Se promener dans la forêt du Grossmann, au cœur des Vosges moyennes gréseuses, revient à parcourir un cimetière. En effet, cette zone fait partie d’un ensemble où a longtemps vécu le grand tétras, ou coq de bruyère.
par Jean-Claude Génot (*)
Nos forêts vosgiennes ont été et sont toujours malmenées pour les besoins insatiables des hommes. Naturellement feuillues, elles ont été massivement enrésinées. Les plantations rectilignes ont remplacé les forêts désordonnées et le rajeunissement est si important que les arbres vénérables sont devenus des perles rares. Dans cette vaste forêt exploitée, il existe encore quelques lieux épargnés où j’aime me promener. Parmi eux le site du Grossmann, d’une centaine d’hectares, est tout à fait particulier.
Située dans les Vosges moyennes gréseuses, la forêt du Grossmann s’étend au-dessus de 900 m d’altitude sur une crête qui marque la limite entre Moselle et Bas-Rhin. Son sommet en table atteint 986 m ; il est formé de blocs de conglomérat, un grès contenant des cailloux. Le relief est en pente douce côté lorrain et abrupt côté alsacien, du fait de la formation du fossé d’effondrement rhénan. Exposé au nord-ouest, le Grossmann est soumis à un climat montagnard et il est rare de s’y promener sans aucun vent. J’apprécie ce lieu parce qu’il est composé d’une mosaïque d’habitats naturels et artificiels qui ont en commun d’être en libre évolution depuis des décennies.
Il y a un ancien pré-bois avec des gros sapins pectinés, des hêtres et des phases pionnières avec du bouleau verruqueux, du sorbier des oiseleurs et de l’alisier blanc. Cette chaume n’a pas subi le sort d’autres pâturages reboisés car l’administration des eaux et forêts a décidé de la laisser en libre évolution en 1920. Des petites zones tourbeuses de pente où pousse le bouleau pubescent font une transition vers des plantations âgées d’épicéas avec du bois mort. Ces plantations ont été réalisées par l’administration forestière allemande à la fin du XIXe siècle suite à des tempêtes.
Ces pessières côtoient de splendides hêtraies-sapinières à très vieux bois avec des sapins de 200 à 250 ans et de nombreux vieux hêtres morts. Des pins sylvestres ont également été plantés par les allemands ainsi que des pins à crochet dans la première moitié du XXe siècle. Les pins sylvestres forment un improbable « jardin » magique où ces arbres rabougris et de faible hauteur, soumis au vent, au gel et à la neige, ont souvent cassé leurs cimes et poussé n’importe comment.
Hormis les arbres aux formes inhabituelles, le bois mort sur pied et l’ambiance montagnarde, on voit ici et là les traces des sangliers et des cerfs, très présents sur ce massif. J’y viens deux à trois fois par an depuis une quinzaine d’années et j’ai eu l’occasion de lever une ou deux bécasses des bois, d’entendre le cri rauque du grand corbeau, le chant de huppe de la chouette de Tengmalm en pleine journée d’un mois d’avril, les chip chip perçants des becs croisés des sapins et à une seule occasion le cri grinçant d’un casse-noix moucheté, plus fréquent sur le massif du Donon situé plus au sud. Il y a quelques années un lynx nommé Van Gogh à cause de son oreille fendue a fréquenté ce secteur et il y a toujours l’espoir d’en surprendre un en parcourant la forêt. J’y ai dormi sous une roche en grès transformée en grotte, dite grotte des Russes, en référence aux prisonniers russes utilisés par l’armée allemande durant la Première Guerre mondiale pour construire une route dans le massif du Donon.
