Notre ami Alain Hervé est mort, l’écologie en deuil

Né en 1932, Alain Hervé est mort le 8 mai 2019. C’était un pionnier de l’écologie, il était radical, il était notre ami. Il avait fondé la branche française des Amis de la Terre en 1970 et supervisé le hors-série du Nouvel Observateur en avril 1972 : « La dernière chance de la Terre ». À partir de 1973, il dirigeait le mensuel écologique Le Sauvage. Lors de la candidature de René Dumont à la Présidence de la République en 1974, il a été responsable du bureau de presse. Il avait relancé Le Sauvage sur Internet et écrit de nombreux livres, dont Le Paradis sur Terre, le défi écologique. Il s’était confié à nous en 2011.

 

Propos recueillis par Michel Sourrouille

Quelle est l’origine de ton engagement écologiste ?

Ma vocation remonte à l’enfance. Je suis né à Granville, en Normandie, les pieds dans l’eau. J’ai toujours souffert de l’environnement urbain, de l’enfermement dans le métro, dans un bureau. J’ai pendant trois ans parcouru les tropiques à bord d’un voilier : l’homme est un animal des latitudes chaudes qui s’est exilé dans le froid. Il a alors été obligé d’inventer des techniques qui nous ont menées là où nous en sommes actuellement… Je ne crois pas du tout au progrès technique qui a entraîné cet âge industriel qui sévit sur notre planète et la ravage.

Une autre origine de ma sensibilité écologique, c’est ma participation aux jardins potagers que mon père avait entrepris pour nous nourrir pendant la Seconde Guerre mondiale. J’aimais retourner la terre, planter des légumes et des arbres fruitiers, écraser les doryphores…

Ta vision actuelle de l’écologie ?

Nous sommes tous écologistes, nous n’avons pas le choix, nous devons tous respirer, déféquer. C’est une évidence. C’est beaucoup plus qu’une approche de droite ou de gauche, il s’agit d’une vision globale de l’univers dans lequel nous sommes. Nous sommes conscients des limites. Il faut observer, comprendre et se conformer aux lois de la nature.

Mais les Trente Glorieuses sont en fait trente désastreuses. En 1967-68, j’étais journaliste à la FAO, j’en ai démissionné au bout de six mois. J’ai compris qu’ils menaient une politique criminelle. Le marché mondial a détruit l’agriculture vivrière traditionnelle pour installer les monocultures du coton, du café, du maïs, du soja, du cacao… pour l’exportation. Les personnes chassées de leurs terres peuplent les banlieues de capitale bidon où ils meurent. J’en arrive à penser que ce génocide de millions de paysans est similaire à la Shoah.

Tu crois donc à la catastrophe ?

L’abus de la nature a atteint sa limite létale. Je me pose la question (futile) de savoir si elle aura lieu de mon vivant… Mes amis millénaristes Pierre Samuel, Teddy Goldsmith ou André Gorz sont morts avant que la catastrophe qu’ils avaient annoncée advienne.

La catastrophe peut servir de pédagogie et déclencher une prise de conscience. Mais la mémoire de l’humanité est extrêmement courte, nous cultivons un opportunisme de l’immédiat, nous n’apprenons rien de notre passé. Ni la retraite de Russie, ni Tchernobyl ne nous ont rien appris. Fukushima pourra peut-être servir de catharsis, surtout si Tokyo devait être évacué. Car il faudra que le drame aille très loin pour que les hommes abandonnent leur utopie technicienne.

Que faut-il changer ?

L’écologie n’est pas une prise de position religieuse ou politique, c’est admettre que nous sommes de simples éléments de la nature, c’est une nouvelle philosophie. Il nous faut abandonner notre anthropocentrisme pour ressentir profondément notre appartenance à la communauté des vivants. L’humanisme qui donne la priorité absolue à l’homme ne me satisfait absolument pas. L’humanisme devrait consister à nous faire accéder à des stades supérieurs d’intelligence de la coévolution.

Sinon nous devenons des destructeurs terrifiants, nous enfantons beaucoup plus de Hitler que de Mozart. Il y a une écologie superficielle qui perpétue l’anthropocentrisme, qui dit que la planète est en danger, qu’elle nous appartient. On fait des parcs naturels, ce sont des alibis pour répandre la merde autour. L’homme a été doté d’une capacité de transformation trop brutale de l’environnement. Nous sommes devenus des dictateurs assassins du vivant. Nous échappons aux régulations naturelles comme les épidémies. Pasteur a conjuré la mortalité infantile naturelle. Il ne savait pas qu’il contribuait ainsi à rompre l’équilibre démographique. Maintenant le milliard d’hommes qui naissent et meurent affamés n’accède plus vraiment à l’état humain, il en reste à un état infra-animal.

N’as-tu pas l’impression d’exagérer ?

On peut me traiter d’antihumaniste ; le politiquement correct est devenu une peste intellectuelle. Je me fous complètement de la réputation qu’on peut me faire, je vais bientôt mourir, j’ai atteint l’âge de la liberté. Le progrès social, l’égalitarisme et la démocratie ne peuvent advenir avec le pullulement humain.

Cette chronique de mars 2011 était parue sur lemonde.fr. Extrait de nos archives : Alain Hervé, une figure historique de l’écologie.