A l’occasion des 30 ans d’Octobre Rose, le Réseau Environnement Santé (RES), avec le soutien de la ville de Paris et en partenariat avec Alliance Santé Planétaire, a organisé le colloque « Octobre Rose 2050 : Agir sur les causes environnementales du cancer du sein » le 24 octobre 2024, à l’Académie du climat (Paris). L’occasion d’échanger avec André Cicolella, son président, afin de dresser un état de lieux des connaissances actuelles sur les liens entre cancer du sein et facteurs environnementaux et évoquer les moyens de les intégrer efficacement aux politiques préventives.
Propos recueillis par Mireille Peyronnet
Quels sont les éléments fondateurs de ce colloque ?
En premier, les chiffres. En juin 2024, ont été publiées les données du Global Cancer Observatory pour l’année 2022 sur le cancer dans le monde (1) par le Centre International de Recherche sur le Cancer (CIRC). Stupeur : la France fait partie des pays les plus touchés et est devenue le premier pays au monde pour l’incidence du cancer du sein ! Et cela non seulement tous âges confondus, mais aussi chez les femmes de moins de 50 ans, ce qui signifie que l’explication par le vieillissement ou le « sur-dépistage » n’est pas l’explication. Le Dr Sabina Rinaldi (CIRC, Lyon) révèle que le cancer du sein affecte aujourd’hui 12 709 femmes jeunes (1 cas sur 5), dont 1 sur 14 décède. De 2022 à 2050, le nombre de cas annuels en France évoluerait de 65 700 à 75 400 et celui des décès de 14 700 à 20 100. Ces projections à 2050 sont inquiétantes, en particulier pour les femmes jeunes, de moins de 50 ans aujourd’hui.
En second, une rencontre. Fanny Arnaud m’a adressé son livre Deux montagnes à gravir (Ed. Librinova, 2023), où elle témoigne de la survenue de son cancer du sein alors qu’elle attendait son premier enfant, à l’âge de 36 ans, sans antécédent familial, sans surpoids ni sédentarité, ne consommant ni tabac, ni alcool, à savoir les facteurs de risques « classiques » évoqués dans les campagnes de prévention. « Pourquoi moi ? » et « comment expliquer les cancers qui se développent sans cause apparente ?», interroge-t-elle, rassemblant plus de 1000 femmes touchées par un cancer du sein avant 50 ans qui ont lancé « l’Appel des jeunes femmes » paru dans Le Monde en octobre 2024.
Enfin, un nouveau cadre de réflexion. Dès 2017, une synthèse (2) des connexions entre cancer du sein et environnement suggère de réfléchir aux facteurs causaux du cancer par le prisme de l’exposome, qui intègre l’ensemble des expositions sur la vie entière.
C’est pourquoi nous avons construit ce colloque afin de donner la parole aux scientifiques de tous bords et aux associations de femmes, jeunes, atteintes du cancer du sein ou en rémission, dans ce lieu emblématique de l’Académie du Climat à Paris et introduit par le Pr Ana Soto, professeure d’immunologie de la faculté de médecine Tufts University, de Boston, qui a signé en 1991, avec une vingtaine d’autres scientifiques, la célèbre déclaration de Wingspread (États-Unis), où fut défini pour la première fois le concept d’ « endocrine disruptors », traduit en français (maladroitement, selon le Pr Soto !) par perturbateurs endocriniens (PE).
Que sait-on aujourd’hui des liens entre cancer du sein et facteurs environnementaux, au sens large ?
Pour tous les scientifiques qui se sont exprimés, le lien causal formel avec tel ou tel facteur environnemental sera toujours difficile à obtenir. En revanche, des relations statistiques fortes et des données obtenues chez l’animal sont bien présentes et très parlantes.
Sur un plan général, l’impact des facteurs environnementaux avait déjà été fortement suggéré par le suivi des populations migrantes qui montraient que leur passage d’un pays asiatique (Corée, Japon) à l’Amérique du Nord ou à l’Europe, où le taux moyen est trois fois plus fort que dans le pays de départ, augmentait le risque dans les mêmes proportions. D’autre part, l’hérédité explique une relativement faible part des cancers du sein puisque dans plus de 90 % des cas, il n’existe pas de mutations génétiques préexistantes. Le Pr Patrick Fénichel (CHU de Nice, université Côte d’Azur) pointe l’existence des modifications épigénétiques qui portent sur l’expression des gènes et qui résultent de l’action des facteurs environnementaux.
Plus spécifiquement, concernant les PE, posons d’emblée qu’en France, Santé Publique France les classedans la catégorie « niveau de preuve suffisant » pour le lien avec le cancer du sein, en se basant sur l’étude PEPS’PE.
Chez l’animal, Ana Soto, qui étudie les PE depuis plus de 30 ans, a fourni des données, certes chez la souris, cependant très importantes vis-à-vis du bisphénol A (BPA), un PE que le RES avait fait interdire dans les biberons et qui est totalement interdit présentement en France dans les contenants alimentaires. L’exposition du fœtus au BPA, entraîne chez les femelles obésité, baisse de la fertilité et de la fécondité et …cancer de la glande mammaire. Il est vraisemblable que le cancer du sein non héréditaire de la femme se prépare déjà dans le ventre de la mère.
