Autour du film « La perle de la taïga » sur Arte, souvenirs entre taïga et Berezina

Un film allemand intitulé Les perles de la taïga * est passé récemment sur la chaîne franco-allemande Arte. Ce film tourné en 2021 présente la réserve naturelle de Berezinsky, une réserve de biosphère située en Belarus où je me suis rendu 20 fois entre 1992 et 2016 pour des séjours d’une à deux semaines dans le cadre d’une coopération scientifique sous l’égide du programme Homme et Biosphère de l’UNESCO.

par Jean-Claude Génot, écologue

Les images ont ravivé de merveilleux souvenirs car ce territoire d’environ 90 000 ha possède des écosystèmes uniques comme des tourbières acides, des lacs glaciaires, une mosaïque de forêts et la rivière Berezina. Berezinsky, située en plaine, abrite la faune sauvage que nous avons perdu il y a fort longtemps comme le bison et l’élan ou que nous avons beaucoup de mal à maintenir comme les grands prédateurs (ours, lynx, loup), sans parler du castor, de la loutre, du grand tétras, du tétras lyre, des aigles pomarin et criard, du balbuzard pêcheur, des chouettes de l’Oural et lapone, de la cigogne noire, de la grue cendrée et des pics tridactyle et à dos blanc. Où trouver à l’ouest un endroit où les traces d’un loup croisent celles d’une loutre sur la neige ? Où entendre à l’ouest la parade des tétras lyres en même temps que les cris des grues cendrées et le chant d’une chouette chevêchette ?

La Berezina, avec ses nombreux méandres, longe la bordure occidentale de la réserve sur près de 110 km © J.C. Génot

Au début du film, on suit Sasha, un jeune scientifique, qui part à la recherche d’un nid de balbuzard pêcheur et pour cela doit traverser des marécages puis progresser dans une tourbière acide pour enfin s’approcher du pin sylvestre où se trouve le nid. « Je me souviens d’une matinée d’avril au cours de laquelle j’accompagne Igor, l’ornithologue de la réserve. Nous voilà partis pour aller observer une aire de balbuzard. Les premiers mètres semblent faciles parce que la bordure de la tourbière est moins humide, mais aussitôt arrivé dans la zone en dépression le sol devient mouvant. Très vite, chaque pas est un effort pour, d’une part, retirer son pied transformé en ventouse, et d’autre part, le lever suffisamment haut pour éviter les nombreuses buttes de végétation. Pendant ce temps-là, Igor, plus mince et plus entraîné que moi, se déplace avec une légèreté décourageante. L’écart se creuse entre nous et je ne dois qu’à mon endurance physique de ne pas le perdre complètement de vue. Tout va mieux quand enfin je comprends qu’il ne faut pas faire de grands pas sous peine de s’enfoncer, mais au contraire des petits afin d’avoir une meilleure portance au sol. Au bout d’une bonne demi-heure de marche, nous arrivons enfin près d’une zone occupée par des pins clairsemés. Igor paraît tout à fait frais tandis que je suis couvert de sueur. Le balbuzard n’est pas au nid, mais perché non loin de là. Il s’envole à notre approche et tourne au-dessus de nous. L’aire est sur un pin entièrement sec à une hauteur d’une dizaine de mètres seulement. Igor souligne la difficulté pour l’aigle pêcheur de trouver des arbres stables dans ces vastes tourbières tranquilles car les pins ne sont jamais gros ni solides. Ils dépérissent rapidement et sont renversés par le vent. A chaque fois, le balbuzard doit donc reconstruire son aire. La tranquillité a un prix pour cet hôte prestigieux des tourbières. » Puis Sasha utilise un drone pour aller voir la ponte dans le nid. Il souligne qu’avant l’usage de cet outil, les ornithologues grimpaient aux arbres. Je l’ai vu faire par plusieurs ornithologues. La technique consiste à prendre deux griffes qu’ils attachent à leurs chaussures et, munis d’une corde, enlacer le tronc d’un gros chêne ou pire d’un épicéa (avec beaucoup de branches basses, ce qui complique l’affaire) pour se hisser à vingt mètres du sol et vérifier une aire d’aigle ou d’autour, récupérer des restes de proies, des plumes et prendre éventuellement une photographie.

Les tourbières sont les milieux de Berezinsky ayant le plus haut degré de naturalité © J.C. Génot

Le film donne ensuite la parole à Denis, qui explique l’importance des tourbières. Elles sont l’un des héritages naturels que les glaciers ont laissés derrière eux avec des lacs peu profonds et des moraines qui jonchent les forêts çà et là tels des météorites venues de l’espace. Elles sont une part de l’âme de Berezinsky. Omniprésents, diversifiés et mystérieux, tels sont les marais tourbeux. Infinies, les tourbières le sont puisque la plus grande couvre 11 000 hectares. Peu de naturalistes de nos régions si dépourvues de grands espaces naturels peuvent imaginer ce que cela signifie. Envisager de traverser cette tourbière du nord au sud, en dehors de la période hivernale, tient de la prouesse sportive car le sol spongieux vous aspire à chaque pas. La tourbière piège les étourdis, remplit d’eau l’empreinte de vos pas et fait hésiter les plus déterminés quand son sol devient instable, tel un radeau flottant.

