Les Indiens kichwa de Sarayaku plantent l’arbre qui fait pousser la forêt

Jose Gualinga, qui était l’un des invités d’un petit déjeuner JNE le 24 septembre 2010, est l’un des leaders du peuple indien kichwa de Sarayaku, implanté en Amazonie équatorienne. Il témoigne, avec son épouse Sabine Bouchat, des dangers que présente la politique du gouvernement d’Equateur en matière de préservation de la forêt, des agressions dont sa communauté fait l’objet, mais aussi d’une initiative dont la puissance de vie est saisissante. Interview croisée.

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Par Françoise Nowak

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Françoise Nowak : Jose Gualinga, en tant que chargé des relations internationales pour les indiens Kichwa de Sarayaku, peuple indigène d’Amazonie équatorienne, vous soutenez l’initiative appelée «  ITT Yasuni ». En quoi consiste cette démarche revendiquée aujourd’hui par le gouvernement de votre pays, et qu’en pensez-vous ?

José Gualinga, représentant des Indiens Kichwa (à dr.) avec Carlos Jativa, ambassadeur d’Equateur à Paris, au cours du petit déjeuner JNE du 24 septembre 2010 (photo Christine Virbel)

Jose Gualinga : ce projet vise à préserver de l’exploitation pétrolière une partie du parc Yasuni, situé en Amazonie d’Equateur. Nous soutenons l’initiative, car elle représente un modèle de conservation de la forêt amazonienne à suivre. D’ailleurs, il faut souligner qu’elle est le fruit de plus de 20 ans de résistance des peuples indigènes et de la société civile équatorienne.
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Elle est cependant loin d’être cohérente et satisfaisante. En effet, d’une part, la surface prise en considération par le gouvernement ne représente que 200 000 ha des 970 000 ha que ce parc totalise, alors que cet espace représente, dans son intégralité, l’une des réserves de biodiversité les plus riches de la planète. D’autre part, cette préservation est conditionnée à l’obtention d’une compensation financière, demandée par le gouvernement à la communauté internationale… et le président de la République Rafael Correa a déclaré à la télévision que s’il ne parvenait pas à obtenir cette somme, soit la moitié du manque à gagner représenté par les 850 millions de barils actuellement laissés sous terre, l’extraction correspondante reprendrait !
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De plus, cette même autorité est aujourd’hui en pleine tractation avec la compagnie pétrolière Corea national oil Corporation. L’étude de faisabilité lancée dans ce cadre concerne un pan d’Amazonie de 1 600 000 ha découpé en huit « blocs », dont l’un est mitoyen avec notre territoire. Elle peut donc déboucher sur la complète déforestation de ces blocs. La logique de tout cela n’est certainement pas environnementale…

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FN : Que préconise votre peuple pour rendre le projet ITT Yasuni cohérent ?

JG : Au delà du mien, l’ensemble des peuples autochtones d’Amazonie demande que l’activité pétrolière soit exclue de ses territoires. Non seulement la survie de chacune de ces communautés en dépend… mais l’avenir de l’espèce humaine également, puisque l’impact de la déforestation amazonienne sur le changement climatique et sur la perte de biodiversité est considérable.

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En d’autres termes, il faut « yasuniser » sans restriction les contrées amazoniennes, tant pour leur diversité biologique que parce qu’elles abritent des peuples autochtones, et passer partout à une économie alternative dans laquelle le pétrole ne sera plus le roi.

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José Gualinga, représentant des Indiens Kichwa (à dr.) avec Carlos Jativa, ambassadeur d’Equateur à Paris, Jacques Boutault, maire du 2e arrondissement de Paris (cravate bleue), et la journaliste Françoise Nowak, animatrice du débat (à g.) au cours du petit déjeuner JNE du 24 septembre 2010 (photo Richard Varrault)

FN : Considérez-vous que le projet ITT Yasuni est néanmoins le signe d’une meilleure prise en considération des peuples indigènes par le gouvernement de Rafael Correa ?

JG: Au contraire, c’est l’arbre qui cache la forêt ! D’un côté, les luttes indigènes ont abouti à ce que la constitution d’Equateur de 2008 accorde des droits à la nature* et mette en avant une finalité inspirée de notre tradition : « Construire une nouvelle forme de coexistence citoyenne, dans la diversité et en harmonie avec la nature, pour atteindre le bien vivre, le Sumak Kawsay ».

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De l’autre, le pouvoir édicte de nouvelles règles qui bafouent les droits inscrits dans cette constitution, comme la loi sur les hydrocarbures, promulguée en juillet 2010 : cette dernière permet dorénavant d’exploiter « pour raison d’état » les territoires gérés de façon collective, comme le font les peuples autochtones, alors que la constitution avait validé la souveraineté de cette forme de gestion.