Mais se promener dans la forêt du Grossmann, revient à parcourir un cimetière. En effet, cette zone fait partie d’un plus grand ensemble d’une crête où a longtemps vécu le grand tétras ou coq de bruyère. A l’époque allemande, le Grossmann faisait partie d’une réserve de chasse aménagée pour le tir du grand tétras et du cerf, deux espèces de gibier impérial. Ce sont d’ailleurs les forestiers allemands qui ont probablement planté les pins sylvestres et les pins à crochet dont le grand tétras raffole des aiguilles en hiver. Dans les années 60, il y a même eu une douzaine de coqs au moment des parades sur le sommet du Grossmann. C’est mon vieil ami André qui m’a guidé ici pour la première fois et m’a raconté avec passion ses multiples sorties pour observer le grand tétras pendant près de trente ans. Il m’a livré son carnet d’observations, un témoignage précieux sur la disparition progressive d’une espèce. Ainsi notait-il le 22 avril 1982 : les deux coqs se sont battus très violemment, au début face à face, bec à bec, ils s’attrapent du bec. C’est celui du haut qui a attaqué, comme hier. Les coups d’ailes étaient très forts. Cela fait un bruit sonore : clac, clac, les queues sont en roue. Mais aucune poule ne s’est manifestée : ni vue, ni entendue. Et puis tristement, il a fait le constat de ses premières observations en 1974, des années 80 les plus glorieuses, puis de son dernier coq vu en 1994 et enfin le dernier indice d’une poule découvert en 2004. Il est difficile de se résoudre à la disparition d’une espèce qu’on a vu s’éteindre progressivement et André a toujours conservé une nostalgie de cette période où il bravait le froid pour venir assister à la parade du grand tétras. Entre le sommet du Grossmann et celui du Schneeberg, situé 8 km plus au nord, il y avait probablement une centaine de coqs au siècle dernier sur cette crête, encore une vingtaine en 1989 et à peine deux individus dix ans plus tard. Que s’est-il passé ?
Dans les Vosges, le grand tétras apprécie les forêts âgées situées en crête. Or ces vieilles hêtraies-sapinières ont été brutalement rajeunies par coupe rase à partir de 1969. De plus, aucune régénération naturelle n’est apparue, notamment les semis de sapin, à cause de la forte densité de cerfs. Elles ont été également remplacées par des plantations d’épicéas. Ainsi les places de chant les plus importantes étaient sur les crêtes. Le recul de l’espèce s’est fait progressivement : d’abord par abandon des crêtes latérales et des zones à basse altitude puis par repli vers les meilleurs sites sur la crête principale. Les biotopes favorables se sont retrouvés isolés au milieu d’une matrice de coupes à blanc et de jeunes forêts. Les routes forestières ont également favorisé la pénétration humaine et le dérangement. Un vieux forestier en retraite qui fut en poste dans cette forêt dans les années 60 se souvient de l’absence de route et de certains hivers où il vivait sans contact avec l’extérieur durant 2 à 3 mois : une autre époque ! Enfin la chasse au grand tétras, quand elle était autorisée (quatre coqs par an étaient tirés au Grossmann jusqu’en 1974), a duré trop longtemps selon l’avis de certains naturalistes et juste avant l’interdiction certains chasseurs en auraient tiré trop.
L’apogée du grand tétras a coïncidé avec le déclin du pâturage sur les chaumes, le moindre dérangement par l’absence de route, l’étendue des hêtraies-sapinières multiséculaires sur les crêtes inexploitables par manque d’accessibilité, l’élimination des prédateurs du grand tétras par tir ou par piégeage (renard, martre et autour des palombes) et la plantation à l’époque allemande de pins pour le nourrissage hivernal de l’espèce. On peut même supposer que l’homme a favorisé un temps le grand tétras en tant qu’espèce chassable. En écologie, il y a souvent de multiples facteurs qui agissent en synergie pour précipiter le déclin d’une espèce.
Mais c’est la disparition de son principal habitat qui a porté un coup fatal au grand tétras. Ainsi, autour du Grossmann, près de 350 hectares de vieilles hêtraies-sapinières ont été coupées à blanc entre 1969 et 1992. Il reste un reliquat de quelques hectares de ces forêts dans le site du Grossmann que je ne manque pas de visiter car on y trouve une des places de chant du grand tétras. Il m’arrive d’ailleurs de fermer les yeux et d’imaginer le rituel de la parade du coq avec son fameux chant telep telep qui se termine par un bruit sonore de tire-bouchon.
Personne n’a rien fait pour éviter cette régression ? Bien sûr que non ! D’abord il existe un Groupe Tétras Vosges qui organise le suivi des places de chant, dont celles du Grossmann à l’époque. Mon ami André en a fait partie et il a passé des jours et des soirées à échafauder des stratégies pour éviter le pire, à écrire des courriers aux ingénieurs de l’ONF qui « régénéraient » ces vieilles forêts et constater impuissant les dérangements d’une battue ou de la pratique du ski de fond. Ce directeur d’école au ton calme et mesuré, adjoint au maire de sa commune, a dénoncé des travaux de coupe sur une place de chant en les qualifiant de « crime écologique » dans un courrier destiné au chef de centre de l’ONF dont dépendent ces forêts. Il a vécu les débats animés entre naturalistes sur une possible réintroduction du coq dans les années 90 afin d’éviter l’extinction locale.
