Le courlis cendré en Alsace : un oiseau au seuil de l’extinction !

Courlî, keuhlî : ce chant flûté qui a donné son nom à cette espèce de limicole ne sera bientôt plus qu’un lointain souvenir car il ne reste plus que quelques couples nicheurs en Alsace dans des sites très dispersés. La principale cause de cet effondrement est parfaitement connue : une agriculture industrielle et écocidaire qui fait disparaître non seulement le courlis cendré, mais bien d’autres espèces de faune et de flore.

par Jean-Claude Génot *

Le courlis cendré est apparu en Alsace à la fin du XIXe siècle-début du XXe. On estimait sa population entre 300 et 350 couples nicheurs dans les années 1950-1960. Puis le déclin est devenu régulier : 200 à 250 couples en 1975, 110 en 2003, 48 en 2009, entre 30 et 35 en 2015 et 4 couples en 2024 répartis sur plusieurs sites dispersés dont aucun n’a réussi sa nichée. Comment en est-on arrivé là ? Le courlis cendré fréquente des milieux naturels comme les zones marécageuses, les tourbières et les toundras dans le grand nord. En Alsace comme dans de nombreuses régions d’Europe occidentale, il s’est adapté aux prairies humides fauchées de façon extensive. En effet, il apprécie les espaces de végétation basse et pas trop dense pour avoir une bonne visibilité et pour rechercher se nourriture. Ces prairies sur sol humide et meuble sont composées d’espèces à floraison tardive dont la croissance est retardée par la remontée printanière de la nappe phréatique. Cet oiseau au bec recourbé vers le sol est devenu le symbole des rieds. Ried est un terme d’origine alémanique qui signifie roseau et, par extension, tout espace couvert de ces plantes, entouré de prés humides, souvent inondés et exploités traditionnellement en prairies de fauche. En Alsace, de nombreux lieux-dits portent ce nom, même si aujourd’hui le caractère humide du lieu a parfois disparu.

Prairie typique du ried © E. Brunissen LPO Alsace

La richesse biologique des rieds repose sur la présence de l’eau. En effet, tous ces milieux sont parcourus par un important réseau de cours d’eau. Dans certains d’entre eux, issus de résurgences de la nappe phréatique, coule une eau fraîche et claire. Les rieds sont aussi caractérisés par des inondations qui se produisent généralement après les pluies d’automne et lors de la fonte des neiges. Elles sont dues au débordement des cours d’eau, mais des remontées de la nappe phréatique peuvent maintenir les sols inondés après la décrue des rivières. Le rôle de ces zones inondables est très important pour l’écrêtage des crues, pour la recharge de la ressource en eau et aussi pour l’apport régulier des nutriments qui stimulent l’activité biologique du sol. Ces prairies sont entrecoupées de boisements, de bosquets, ou de grandes forêts comme celle de l’Ill. Elles abritaient une grande diversité animale, dont des papillons et des oiseaux (tarier des prés, bruant proyer, pie-grièche écorcheur, vanneau huppé, râle des genêts) et végétale (orchidées, iris de Sibérie, glaïeul palustre, gentiane pneumonanthe).

Le ried est un milieu semi-naturel façonné par les hommes, un paysage culturel selon l’expression allemande (Kulturlandschaft). Il est la rencontre harmonieuse entre culture et nature, à la fois prairie de fauche et zone humide, nourricière des vivants humains et des vivants non humains (oiseaux, mammifères, insectes), inondable et fertile, à vocation agronomique et écologique, bref de l’agro-écologie à haute valeur biologique et culturelle. C’est la résultante moderne d’une longue histoire entre homme et nature à partir de l’implantation des peuples agro-pastoraux du Néolithique dans cette sauvage vallée du Rhin de l’époque.

Ried inondé en hiver © P. Schmidt

La modernisation de l’agriculture et les choix économiques ont transformé ce paysage d’une grande beauté esthétique en une morne plaine dédiée à la monoculture industrielle, notamment celle du maïs. Le déclin des rieds s’est amorcé dès les années 60 et s’est poursuivi jusqu’à nos jours. Au final près des deux tiers de ces milieux ont été supprimés, faisant ainsi disparaître progressivement un des visages de la plaine d’Alsace. Certains oiseaux qui nichaient dans les rieds comme le busard cendré, la bécassine des marais ou le râle des genêts ont déserté les lieux. Cet appauvrissement de la faune et de la flore est lié à la disparition des rieds, mais aussi aux pratiques agricoles appliquées aux prairies : précocité de la fauche, ensilage, utilisation d’engrais. Les prairies semi-naturelles sont ainsi devenues des champs d’herbe.

Malgré les nombreux efforts de sensibilisation menés par les associations de protection de la nature, les actions entreprises à ce jour pour enrayer la disparition des derniers rieds ont montré leurs limites. Des parcelles ont été acquises pour les protéger, via le Conservatoire des Espaces Naturels, mais les superficies, de l’ordre de quelques hectares, restent modestes. Des arrêtés préfectoraux de protection de biotopes ont été pris dans certains sites, et une réserve naturelle régionale dite de l’Illwald a été créée près de Sélestat, intégrant une partie de la forêt de cette commune et les prairies attenantes. Mais ces sites protégés ne représentent que quelques centaines d’hectares.

