Bye, bye, l’âme des étangs de Corot

La grande amertume d’une bourde professionnelle deviendra-t-elle demain un cas d’école célèbre aux dépens des décisionnaires actuels ?

Texte et photos de Bernard Boisson *

Les étangs de Corot tels que vus jusqu’en 2019. Une vue scénique rappelant les atmosphères du peintre…

 

Déboisement de la première digue en amont juste avant le confinement durant l’hiver 2020

Les digues des étangs de Corot sujettes à une réfection et à leur déboisement verront profondément modifiée l’identité d’un site historique ainsi que sa signature poétique, pour instaurer d’énormes déversoirs en cas de crue orageuse d’exception. De surcroît, des arbres classés « arbres remarquables » ont été concomitamment abattus dans la forêt attenante. Comment sera traitée l’indignation qui en découle ? Probablement, le dernier trimestre 2020 en dira plus…

En fait, ce problème local est un exemple hautement emblématique des dérives actuelles dans les mentalités professionnelles à juguler d’urgence. Aussi allons-nous l’étudier en effectuant un zoom arrière pour mieux comprendre ce cas d’école dans son contexte. Dans cette alerte, nous avons à comprendre que si une ingénierie paysagère détruit les liens entre un site patrimonial et l’histoire de l’art, cela revient irréversiblement à brader notre civilisation, essentiellement dans certaines de ses valeurs fondamentales !

Haro sur la perte des référentiels dans les décisions territoriales

Nous ne pouvons pas avoir une juste compréhension de ce qui se passe sur les étangs de Corot et dans la forêt de Fausses-Reposes sans une vision globale donnant à comprendre toutes les transformations paysagères du Grand Paris, les mentalités, et même l’immaturité professionnelle qui en fixe le devenir. Nous sommes à Ville d’Avray sur un site à haute valeur patrimoniale, et détruire la structure paysagère de ce site pour la substituer à un design d’écoquartier contemporain, c’est s’en prendre à un haut symbole historique de valeur internationale et faire table rase des paysages mémoriels en France. Cela contribuera à une forte mésestimation paysagère de cette catégorie de sites que plus rien ne distinguera des standards du modernisme actuel. Ce ne sera pas sans impact, sur leur valeur touristique dans le futur, si ce n’est de l’envie des riverains à continuer de vivre sur place car pour eux, ils perdront leur lieu de vie. Devant ce fait accompli, ils en mesureront le dépit. La population conteste peu, mais démoralisée, va déménager ailleurs, cédant la place à une autre n’ayant pas vécu le traumatisme des sites déflorés. On le sait bien : ce scénario n’est pas une première.

Il y a quelque chose de malsain dans l’entreprise de ce projet impliquant une manière d’opérer trop récurrente aujourd’hui. Des professionnels profitent de la sidération de la société civile pour passer au forcing des décisions servant assurément leurs intérêts, mais s’avérant autrement plus douteux quant à servir tous les aspects de l’intérêt commun. Des arguments sélectifs de sécurité préventive sont avancés pour culpabiliser tout contradicteur et geler d’office la concertation sur toutes alternatives plus largement inclusives. Il y a un grave danger de professionnels ignorant leur ignorance à conditionner les pouvoirs publics et la société civile à ignorer son ignorance.

On ne peut comprendre cette situation sans examiner les référentiels, et bien plus encore l’absence de référentiels dans lesquels les décisions professionnelles se prennent aujourd’hui. Trop d’architectes, d’urbanistes, de promoteurs, et même de paysagistes décident de la gestion du territoire sans référentiels, comme des musiciens sans diapason, ou des navigateurs sans boussole, au risque d’erreurs rédhibitoires dont nous aurons demain à nous repentir. Nous déplorons très vivement de leur part, un manque de concertation interdisciplinaire quand une connaissance avisée des relations humains/paysage leur fait incroyablement défaut ! Pire encore, une arrogance à ne pas écouter pour corriger devient insupportable pour masquer leurs manquements.

Concomitamment à l’atteinte paysagère des étangs de Corot, des arbres classés remarquables sont coupés dans la forêt de Fausses-Reposes, retirant peu à peu toute trace du temps pluriséculaire dans ce lieu patrimonial.