Les études épidémiologiques apportent des éclairages intéressants. Par exemple, le suivi de la cohorte prospective Française E3N (environ 100 000 femmes françaises, nées entre 1925 et 1950, adhérentes de la Mutuelle Générale de l’Éducation Nationale) a mis en évidence des corrélations fortes avec les taux de deux autres PE : le benzopyrène estimé dans la pollution de l’air par géolocalisation du domicile ou le PerFluoroOctane Sulfonate (PFOS), qui fait partie des dérivés perfluoroalkylés encore appelés perfluorés et « polluants éternels ».
Concernant l’alimentation, le 3e rapport d’expertise du World Cancer Research Fund publié en 2018 a évalué les niveaux de preuve de l’impact des facteurs nutritionnels sur les risques de premier cancer. Elody Traullé (cheffe de projet Réseau NACRe Nutrition, Activité Physique, Cancer Recherche) relève que les niveaux de preuve les plus forts concernent l’impact de l’alimentation sur le risque de cancer du sein, après la ménopause, mais que ces liens sont indirects, via la surcharge pondérale. D’autre part, des associations entre augmentation du risque de cancer du sein et deux familles de marqueurs de l’ultra-transformation, les édulcorants et les émulsifiants, ont été révélés par la cohorte NutriNet-Santé, nécessitant des investigations consolidatrices. Rappelons que la nourriture ultra-transformée (ultraprocessed food, en anglais) est grande pourvoyeuse de PE issus des procédés mêmes de fabrication industrielle.
Concernant l’air, la pollution atmosphérique est un facteur de risque bien documenté. De nos jours, on s’intéresse de plus en plus à l’air intérieur, source, lui aussi, de pollution. Comme l’a souligné Margaux Sanchez (Observatoire de la Qualité des Environnements Intérieur, ANSES), nous passons en moyenne 85 % de notre temps dans des environnements clos et consécutivement sommes exposés à de nombreux polluants dont la nature dépend des caractéristiques du bâti, des activités et des comportements des occupants.
Dès 2006, une première campagne nationale a révélé la présence de polluants dans la majorité des logements avec des concentrations nettement plus élevées à l’intérieur qu’à l’extérieur. On retrouve ici la problématique de l’exposition aux PE. D’autant plus que, dans le contexte de dérèglement climatique, l’élévation des températures moyennes favorise les émissions intérieures de PE.
Quels seraient les leviers d’actions efficaces ?
Le CIRC estime qu’en France, 40 % des nouveaux cas de cancers chez l’adulte liés au mode de vie et à l’environnement sont évitables. Pour réaliser cet objectif, il conviendrait de mieux intégrer les facteurs environnementaux aux politiques préventives.
C’est le sens du soutien que portent les jeunes femmes de l’association Jeune & Rose au projet de proposition de loi sur la création d’un registre national des cancers. Fanny Thaulin, membre du comité de veille scientifique de ce collectif de jeunes femmes touchées par le cancer du sein avant l’âge de 40 ans, l’a bien exprimé. Cartographier les cancers de façon exhaustive et sur l’ensemble du territoire français leur paraît incontournable. La CNAM fournit déjà des éléments en mettant en évidence une différence significative du taux de cancers actifs entre le 1er département (Paris, 7,7‰), et les deux derniers (la Réunion, 4,0 ‰, et Guyane, 3,4‰).
C’est aussi le sens de l’Appel des jeunes femmes qui souhaitent dépasser le discours encore très individualisé en matière de prévention et prônent des actions collectives qui considéreraient la problématique du cancer du sein de façon globale.
Penser globalement les facteurs causaux est primordial. Comme je l’évoquais en introduction, la notion d’exposome devrait perfuser toutes les réflexions en considérant les facteurs toujours en interactions et plus jamais séparément et en intégrant l’ensemble des expositions vécues sur la vie entière, voire sur plusieurs générations. Dans le seul champ de la pollution chimique, une liste de 920 substances, classifiées au regard de leur implication dans l’initiation ou le développement du cancer du sein, a été publiée, en janvier 2024 (3) par le fameux Silent Spring Institute (Etats-Unis). Donc 920 possibilités d’actions concrètes qu’il est possible de mener.
Pour conclure, j’emprunterai une phrase prononcée par le Pr Ana Soto au sujet des liens entre cancer du sein et PE : « Il est grand temps de réaliser que nous disposons de suffisamment de preuves pour réglementer l’exposition aux perturbateurs endocriniens afin d’enrayer l’épidémie de cancer du sein ».
Je dirai qu’il est grand temps d’agir, surtout collectivement, sur les facteurs environnementaux mis en lumière dans ce colloque et prioritairement dans les périodes de susceptibilité, de façon à réduire de façon significative l’incidence des cancers du sein, particulièrement chez la femme jeune. Il y a des premières places que personne ne rêve d’occuper longtemps. Il faut agir aujourd’hui pour éviter que les estimations annoncées pour 2050 ne soient la réalité !
(1) Bray F et al, CA Cancer J Clin. 2024 May-Jun;74(3):229-263
(2) Gray JM et al, Environ Health. 2017 Sep 2;16(1):94.
(3) Kay JE et al, Environ Health Perspect. 2024 Jan;132(1):17002
Photo : André Cicolella © Festival du livre et de la presse d’écologie