les bénéfices de ces plantations pour la biodiversité sont réduits à des bordures feuillues, voire contre nature dans le cas des friches ou des accrus forestiers déjà colonisés par des pionniers comme le bouleau. Ces exemples montrent que planter des arbres sans dire lesquels, où et pourquoi n’a rien de vertueux en soi. Le fait de voir de nombreux projets où on plante des friches en dynamique spontanée ou des accrus forestiers contredit le proverbe africain selon lequel « qui a planté un arbre n’a pas vécu inutilement » !

Il existe aussi des startups qui fournissent des données ou des conseils aux entreprises en matière de biodiversité ou d’environnement. Ainsi Iceberg Data Lab (IDL) est un fournisseur de données Environnement, Social et Gouvernance (ESG) pour les acteurs financiers. IDL a développé un modèle qui permet de mesurer l’impact des activités des entreprises sur la biodiversité et le climat. La « fintech » française propose un système d’évaluation des engagements RSE des entreprises. Elle utilise même l’intelligence artificielle pour analyser les rapports financiers et d’activité des entreprises (12). IDL couvre toutes les thématiques de la « finance durable ». La startup peut mesurer la contribution des entreprises cotées à la déforestation et évaluer ainsi l’impact de cette dernière sur les portefeuilles des gestionnaires d’actifs. Quand on voit la situation alarmante de la déforestation mondiale, on peut penser que celle-ci rapporte toujours plus que la préservation des forêts.

Les startups sont également en train de se développer sur le thème très à la mode du réensauvagement, ou rewilding. Jepson et Blythe, les deux auteurs d’un ouvrage sur ce thème (13), le prédisaient en 2021 : « Il existe beaucoup de versions du ré-ensauvagement et nous prédisons que cette flexibilité va faire apparaître une foule de startup locales ». Il existe une structure, The Lifescape project, qui ne se définit pas comme une entreprise car elle est composée de professionnels et de volontaires. Toutefois, son mode opératoire pour mettre en œuvre des projets de rewilding laisse peu de doutes sur l’esprit dans lequel ces actions sont menées : « Notre travail d’amélioration du capital écologique et naturel aide les propriétaires, les investisseurs et les gestionnaires d’investissement au Royaume-Uni à prendre des mesures positives sur les « actifs naturels » existants afin d’augmenter le capital naturel avec des objectifs ESG et de rendement financier, tout en améliorant la fonction écologique pour créer des paysages plus sauvages. » (14) On croirait un texte sorti tout droit d’un gérant de fonds pour lequel la nature est un capital à faire fructifier pour obtenir un rendement financier ! Il est clair que The Lifescape project entend utiliser les fonds d’investissement des entreprises et l’argent des investisseurs pour mener à bien ses actions. Cette approche se veut pragmatique et éclairée, en opposition à un écologisme jugé catastrophiste qui ne voit le sauvetage de la nature que dans un changement d’éthique et une limitation de la croissance économique. Toutefois, il s’avère qu’en Grande-Bretagne le rewilding est un hobby de riches propriétaires terriens qui captent justement des fonds de la finance du carbone et bénéficient du gouvernement d’une exemption des droits de succession pour ces actions de réensauvagement.

Pour Jepson et Blythe, le rewilding se démarque de la préservation de la nature (comprenez laisser faire la nature) et reconnaît l’importance de l’innovation, de la technologie et de l’adaptation économique : bref un néo-environnementalisme fondé sur le progrès technique et la coopération avec l’économie capitaliste. Comme le souligne le sociologue Alex Lee (15), ces discours néo-libéraux autour du rewilding ne feront qu’accroître la marchandisation de la nature, aliéner les gens et signifier que le rewilding sera utilisé pour un modèle de croissance économique continue.

L’émergence de startups dans le domaine de la nature est un des aspects d’un mouvement plus général visant à faire entrer la nature dans le champ de l’économie. On a déjà calculé ce que représente la pollinisation pour l’humanité et ce que valent de nombreux écosystèmes encore intacts. Mais revenons aux associations de protection de la nature. L’économie n’explique pas à elle seule le changement de philosophie de certaines d’entre elles et cette ruée sur les compensations et autres projets Label bas carbone (à ce propos, certains conservatoires d’espaces naturels comme celui d’Auvergne espèrent utiliser ces moyens pour acquérir des forêts afin de les laisser en libre évolution). Malgré l’engouement actuel pour la naturalité et la libre évolution, la majorité des gestionnaires d’espaces naturels reste convaincue que leurs milieux (surtout les milieux ouverts) ont besoin de l’homme. C’est cette obsession pour le maintien des milieux ouverts et son corollaire, la peur voire le rejet d’une nature en libre évolution qu’on ne maîtrise plus, qui mène à des défrichements de forêts spontanées pour mettre des prairies en connexion (16) sous couvert de restauration écologique. C’est pourquoi on peut craindre que la mise en œuvre du futur règlement européen sur la restauration de la nature ne mène majoritairement à de telles actions interventionnistes motivées par le besoin de contrôle de la nature plus que par intérêt économique.

* Ecologue

(1) Pierre Grillet. 2021. Protection de la nature et capitalisme : incompatibles ! Editions Atlande. 423 p.
(2) Sandrine Feydel et Christophe Bonneuil. 2015. Prédation. Nature, le nouvel eldorado de la finance. La Découverte. 213 p.
(3) George Wuerthner, Crist Eileen and Tom Butler. 2014. Keeping the wild. Against the domestication of earth. Island press. 271 p.
(4) https://fr.linkedin.com/company/versant-earth
(5) Voir 2.
(6) Vincent Devictor. 2020. Gouverner la biodiversité ou comment réussir à échouer. Quae. 78 p.
(7) https://jne-asso.org/2021/06/08/plantations-miyawaki-des-arbres-ne-font-pas-une-foret/
(8) https://entrepreneurspourlaplanete.org/projets/region-sud-marseille/trees-everywhere/
(9) https://ecotree.green/marche-aux-arbres
(10) https://www.wwf.fr/sites/default/files/doc-2021-10/20211028_Rapport_Analyse-projets-forestiers-label-bas-carbone_WWF.pdf
(11) https://www.reforestaction.com/label-bas-carbone
(12) https://www.wedemain.fr/decouvrir/iceberg-data-lab-la-fintech-francaise-qui-mixe-data-esg-et-intelligence-artificielle/
(13) Paul Jepson & Cain Blythe. 2022. Réensauvager la nature pour sauver la planète. Editions 41. 223 p.
(14) https://lifescapeproject.org/
(15) https://alexjameslee.co.uk/research/
(16) https://www.jne-asso.org/2024/05/21/en-alsace-on-defriche-une-foret-au-nom-de-la-biodiversite/

Photo du haut : précédée d’une coupe rase, d’un travail du sol et souvent d’une clôture, la plantation de résineux exotiques peut être vue comme un champ de ruine écologique. Sur cette photo prise dans le massif vosgien, on voit une plantation de cèdre de l’Atlas à la place d’une hêtraie, avec 40 % d’échecs des plants suite à un gel hivernal : réponse de la foresterie à la pression des marchés et acte présomptueux de croire en des essences adaptées à un climat futur que l’on ne connaît pas vraiment… © Jean-Claude Génot