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De plus, pour être conforme à la constitution, toute réglementation qui touche les peuples autochtones doit être approuvée au préalable par eux, ce qui n’a pas été le cas ici. La cour constitutionnelle l’a du reste reconnu, sans toutefois s’opposer à l’application de ce texte !

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Cela nous préoccupe, mais ne nous étonne pas : au lieu de respecter les Indiens, qui représentent 35 % de la population équatorienne, le président omet systématiquement d’inviter leurs autorités officielles aux réunions nationales et internationales qui les concernent !

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En outre, son mépris est évident. Il nous traite entre autres « d’écologistes infantiles assis sur un sac d’or dont ils ne savent rien faire, et utilisés par des petits blancs bien alimentés »…

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FN : Et sur le terrain, comment le gouvernement agit-il ?

JG : Loin de nous protéger, il s’est abstenu d’intervenir, malgré notre demande, lorsque nous avons été gravement attaqués par des semeurs de trouble en lien avec la compagnie AGIP, en avril 2010. En effet, ceux-ci tentent d’installer une communauté illégale sur notre sol. Leur but est d’obtenir ainsi une autorisation de complaisance qui permettrait d’exploiter une partie de notre terre, alors que nous avons réussi à l’empêcher de le faire, en 1989, parce que tout notre peuple s’y est opposé.
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Autre souvenir: l’armée équatorienne était aux côtés des ouvriers de la compagnie pétrolière argentine CGC et de la Compagnie Générale de Géophysique française (CGG Véritas), lorsque celle-ci a voulu, sans aucun droit, entamer une première phrase d’exploration pétrolière chez nous, en novembre 2002. Heureusement, nous avons pu mettre fin à cette situation, au bout de 4 mois de résistance pacifique, et les femmes ont réussi elles-mêmes à désarmer les militaires !

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Le pouvoir actuel fait également la sourde oreille aux exigences de la Cour interaméricaine des droits de l’homme auprès de laquelle, suite à ce sinistre épisode, nous avons déposé une plainte contre l’Etat équatorien, en février 2003. Nous ne sommes en particulier toujours pas débarrassés de la totalité des 1400 kg d’explosifs laissés ça et là par les équipes que nous avons neutralisées, bien que cette instance ait demandé au gouvernement de les retirer à ses frais…

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José Gualinga, représentant des Indiens Kichwa (photo Richard Varrault)

FN : De quelles armes disposez-vous pour faire face à cette situation ?

JG : Tout d’abord, de notre vigilance, qui ne doit jamais être au repos. Nous utilisons aussi des outils, tels des caméras avec lesquelles nous avons pu filmer certains des assauts dont nous avons été victimes, ou Internet, qui nous permet notamment de diffuser ces témoignages. D’autre part, depuis 2006, nous avons mis en œuvre un projet à long terme, appelé « Frontière de vie, Chemin de fleurs» (Sisa ñampi), qui se compose de plusieurs volets.

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Le premier a pour objet de planter, tout autour de notre territoire, des arbres à fleurs dont la canopée multicolore sera très repérable d’avion. A partir de la symbolique de la fleur, nous mettons ainsi le cap sur plusieurs objectifs : alerter le monde sur ce qui se passe ici, sur le fait que notre forêt est un lieu habité, que nous pouvons l’embellir, et sur l’urgence de mettre en place une coopération planétaire ainsi que des modes de vie partout en harmonie avec la nature.

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Le deuxième volet est l’ouverture, au cœur du village, d’un centre de guérison par des méthodes traditionnelles et de réhabilitation des savoirs ancestraux kichwa en la matière : Sasi Wasi.

Le troisième est la pérennisation et le développement d’une structure bilingue kichwa-espagnol promouvant le modèle éducatif kichwa et revalorisant nos connaissances ancestrales (Tayak Wasi).

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Le quatrième est la création d’un jardin botanique aux fonctions multiples (Sacha Runa)…

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Je ne vous en dis pas plus sur ces trois derniers points, car ma femme Sabine les suit de très près et en parlera mieux que moi. J’ajouterai juste que nous travaillons à faire aboutir notre démarche judiciaire. A travers elle, nous demandons maintenant des réparations matérielles mais aussi immatérielles pour les dommages qui nous sont causés. Nous attendons donc en particulier des excuses publiques de la part de l’Etat équatorien.

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De plus, tout est lié : nous comptons sur l’initiative « Frontière de vie » pour faire comprendre à la Cour interaméricaine que notre forêt est vivante, qu’elle est sacrée et qu’elle est à prendre en considération autant comme patrimoine culturel kichwa que comme réserve exceptionnelle de biodiversité. De la sorte, la décision de cette Cour pourra faire jurisprudence pour tous les peuples indigènes.