A quand l’inscription « disparu » sur ce panneau ? © C. Zell LPO Alsace

Quelques communes ont pris des mesures pour conserver des prairies, mais les grandes collectivités (Collectivité Européenne d’Alsace, ou CeA, qui résulte de la fusion des deux conseils départementaux du Bas-Rhin et du Haut-Rhin et Région Grand Est) et l’Etat ne se sont pas encore assez suffisamment investis pour la sauvegarde des derniers rieds. Certes, depuis les années 90, des mesures agro-environnementales ont été mises en œuvre pour maintenir une partie des prairies. En 2015, des mesures agro-environnementales climatiques (MAEc) ont été proposées aux agriculteurs volontaires pour une durée de 5 ans ; elles consistent en des fauches tardives au 1er juillet et au 1er septembre sans fertilisation. Ces mesures sont favorables aux oiseaux des prairies alluviales, mais dans un rapport de la LPO Alsace, l’association fait le constat suivant : « Mais si le cahier des charges des MAEc 1er juillet et 1er septembre répond en théorie aux exigences d’une majorité d’oiseaux des prairies, dans la pratique c’est la surface totale cumulée en fauche tardive, dans un même secteur, qui est souvent insuffisante pour englober l’entièreté des territoires occupés par un couple ou une population d’oiseaux. Les parcelles en fauche tardive sont souvent dispersées dans le paysage des rieds, perdues au milieu de parcelles en fauche précoce ou de parcelles cultivées. » Le courlis cendré a besoin de 10 à 20 ha par couple. Il faut donc une surface minimale de 200 ha de rieds pour maintenir une population d’une trentaine de couples, ce que plus aucun site de la plaine d’Alsace ne peut offrir. Aux effets de l’agriculture industrielle s’ajoutent d’autres causes de régression comme le dérangement par les activités de loisirs et par les sangliers en surnombre qui constituent une menace pour cet oiseau nichant au sol, mais aussi l’évolution du paysage vers le boisement naturel (dans les plaines alluviales d’autres régions de France, les plantations de peupliers ont fait régresser l’habitat du courlis). Il y a actuellement toujours des MAEc mais elles ne pourront vraisemblablement pas inverser le cours des choses par leur effet dispersé. On peut se questionner sur notre modèle de société car payer des agriculteurs pour protéger la nature traduit une civilisation fondée sur la destruction de la nature. Le modèle agricole est à revoir complètement face aux deux défis majeurs du XXIe siècle : le réchauffement climatique et la sixième crise d’extinction de la diversité biologique. La protection des rieds dépend intimement d’une agriculture écologique car ces derniers protègent tout un cortège d’animaux et de plantes, et maintiennent des zones humides, au rôle fondamental en cas de sécheresse, garantissant une certaine qualité de la nappe phréatique, polluée notamment par les pesticides employés pour la culture du maïs.

Le courlis cendré est une espèce chassable en France alors que la population nationale est en déclin depuis les années 1990. La LPO mène un long combat juridique pour protéger cet oiseau migrateur menacé car la France est le seul pays de l’Union Européenne où la chasse du courlis est autorisée, une spécificité dont notre pays devrait avoir honte. Un arrêté du 31 juillet 2019 autorisait un prélèvement de 6 000 individus, mais il a été annulé par décision du Conseil d’Etat en 2020. Prenant acte de cette décision, la chasse du courlis cendré en France métropolitaine a été suspendue jusqu’en 2024. Une consultation a été lancée pour suspendre la chasse jusqu’en juillet 2025. Il faut noter qu’en Alsace le courlis cendré est classé non chassable par arrêté préfectoral depuis longtemps, comme le vanneau huppé, une autre espèce des prairies qui s’est également raréfiée. La Collectivité Européenne d’Alsace, ou CeA, avait promis en 2018 de classer l’un des rieds les plus riches d’Alsace, en Espace Naturel Sensible, mais la promesse est restée sans suite. Les récentes manifestations du monde agricole n’encourageront certainement pas les élus locaux à ouvrir ce dossier… Pourtant, il suffit de traverser le Rhin pour observer encore des courlis cendrés puisqu’une trentaine de couples s’y reproduit. Contrairement à l’Alsace, le Bade-Wurtemberg a réagi avant l’extinction et a mis en œuvre un programme de protection des oiseaux des prairies avec des chemins fermés par des barrières pour éviter les dérangements et des personnes payées pour suivre et surveiller les oiseaux, sensibiliser la population, protéger les nids de courlis si nécessaire et préserver les zones humides. Selon le Dr Martin Boschert de l’institut Bioplan de Bühl et responsable du programme de conservation des oiseaux des prairies du Bade-Wurtemberg, il y a eu 14 jeunes courlis à l’envol ce printemps 2024, un chiffre comparable aux années précédentes.

La situation alarmante du courlis cendré illustre parfaitement l’effet de la fragmentation des habitats d’une espèce au sein d’une matrice défavorable : dispersion géographique, isolement et disparition au gré des aléas anthropiques et environnementaux. Il n’y a pas d’espèce viable sans habitat et il n’y a pas non plus d’espèce sans population, ce qui nécessite un minimum d’espace pour l’abriter. Si on veut que cette extinction probable serve à en éviter d’autres, il est urgent que les acteurs de la conservation de la nature tirent les leçons de cet échec. L’insuffisance des mesures réglementaires et des personnels chargés de les faire respecter, les limites des mesures contractuelles non contraignantes (Natura 2000, trame verte et bleue) et l’absence de volonté politique montrent la faiblesse et l’inefficacité de la protection de la biodiversité en France.

* Ecologue

Mes remerciements vont à Eric Brunissen de la LPO Alsace et François Steimer qui m’ont fourni de précieuses informations pour la rédaction de ce texte et pour leur relecture.

Photo du haut : Courlis cendré © S. Cordier