Pourtant, une réserve biologique domaniale a été créée en 1983 sur une surface de 1567 hectares, intégrant la crête et les derniers peuplements âgés les plus favorables au grand tétras. Cette réserve du Grossmann, dite dirigée, a permis aux gestionnaires de croire que l’homme pouvait favoriser le grand tétras en créant des clairières, des couloirs d’envol et des forêts irrégulières. En fait, les clairières se referment vite et les coupes d’irrégularisation fragilisent les peuplements face aux tempêtes qui agrandissent les zones ouvertes. Ces travaux n’ont pas permis de stopper le déclin du grand tétras car leur impact est limité par la dynamique de la végétation. Par contre, les vieilles forêts qui sont les habitats les plus favorables se renouvellent très lentement et sont généralement classées en parquets d’attente (attente d’une coupe bien sûr). Ils auraient pu justifier d’une mise en réserve intégrale. Mais hélas, cette zone est située dans une forêt domaniale où les habitants bénéficient de droits d’usage depuis le XVIIe siècle. Même s’ils ne s’appliquent plus concrètement sur le secteur du Grossmann, le gel définitif de toute coupe prévue dans une réserve intégrale était juridiquement impossible. Finalement, l’ONF a retenu la solution de créer des îlots de sénescence dispersés dans la réserve biologique là où sont les peuplements irréguliers âgés dont la crête du Grossmann sur une centaine d’hectares.
Une association nommée pour la circonstance SOS Tétras a tenté de réintroduire cet oiseau, contre l’avis des experts de l’espèce et de nombreux naturalistes estimant que le milieu ne s’y prête plus. Les lâchers ont eu lieu plus en amont du Grossmann sur la crête du Schneeberg, autrefois habitée par le coq. Une cinquantaine de coqs d’élevage ont été lâchés entre 2007 et 2010, sans aucune étude préalable ni aucun suivi sérieux. Il n’y a eu aucun survivant car si le grand tétras est facile à élever, il est beaucoup plus difficile à réacclimater dans la nature. Trop de sangliers, trop de cerfs, aucun grand prédateur pour disperser les ongulés et réduire le nombre des petits carnivores susceptibles de s’en prendre au coq, trop de zones ouvertes par les diverses tempêtes et les attaques de scolytes dans les pessières. Une étude a montré que les trois quarts des habitats sont de qualité médiocre à nulle pour le gallinacé, et notamment la couverture de la myrtille insuffisante, la hauteur de la végétation herbacée trop basse et la couverture de la canopée bien trop ouverte.
Cela fait vingt ans maintenant que le grand tétras a disparu de ce secteur. Se promener là-haut en croisant un de ses anciens perchoirs ou en parcourant une de ses dernières places de chant revient à traverser son cimetière. La forêt est là, mais lui, ne l’est plus. Les derniers grands tétras des Vosges sont bien trop loin et eux-mêmes en déclin pour réinvestir cette zone. La réserve biologique et les îlots en libre évolution servent à bien d’autres espèces (chouettes de montagne, pics, chats sauvages, chauves-souris, insectes et champignons liés au bois mort). A l’image de plaques apposées sur certaines maisons où vécurent des personnages célèbres, une pierre à la mémoire du grand tétras qui a vécu dans ces forêts pourrait être érigée en bordure du sentier pédestre qui longe la crête du Grossmann. Cela éviterait l’amnésie environnementale et aurait certainement fait plaisir à mon ami André qui nous a quittés l’an dernier.
(*) Ecologue
Références
Jean Poirot. 2010. Proposition pour une zone de non-gestion volontaire dans la RBD du Grossmann. Tétrarchives. 8 pages.Jean Poirot. 2010. Proposition pour une zone de non-gestion volontaire dans la RBD du Grossmann. Mirabel. LNE. 22 pages
Je rends hommage à André Uhrweiller qui m’a confié ses observations de grand tétras et m’a guidé dans la forêt du Grossmann.
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