La taïga méridionale de pins sylvestres plus ou moins mélangées de bouleaux et d’épicéas © J.C. Génot

Puis nous suivons deux botanistes de la réserve en train de faire leurs inventaires dans une forêt de pins. « Une matinée de juin en compagnie de Liouba, botaniste de la réserve, j’ai pu découvrir le géranium sanguin, l’arnica, ici en limite d’aire de répartition, la céphalantère rouge, une orchidée du livre rouge de Belarus, la porcelle tachetée, une composée jaune, le pied de chat et la campanule à feuilles de pêcher. Cette forêt de pins est le milieu originel de beaucoup de plantes qui chez nous poussent en lisière de forêt ou dans des milieux ouverts entretenus par l’homme comme le sainfoin ou le trèfle alpestre. Elle cache bien son jeu une grande partie de l’année et livre ses trésors botaniques au printemps dans le sous-bois bien éclairé. A cette occasion, Liouba me raconte qu’un jour où elle herborisait en regardant au sol sans lever la tête, elle s’est retrouvée à quelques pas d’un ours endormi après avoir consommé un élan dont les restes gisaient là. Elle a reculé très lentement puis a laissé l’ours continuer sa sieste : de l’émotion mais pas de peur. »

La parade des tétras lyres © J.C. Génot

Le documentaire montre des images de parades de tétras lyre, l’occasion de me souvenir d’une matinée inoubliable d’avril. « Lever à 1 h 45 pour partir en voiture avec Denis et Youri vers le village abandonné. A l’arrivée je mets mes bottes et nous partons en file indienne à travers les friches et les boisements spontanés de bouleaux. Puis commence une tourbière que je n’ai jamais visitée et où se trouve un petit lac. C’est la pleine lune mais nous utilisons nos lampes frontales pour voir où poser nos pieds car l’eau est profonde. La progression dans la tourbière va durer une heure et la fin du trajet est délicate car il n’y a plus d’arbres pour s’accrocher et le sol nous retient comme une ventouse. C’est là que se trouve la place de chant des tétras lyres. J’ai de l’eau dans une botte quand Youri dit qu’il faut encore 300 m pour arriver aux affûts. Nous arrivons vers 4h du matin à l’affût recouvert d’un filet de camouflage et j’ai peine à croire que nous allons pouvoir entrer là-dedans à trois, assis sur un banc sommaire avec les pieds dans l’eau. A peine installés, les tétras lyres se mettent à chanter alors que nous ne voyons rien. Les roucoulements vont s’intensifier et entourent l’affût. Avec le lever du jour, on distingue mieux les silhouettes des oiseaux : une dizaine autour de l’affût. D’après Youri, on peut compter jusqu’à 17 mâles chanteurs à cet endroit. Cette matinée inoubliable sera marquée par de belles observations : mâles faisant la lyre avec leur queue, des face à face avec des combats et des battements d’ailes, des mâles roucoulant avec leurs ailes pendantes, tournant sur eux-mêmes. Quand une femelle se perche sur un pin, les mâles chantent tournés vers elle. Il gèle sur la tourbière et les tétras ont la goutte au bec. Une grue cendrée se promène non loin des tétras et une bécassine des marais se met à chanter. Vers 8 h 20, les chants s’atténuent ; les mâles s’envolent à la suite des femelles car selon Youri la copulation a lieu à l’écart des places de chant. Puis six mâles reviennent, esquissent des combats, mais l’ardeur n’y est plus, un mâle a même l’air endormi devant l’affût. Finalement tous les mâles s’envolent ensemble et le silence s’installe sur ce lieu unique. Je ne sais pas comment j’ai fait pour rester plus de 5 heures avec un pied mouillé assis sur un morceau de bois assez dur mais les scènes extraordinaires de ces oiseaux magnifiques qu’il m’a été donné de voir m’ont fait ignorer l’inconfort. »