 

Vue en aval de la digue arborée d’un des étangs de Corot qui se verra largement déboisée avec un énorme déversoir et des aménagements au design contemporain complètement discordants avec le paysage initial.

L’acculturation sensible envers le paysage et l’écoquartier devenant des référentiels dominants pour tout aménagement de nature

Nous sommes dans un monde inversé : ce qui fait office de référentiel aux changements urbains actuels repose sur des changements paysagers acculturés en termes de référentiels. Les écoquartiers comme celui de Boulogne-Billancourt près de l’île Seguin en est l’exemple flagrant. C’est en analysant ce type d’urbanisme qu’on comprend dans quel champ d’influences les étangs de Corot sont cooptés par les intérêts du BTP avec une méprise sidérante concernant la valeur remarquable de ce paysage. C’est comme si une musique dissonante s’imposait en diapason à une musique initialement jouée avec des instruments accordés. Même si les étangs de Corot sont d’un autre temps dans leur faciès paysager, on ne peut rompre ce qui régit l’harmonie de ce paysage avec des règles paysagères lui contrevenant très violemment dans la méconnaissance sensible.

Il est évident que la verdure dans les écoquartiers est une nature d’habillage, non point une nature d’habitat. Elle est utilisée comme un prêt-à porter pour immeubles et voiries, et pour le coup, sujette aux fluctuations des modes comme le prêt-à-porter vestimentaire. Il en va de même dans le choix des matériaux naturels. Beaucoup de gens manquent de recul pour être interpellés par ce genre d’évidence, mais pour nombre de naturalistes avisés, le constat est déjà particulièrement cinglant. De même, d’autres professionnels sont complètement interloqués par les manquements professionnels du BTP, à savoir des représentants impartiaux de la mésologie (NDLR : science des milieux, qui étudie de manière interdisciplinaire et transdisciplinaire la relation des êtres vivants en général, ou des êtres humains en particulier, avec leur milieu de vie), de la phénoménologie, de l’écopsychologie, des sylvothérapies et des arts fondamentaux… Il y a vraiment souffrance dans la non-concertation. Certains dénoncent une « schizophrénie » dans les mentalités professionnelles actuelles à jouer d’opportunisme avec l’idée que l’on se fait de la nature sans aucune compréhension et connaissance de celle-ci et de ses incidences sur la psyché humaine. Il est à relever que la verdure des écoquartiers a une esthétique, mais aucune poétique, et que cela suffit à l’emploi de nature en tant que prêt-à-plaire facilitant la vente immobilière. L’image marchande de l’écoquartier est d’amener la nature des vacances dans l’environnement quotidien de la ville, mais sc faisant, cet urbanisme est en divorce avec les terroirs locaux pour ce qu’il en reste. La tragédie est quand, de surcroît, on se hâte de faire disparaître des reliques paysagères qui pourraient nous ramener à des référentiels locaux plus authentiques. Ainsi les étangs de Corot et la forêt de Fausses-Reposes sont en proie à devenir un cas d’école dans les erreurs de cette ignorance frénétique. Le projet de transformation en cours d’avancement des étangs de Corot et du bois de Fausses-Reposes n’a absolument rien à voir avec ce que peuvent prôner les sciences naturalistes et l’écopsychologie. Nous ne sommes pas dans une conscience sensible et systémique des rapports humains/nature, mais dans une approche territoriale technicienne sourde à toutes différences de points de vues sous le formalisme de son savoir-faire.

Ecoquartier de Boulogne-Billancourt

Pour en revenir à l’écoquartier servant d’étalon, notons qu’il naît surtout de la conception 3D d’un espace urbain, et nullement d’un rapport au lieu, à sa topographie, sa géographie, son écologie, son histoire… L’écoquartier fait table rase du passé pour poser un fantasme du futur, en éradiquant toute profondeur au présent. L’écologie de l’écoquartier est issue d’un monde virtuel, pas du monde réel. Simplement, la confusion vient que le virtuel est une pompe aspirante des idées pouvant venir du monde réel, mais en étant privé du discernement et de la maturité délivrés par le vécu. Ainsi nombre de professionnels s’y fourvoient et trompent leurs semblables. Cela me rappelle la publicité Canada Dry qui disait que « cela a le goût de l’alcool ,mais ce n’est pas de l’alcool ». De même l’écoquartier se veut « un goût de nature, mais ce n’est pas la nature ». On s’aperçoit du subterfuge quand on se sent dans un espace vert, sans réellement se sentir dans un lieu de vie. Les écoquartiers sont verdoyants, mais leur hyper-fonctionnalité, y compris la fonction de plaire, fait que leur manquent l’intimité, l’intériorité, la profondeur, l’authenticité, l’âme, le rapport au temps long… Il y a bien une créativité, de l’imagination dans l’écoquartier, mais en divorce avec l’inspiration. Tout paraît vide et flashy comme tout ce que la marchandisation prostitue. La ville devient un décor de cinéma végétalisé pour relancer une technocratie urbaine qui elle, ne change pas de mentalité, reste rivée dans le centrisme du cerveau gauche, sauf à changer sa veste par un apparat plus vert, mais sans l’esprit.

