Sauvons la luzerne !

Voici le compte-rendu du voyage de presse AJE/JNE à Vitré (35), les 5 et 6 juillet 2012.

 

par Roger Cans

 

Nous sommes huit à l’arrivée sur le quai de la gare de Vitré, le 5 juillet. Huit journalistes hébergés dans un superbe hôtel de charme, ancien moulin sur la Vilaine à Châteaubourg. Avant le dîner, nous visitons le parc planté de cèdres, de séquoïas et de magnolias. Dans ce magnifique écrin de verdure, un peu humide alors, sont exposées des œuvres d’art. Une installation retient l’attention : une trentaine de mannequins montés sur de vieux vélos, formant une fantastique cavalcade. Soirée conviviale seulement.

 

Le travail ne commence réellement que le lendemain 6 juillet à Domagné, où nous rejoignent en voiture cinq autres journalistes locaux. A l’arrivée sur le site industriel, nous sommes saisis par une odeur un peu âcre, résultant de trois activités voisines : la cidrerie Loïc Raison, une station d’épuration des eaux et l’usine de déshydratation de luzerne, dont les deux cheminées crachent une abondante vapeur et un peu de fumée. On nous distribue d’emblée des vestes fluo pour la sécurité, car l’usine est constamment parcourue par des camions chargés de luzerne et d’énormes engins de manutention qui vont dans tous les sens.

 

L’usine de déshydratation, en saison, fait les 3×8, car les deux fours de séchage ne doivent pas s’éteindre. La cinquantaine d’agents qui y travaillent, dont 34 permanents, enfournent la luzerne et surveillent la déshydratation 24 heures sur 24. Le carburant, naguère entièrement fossile, est aujourd’hui à 55 % constitué de biomasse, c’est-à-dire de déchets de bois de provenance locale et de tiges d’herbe à éléphant (Miscanthus gigantea), un végétal de grande taille (jusqu’à 3 m de haut) cultivé par certains adhérents de la coopérative (400 hectares). Un hectare de miscanthus équivaut à 7.500 litres de fioul et permet de sécher 2 hectares de luzerne. Un des deux fours fonctionne encore au charbon pur (45 % de la ressource totale) ou en mélange avec la biomasse. L’hiver, l’usine sèche des déchets de bois pour faire des granulés qui sont vendus aux chaudières collectives ou aux particuliers. Ses toits sont équipés de panneaux solaires (1.200 m2).

 

Appelée Coopédom (Coopérative de Domagné), l’usine est donc la propriété commune d’un millier d’adhérents locaux, dont 700 exploitants en activité qui cultivent la luzerne pour l’alimentation de leur bétail (85 % d’élevage laitier). Lorsqu’elle a été créée en 1969, la coopérative visait à mutualiser le matériel nécessaire à l’élevage laitier. Aujourd’hui, elle n’a qu’un objectif : valoriser la ressource locale pour fabriquer le meilleur produit. « Pour nous, dit le président de la coopérative, Philippe Etienne, l’essentiel est de valoriser le territoire et d’assurer son autonomie. Qu’il s’agisse de la luzerne ou du combustible, presque tout vient d’un périmètre de 35 km autour de l’usine ».

 

Sur les 700 adhérents actifs, qui sont en GAEC ou en exploitation familiale, 42 ont sauté le pas du bio (cultures et élevages). La luzerne, qui capte l’azote de l’air comme toutes les légumineuses, ne nécessite aucun engrais ni produit phytosanitaire. Seul le désherbage après les semailles fait appel à la chimie, car la jeune luzerne ne supporte pas la concurrence. Mais cela ne se produit qu’une fois en quatre ans, car la plante reste en place durant quatre saisons et permet quatre ou cinq fauches par an. Lorsque la terre est retournée en fin de cycle, le sol est gorgé d’engrais azoté naturel, qui ne se libère que très lentement, sans polluer l’eau.

 

Pour la récolte de la luzerne, les exploitants s’en remettent entièrement à la Coopédom, qui fournit les semences, le désherbant, établit le programme des fauches et gère le matériel d’exploitation. Un matériel lourd, qui comprend les faucheuses, les andaineuses (qui mettent la luzerne coupée en andains, c’est-à-dire en lignes), les ensileuses, qui ramassent les andains et les déchiquètent, et enfin les camions benne pour le transport. Ce matériel demande beaucoup d’entretien, effectué sur place à l’usine de Domagné. Chaque exploitant récupère sa production, car les lots sont étiquetés avec indication du numéro de « chantier » (le champ de luzerne en fauche). La luzerne déshydratée se présente sous deux formes : granulés ou balles de foin comprimé pesant 700 kilos. Les éleveurs bio récupèrent des granulés bio. Les fauches et le circuit de ramassage par camions sont étudiés pour faire le moins de kilomètres possible.