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José Gualinga, représentant des Indiens Kichwa (à g.) avec Corinne Arnould, présidente de l'Association Paroles de nature, qui assurait la traduction lors du petit déjeuner (photo Richard Varrault)

FN : Sabine Bouchat, vous êtes l’épouse de Jose Gualinga, et vous êtes très impliquée en matière d’éducation. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi, et ce que le centre de santé, l’école et le jardin botanique du projet « Frontière de vie » ont de particulier en la matière ?

Sabine Bouchat : Je suis belge, et je suis arrivée il y a 23 ans en Equateur. Forte de ma formation d’agronome tropicale, je me disais que j’allais sauver les peuples d’Amérique du Sud ! Arrivée à Sarayaku, je me suis investie auprès des enfants… et c’est là que j’ai compris combien j’avais à apprendre de l’approche de ces Indiens. Pour eux, l’éducation fait partie d’un projet de vie, et les adultes y ont droit tout autant que les plus jeunes. Par exemple, le jardin botanique y a sa place.

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Cet espace a été aménagé pour protéger la biodiversité, faire pousser les arbres à fleurs « de la frontière » et les plantes nécessaires pour fabriquer des médicaments au centre de santé. Les élèves y vont avec leur classe pour voir les végétaux et les prendre en photos. Puis ils travaillent sur eux à travers différentes disciplines, du cours de kichwa au cours de sciences naturelles, et ils participent, avec leur famille, à des recherches statistiques sur les arbres, en cours dans la communauté.

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Ils peuvent encore aller dans ce lieu avec un chamane (Yachak), pour préparer de l’ayahuasca, plante hallucinogène curative qu’ils consommeront ensuite avec cet homme de connaissance, dans une démarche d’apprentissage, au centre de santé. De même, tout adulte du village peut demander à un Yachak de lui apprendre à confectionner un médicament dont il a besoin, après avoir cueilli au jardin les plantes adéquates avec lui.
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Ce centre de santé vient d’être terminé. Il a été inauguré en décembre 2009 et nous allons le meubler, grâce à un financement de la Fondation France Libertés. En tout état de cause, il n’aura rien à voir avec un hôpital. Des malades pourront certes y rester un ou deux jours, mais ce sera surtout un centre d’échanges entre chamanes, avec des colloques, des ateliers sur d’autres types de médecine, telle l’acupuncture…

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Vous le voyez, exactement comme le destin de l’Occident est indissociable de celui des Indiens d’Amazonie, dans le projet « Frontière de vie » tout est relié !
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José Gualinga, représentant des Indiens Kichwa (photo Richard Varrault)

FN : A ce jour, quel bilan tirez-vous tous les deux de la décision d’ériger une frontière d’arbres à fleurs aux limites de Sarayaku ?

SB et JG.: Nous avons réalisé 55 km des 350 km que fera, à terme, cette délimitation végétale, et nous sommes heureux de constater que sa symbolique génère une magnifique frontière humaine de solidarité en Europe. Ce phénomène doit beaucoup à une association belge qui nous appuie, à l’association Paroles de nature qui constitue notre courroie de transmission avec la France, en la personne de Corinne Arnould, et au tout jeune collectif français « Artistes & frontière de vie ».

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Cette dernière structure est née en novembre 2009, sous l’impulsion de Corinne Arnould, de la géographe Chantal Delacotte et du créateur Frans Krajcberg, dont les sculptures monumentales sont exposées dans le monde entier. Sa raison d’être est de préfigurer ce que deviendra la « Frontière de vie » lorsqu’elle sera parvenue à maturité – ce qui devrait prendre plusieurs dizaines d’années – et de soutenir le peuple kichwa de Sarayaku.
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En octobre 2010, ce groupe a organisé de nombreuses manifestations culturelles et conférences en région parisienne, dont à la mairie du 2ème arrondissement, avec le soutien chaleureux et engagé du maire Jacques Boutault. Nous avons participé à ces opérations, aussi touchantes que professionnelles. Elles nous ont permis de rencontrer des journalistes, des intellectuels et des personnalités politiques de tout premier ordre.
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Nous en sommes repartis plein d’énergie pour continuer à lutter, car nous avons senti une écoute et une ouverture qui nous confortent dans la certitude que la beauté peut changer le monde… L’avenir est ouvert, et nous projetons de revenir, dès juin prochain !

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* « La nature, où se produit toute sorte de vie, a le droit au respect et au maintien de la régénération de ses cycles vitaux, des structures, des fonctions et de processus évolutifs ».

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Pour en savoir plus :

* Collectif  « Artistes & Frontière de Vie » http://www.frontieredevie.net/fr/artistes.htm

* Frontière de Vie www.frontieredevie.org

* Parrainez un arbre du chemin de fleur  du peuple Kichwa de Sarayaku http://www.frontieredevie.fr/img/parrainage.pdf

* Paroles de Nature www.parolesdenature.org

Contact :  sarayaku@parolesdenature.org

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