L’écoquartier n’est pas écologique autant qu’il est pensé à sens unique. C’est un urbanisme conçu hors sol, en 3D et qui détermine secondairement la nature qu’on va y encastrer ou canaliser. Le sens hiérarchique du mode opératoire est déjà imposé. L’architecture n’est en rien pensée en partant des perceptions sensible des lieux de sorte d’absorber l’urbanisme dans la nature locale et de le repenser morphologiquement dans un continuum géologique et biotique. Au contraire, il formate une nature émigrée dans un urbanisme préconçu. De même, l’écoquartier n’est pas démocratique dans sa phase de conception. Comment d’ailleurs le pourrait-il si l’ignorance est le fait commun ?

Ecoquartier de Boulogne-Billancourt

L’écoquartier peut superficiellement attirer notre envie première comme l’appel d’un salon en plein air, mais rapidement vient un ennui indicible : le lieu ne nous ressource pas malgré sa verdure. On sent une rupture nette entre un urbanisme minéral (qui n’a absolument rien de géologique) et une verdure sauvage désensauvagée. La nature est elle-même endiguée, parcellisée dans ses gabions… L’interface des milieux est sectionnée, ce qui devient une organisation anti-nature de la nature. Nous ne sommes pas dans la nature, mais dans l’urbanisation de la végétalisation. L’écoquartier suggère un mélange dissonant de l’esprit bobo avec une « réfrigérence » architecturale et un urbanisme par blocs à l’envers de toute convivialité villageoise. Il devient très vite le référentiel de ce que les aménagistes doivent penser et les citoyens doivent vivre. L’écoquartier s’inspire d’une certaine zénitude où les gens méditent, mais ne rêvent plus. La méditation est montée en puissance ces dernières années comme un comportement en compensation du stress professionnel, mais pour pouvoir rêver au-delà de la méditation, il faut s’être libéré de toute compensation et des écrans. Nous avons totalement perdu la compréhension du rêve, de sa valeur existentielle, et de ses liens avec la nature réelle, tel que l’a étudié le phénoménologue Gaston Bachelard. Notre coupure du rêve fait corps avec notre coupure à l’égard de la nature. L’écoquartier ne fait pas rêver, parce que trop esthético-fonctionnel, il n’a pas d’intimité. Conçu par des logiques d’opportunisme de marché tirant profit de besoins criards, il ne répond nullement à une compréhension visionnaire et psychosociale du monde du travail et de la condition humaine.

Le déracinement des populations dans des lieux déracinés : la priorité des priorités à prendre en compte !

Nous encourons un très grave danger dans l’avenir proche du Grand Paris : il s’agit du déracinement humain dans des lieux déracinés amplifié par la densification et les comportements de masse. C’est une bombe à retardement. Le Grand Paris devient semblable à une étoile en fin de vie : une géante rouge qui a perdu son rayonnement tandis que tout ce qui vit autour s’y consume et disparaît. Il faut prioritairement comprendre comment et pourquoi…

Les écoquartiers ne répondent en rien à ce problème. La démolition paysagère des étangs de Corot et l’abattage d’arbres pluriséculaires dans le bois de Fausses-Reposes retirent les derniers lieux antidotes de ce mal-être en fermentation sans que l’on soit conscient de l’énormité de l’erreur en cours. Quand on aura vu cette erreur, notre descendance se repentira sans doute à notre place, sur plusieurs générations, si on lui permet malgré tout de comprendre les rapports de causes à effets.