 

Un point délicat est le « préfanage », c’est-à-dire le temps laissé à la luzerne fauchée sur place pour qu’elle sèche à l’air libre avant la mise en andains et la récolte. Car si le préfanage est trop court ou modifié par la pluie, on récolte trop humide, ce qui rend le séchage industriel plus coûteux. Si le préfanage est trop long ou accéléré par le soleil, on risque de perdre une partie des feuilles sèches de la plante lors de la mise en andain. Or la matière nutritive de la luzerne se concentre dans les feuilles. Il est donc essentiel de les conserver. Les tiges, elles, ont une valeur nutritive moindre, mais elles fournissent les fibres dont les estomacs des ruminants ont besoin pour bien digérer.

 

L’usine de Domagné exploite quelque 2.000 hectares de luzerne, 2.500 hectares de graminées et un bon millier d’hectares de maïs à ensilage, ce qui fournit bon mal an 40.000 tonnes de produits finis. La luzerne donne en effet 12 tonnes de matière sèche à l’hectare, ce qui est moins que le foin de graminées, mais bien plus que le soja, qui ne donne que 800 kilos de matière sèche à l’hectare ! La tonne de produit fini est facturée 30 euros à l’adhérent, prix forfaitaire du traitement. En 2010, la sécheresse a mis la coopérative en déficit. Elle devrait se rattraper cette année.

 

La visite se termine chez des fermiers bio de Domalain, Franck et Véronique Rousset. Un héritage familial de 40 hectares aujourd’hui 100 % bio. La luzerne et l’herbe fournissent les protéines dont les 35 vaches ont besoin pour leur lait, avec un peu de maïs « pour l’énergie ». Les Rousset sont donc complètement autonomes pour leur production laitière. Ils ne recourent à l’extérieur que pour leurs 180 porcs, achetés sevrés puis élevés sur paille et nourris avec des compléments alimentaires bio. Ils vendent leur charcuterie bio sur commande ou en vente directe à la ferme.

 

Pourquoi la luzerne ?

 

Pour éclairer notre lanterne sur les bienfaits de la luzerne, il est fait appel à Eric Guillemot, directeur de COOP de France Déshydratation. Il rappelle d’abord que, en 1970, la France cultivait encore 1 million d’hectares de luzerne, alors qu’elle n’en cultive plus que 300.000 hectares aujourd’hui, dont 70.000 hectares pour la déshydratation (en Champagne surtout). Pourquoi cette dégringolade ? Tout remonte à 1973, lorsque le président Nixon a décidé l’arrêt des exportations de soja américain. L’Europe a réagi en lançant un « plan protéines » favorisant la culture du colza, du tournesol et du soja. Mais pas la luzerne, qui fournit pourtant jusqu’à 23 % de protéines par kilo de matière sèche.

 

En France, on se rabat aussi sur les protéines animales, les fameuses « farines animales » fabriquées à partir de déchets d’abattoirs et de carcasses d’animaux passées par l’équarrissage. Après le déclenchement chez les vaches de la maladie ESB, en 1999, on interdit les protéines animales pour les bovins et on en revient aux protéines végétales. Mais pas à la luzerne, que la PAC n’aide plus du tout depuis cette année. De sorte que des usines de déshydratation ont dû fermer, y compris en Champagne.

 

Certains de nos voisins, heureusement, n’en sont pas là. Le premier producteur de luzerne déshydratée reste l’Espagne, suivie par l’Italie, qui produit aussi de la luzerne séchée au soleil. La France, producteur historique, n’arrive plus qu’au troisième rang en Europe, juste avant l’Allemagne, où l’on trouve surtout de l’autoproduction. Aux Pays-Bas, la production baisse et elle est en chute libre au Danemark. Pourtant, la luzerne, parfois mêlée au trèfle et aux graminées, constitue un milieu écologique remarquable où, en quatre années successives de pousse, affluent les oiseaux, les papillons et les abeilles. En se convertissant à la biomasse, l’industrie de la déshydratation a économisé 100.000 tonnes de CO2. Cela a valu à COOP de France de toucher 8 millions d’euros entre 2008 et 2012.