Le documentaire revient sur Sasha, le jeune zoologiste qui vérifiait une aire de balbuzard pêcheur. Cette fois, il cherche des indices de présence d’ours pour mieux cerner la population de Berezinsky. La réserve abrite la moitié de la population d’ours du pays et l’espèce figure dans le livre rouge de Belarus. Cela me rappelle un séjour en automne où on m’a proposé d’aller deux jours dans les forêts alluviales de la Berezina pour tenter d’observer les ours à la recherche des glands. « Nous nous trouvons dans une forêt d’épicéas assez sombre parsemée de chablis quand, soudain, Stass me fait un signe. Là, devant nous, à moins de quarante mètres derrière un rideau d’arbres, trois énormes silhouettes brunes hautes sur patte. Aux jumelles, nous découvrons deux élans femelles et un mâle portant des bois impressionnants. L’observation a duré au moins dix minutes pendant lesquelles nous pouvons nous rapprocher et choisir un bon angle de vue pour apprécier la robe sombre des animaux, leur ventre clair et les bois magnifiques du mâle. Ce dernier a disparu le premier, absorbé par le sous-bois et bientôt suivi par les femelles. Après une telle observation, on ressent un bonheur simple et puissant, celui de partager un instant de vie sauvage, d’être témoin du spectacle immémorial de la nature. Plus loin sur le chemin des chênaies, nous découvrons les premiers indices de présence des ours, d’un ours adulte pour être précis. Il s’est frotté le dos contre le tronc d’un épicéa d’environ quarante centimètres de diamètre. On retrouve des poils bruns chocolat collés à la résine à environ deux mètres de hauteur. Ensuite vient la première crotte laissée par l’ours, semblable à celle d’une vache mais beige clair, preuve d’après Stass que l’ours a mangé des glands. Cette recherche des glands et de tout ce que l’ours peut trouver en automne à se mettre sous la dent lui permet de faire les réserves nécessaires avant l’hiver. Encore plus loin, au pied d’un épicéa, un ours (peut-être le même individu ?) a gratté le sol et a trouvé le couvain d’une colonie d’abeilles souterraines. Puis au pied des majestueux chênes, les feuilles retournées comme le font les sangliers attestent qu’un ours a passé la litière au tamis grossier de ses pattes pour se procurer des friandises. De nombreuses crottes, certaines anciennes, recouvertes de moisissures et d’autres récentes, semblent montrer que le lieu est visité régulièrement depuis la glandée. Enfin, un jeune épicéa a été griffé par l’ours sur un bon mètre et pleure sa résine. Pour un peu cette traque incessante des indices laissés par l’ours nous ferait oublier la splendeur automnale des forêts de Berezinsky. Les jaunes vif et or des bouleaux et des érables planes se mêlent aux tons ocres des chênes et aux teintes rougeoyantes des feuilles de tremble. Le vent fait pleuvoir des milliers de feuilles colorées. Ces chênaies sont parmi les forêts les plus remarquables de Berezinsky avec une grande diversité d’espèces qui se partagent la canopée (tremble, bouleau, chêne, orme, tilleul, épicéa, frêne, érable plane), des arbres hauts, gros et beaucoup de bois mort sur pied ou au sol. Les voûtes laissent passer des rayons de soleil qui font flamboyer les tapis de feuilles d’érable plane, les fougères aigles marron clair et les peuplements denses de la molinie, jaune elle aussi. »

La convivialité biélorusse © J.C. Génot

Le film se termine avec un feu de camp à la tombée de la nuit autour duquel sont réunis tous les protagonistes du documentaire qui discutent et chantent accompagnés d’une guitare. Cela me rappelle les nombreuses occasions de se rassembler dehors, près du village où vivent les personnels de la réserve et leur famille, ou bien les pique-niques improvisés en pleine nature. La convivialité à Berezinsky se résume en trois mots : vodka, sauna et ukha (la soupe aux poissons pêchés dans la Berezina ou dans les lacs). On vit un peu hors du temps à Berezinsky en contact étroit avec la nature, mais beaucoup de choses ont changé par rapport au début des années 90. L’agriculture vivrière dans les villages a décliné au fur et à mesure du vieillissement de la population, ce qui se reflète dans le paysage où la forêt reprend ses droits. Le plastique a fait son apparition et avec lui les déchets abandonnés en forêt. Les téléphones portables ont rendu la vie moins sereine pour les dirigeants de la réserve. Les scientifiques utilisent les nouveaux outils technologiques : GPS, drones et pièges photos. Les gens de la réserve ne sont pas si isolés que cela de la capitale, du Ministère qui les supervise à la mode soviétique et surtout du département des affaires de la présidence, sorte de super-ministère qui chapeaute tous les autres et peut imposer ses directives. Enfin, la situation politique de Belarus et géostratégique actuelle a interrompu les coopérations que Berezinsky avait avec la réserve de biosphère de Kampinoski en Pologne et celle des Vosges du Nord. Pour ma part, je garde des contacts avec les gens de la réserve par amitié et par passion pour ce territoire où j’ai passé des moments formidables au contact des gens et de la nature, entre taïga et Berezina.

* https://www.arte.tv/fr/videos/101360-001-F/les-perles-de-la-taiga/

Photo du haut : avec 718 ha, le lac Palik est le plus grand lac glaciaire de la réserve de Berezinsky © J.C. Génot