Il est bien plus urgent de ne pas abattre les vieux arbres de Fausses-Reposes, des espaces verts, des voiries ombragées, et des autres forêts périurbaines de Paris que de planter dans des quartiers rénovés le catalogue exotique des pépiniéristes sans compréhension de ce qui fait localement sens ou pas sens, en termes de biodiversité et d’écosystème indigènes. L’écoquartier est un melting-pot de nature émigrée où tout rapport empirique au lieu est brouillé. Outre la « bétonictature » des cités, la ville de demain pourrait devenir dans le moins mauvais des scénarios, un écoquartier mondialisé déraciné dissolvant à son tour l’identité des régions et des territoires. C’est déjà un fait alarmant car tous les écoquartiers de demain se ressembleront de la Baltique à la Méditerranée comme les zones industrielles et commerciales qui ceinturent déjà nos villes.

On ne peut voler la maturité des écosytèmes et des paysages au temps nécessaire à la croissance des arbres. On dirait que faute à pouvoir le faire, les nouveaux managers du BTP s’empressent à vouloir détruire ces paysages référentiels dont ils ne pourront jamais soutenir l’équivalence dans leurs écoquartiers, sauf à penser la ville sur des temps pluriséculaires ainsi qu’aux populations de patienter au-delà du vivant de chacun pour les voir se faire d’eux-mêmes. C’est s’ouvrir bien au-delà des intérêts financiers, des humeurs temporelles et des politiques éphémères. Aussi, les professionnels du territoire, toutes spécialités confondues, paraissent mus par un racisme du vieil arbre, et des stades matures de forêt en dénigrant l’efficacité incroyablement supérieure des arbres âgés à être des climatiseurs naturels en milieu urbain, et les forêts matures à être des stations d’épuration de la pollution de l’air avec des niveaux de performance bien supérieurs aux écoquartiers, sans omettre leur pouvoir de régulation hydrique.

Mais surtout, n’oublions pas que l’être humain ne peut enraciner sa sensibilité, uniquement que dans des paysages dont la durée de vie organique outrepasse de très loin l’espérance d’une vie humaine. Il y a une ignorance inouïe de la valeur psychologique du recentrement humain dans ces paysages en actuelle destruction. La plus grande des violences ne vient pas des vitrines brisées dans des manifestations de rue, car malgré tout celles-ci peuvent être remplacées rapidement. Elle vient de la destruction de sites paysagers façonnés par des siècles, et des arbres classés « remarquables » prématurément abattus, car leurs pertes sont irremplaçables. Dès lors, ne restent que l’amertume et la prostration comme solution pour les citadins. Là, des professionnels deviennent irrémédiablement responsables sur plusieurs générations et plusieurs siècles. et il serait grand temps à tous de relativiser ce qui est réellement grave de ce qui l’est moins.

Dans les forêts périurbaines on fait disparaître les arbres vénérables. Les « îlots de senescences » demandés par les scientifiques naturalistes sont discrètement remplacés par des « îlots de vieillissement » ne répondant plus à leur rôle de support de la biodiversité forestière, Dès lors, un subterfuge sémantique renvoie la confusion. à l’ignorance.

 

L’art s’exprime selon ce que les banques ont pensé avant lui, et c’est à ce seul titre qu’on lui permet d’exister.

Il est particulièrement intéressant d’observer la place assignée de l’art dans les nouveaux urbanismes. Ainsi utilise-t-on le street art pour cautériser la vue des chantiers et des urbanismes hyper-minéralisés. Lui est décerné un rôle connexe à la végétalisation des quartiers. Les artistes sont employés par des opérateurs technocratiques dans un but de compensation du paysage urbain, mais trop rarement consultés en amont des projets, encore moins assimilés dans un questionnement de rapport humain/nature à retrouver. Évidemment, dans ce registre on s’adresserait moins à des illustrateurs de BD en plein air, et davantage à des poètes inspirés et des visionnaires…

L’art du paysage n’est plus pensé par l’esprit de l’art mais par l’ingénierie urbaine, en regard de quoi les artistes sont relégués à une déco de strapontin au service de la compensation. En étant devenu un « tiers-professionnel » sous les bonnes grâces d’un mécénat partial et directif, l’art est détourné de son véritable service et de sa vocation.

* Président de Forêt Citoyenne – www.foretcitoyenne.org