Les naturalistes savent que les terrains militaires peuvent cacher des richesses naturelles. Celui de Bitche (Moselle) en constitue un parfait exemple.
par Jean-Claude Génot *
Dans l’exercice de ma profession d’écologue au sein du Parc naturel régional des Vosges du Nord (Parc), j’ai visité maintes fois un terrain militaire dans le cadre d’une convention avec l’Armée pour la protection de certains sites d’intérêt écologique. Ce fut l’occasion pour moi de vivre des moments inoubliables, d’approcher le monde militaire avec lequel je n’avais, a priori, aucun atome crochu et de vérifier à quel point ce camp d’entraînement recèle certains trésors naturels.
Les naturalistes savent que les terrains militaires peuvent cacher des richesses naturelles et celui de Bitche (Moselle) que j’ai arpenté durant plus d’une trentaine d’années en est un parfait exemple. Ce camp de 3 500 ha est une mosaïque de forêts, de landes, d’étangs et de tourbières qui se développent sur du grès vosgien à 270 m d’altitude. Situé dans une cuvette à fond plat entouré de collines boisées, ce camp d’entraînement de l’armée de terre fut longtemps surnommé la petite Sibérie de la Lorraine compte tenu du méso-climat à tendance continentale qui y régnait. Cette affinité continentale du climat lié à la topographie explique la présence de certaines espèces végétales subalpines ou montagnardes.
Le terrain militaire de Bitche (TMB), encore appelé camp de Bitche, est riche et dans les années 1980, il abritait le plus grand nombre d’espèces végétales protégées des Vosges du Nord. Certaines de ces plantes n’existaient que dans le périmètre du TMB. Parmi elles, l’anémone vernale que j’ai eu la chance d’observer en fleur au début des années 80 avant qu’elle ne disparaisse. Liée aux landes à callune, cette plante a régressé avec l’avancée de la forêt et les derniers pieds ont été abroutis par les cervidés. Il en est de même avec le daphné camélée, petit arbrisseau aux fleurs rose vif, lié à des landes qui se sont boisées naturellement. Comme son nom l’indique, l’immortelle des sables poussait sur des stades juvéniles de landes sableuses ; son unique station a été mystérieusement détruite à la fin des années 1990 (1).
Sur les zones de landes rajeunies par les incendies provoqués par les tirs à munition réelle, j’ai pu observer d’autres plantes comme le pied de chat et l’arnica, espèces plus montagnardes qui sont ici à basse altitude. Enfin, j’ai suivi au cours du temps l’évolution du lycopode petit cyprès qui a également profité d’un incendie. Il s’est développé après le passage du feu, puis a lentement régressé avec le retour des callunes qui composent ces landes semi-continentales du TMB. Les milieux ouverts se concentrent surtout dans un réceptacle de tir d’environ 500 ha qui reçoit des obus et situé au cœur du TMB. Les tourbières sont plus grandes que celles existant à l’extérieur du camp. L’une d’entre elles abrite la seule station des Vosges du Nord de l’andromède, petite plante ligneuse montagnarde aux fleurs en clochette d’un rose pâle.
Une autre est alimentée par un ruisseau au bord duquel se développe une belle population de Calla des marais, autre espèce protégée. Le TMB abrite le plus grand massif de chênaie naturelle des Vosges du Nord. La hêtraie est présente sur les versants ouest bien arrosés, mais les arbres dominant du TMB sont des espèces de lumière : pin sylvestre, bouleau verruqueux sur sol sec et bouleau pubescent en zone humide et chêne sessile.
La faune non plus n’est pas en reste. Ainsi j’ai fait ma seule observation de crapaud calamite dans le TMB, en l’occurrence dans une ornière faite par un char sur une piste sablonneuse. Dans les landes, j’ai souvent entendu l’alouette lulu au printemps ; elles abritent un hôte plus discret : l’engoulevent d’Europe, oiseau crépusculaire et nocturne au chant stridulant et continu. Les forêts mélangées de chênes et de pins abritent le gobemouche noir, le torcol et le rougequeue à front blanc, tous des oiseaux migrateurs. Dans les buissons qui bordent une lande humide, j’ai observé le tarier pâtre, devenu rare dans les paysages ouverts du Parc. Les étangs attirent les cormorans et le martin pêcheur, mais aussi le grèbe huppé et le grèbe castagneux plus rare et les roselières sont le royaume de la rousserolle effarvatte et du bruant des roseaux (2). En été on peut voir les criquets à ailes bleues et à ailes rouges dans les zones sablonneuses sèches faire des bonds qui laissent voir leurs couleurs éclatantes. La mante religieuse, bien mimétique, est également présente car les milieux bien ensoleillés ne manquent pas. Enfin, lors de mes incursions, j’ai pu surprendre le renard, le lièvre et une harde de biches qui se cantonne dans le TMB. Les sangliers trahissent leur présence par les nombreuses traces d’affouillement du sol. Le lynx venant du Palatinat a été signalé car la frontière allemande jouxte le terrain militaire.
Mais pourquoi le TMB recèle-t-il autant de richesses naturelles malgré les tirs quotidiens d’engins explosifs ? La raison essentielle est que ce territoire est interdit au public, donc n’est pas soumis à tous les dérangements liés à la sur-fréquentation de la société des loisirs. Le TMB est un camp d’entraînement pour le tir, mais pas un champ de manœuvre pour les troupes et les chars. Dans les années 80 et 90, il fut parcouru par des chars, plus particulièrement en passage amphibie à travers un étang. Mais cela a été abandonné dans les années 2000. En dehors des militaires, les civils qui fréquentent le site sont les gens du Parc, la société de chasse du TMB, composée essentiellement d’anciens militaires, l’ONF qui exploite certaines forêts et la Sécurité civile qui vient pour faire exploser les bombes intactes des guerres du XXe siècle retrouvées dans la région. Toutefois, l’activité militaire est une priorité et tous les civils autorisés à fréquenter le TMB doivent au préalable téléphoner à la personne clé du camp, à savoir l’officier de tir qui est le seul à connaître parfaitement le calendrier des entraînements. C’est assez contre-intuitif, mais les activités militaires ont permis aux espèces liées aux landes d’exister car ces dernières sont régénérées périodiquement par les feux provoqués par les tirs d’obus. Ces incendies permettent le maintien de stades juvéniles de la lande d’une grande richesse floristique. Même les pistes de manœuvre des chars étaient colonisées par une flore spécifique des sables humides qui était liée, aux siècles passés, aux chemins défoncés par les chars à bestiaux. Enfin, certains trous d’obus facilitent la régénération des tourbières et certains travaux ont permis l’étrépage des zones tourbeuses où se développe le lycopode inondé, une autre espèce protégée du TMB. Les milieux qui entourent le réceptacle de tir (forêts, landes, tourbières) sont en libre évolution pour des raisons de sécurité, comme certaines chênaies qui évoluent spontanément depuis les travaux de la ligne Maginot dans les années 1930. Enfin, la chasse est limitée dans le temps.
Pour autant, l’armée n’est pas un gestionnaire d’espaces naturels. Elle a pris conscience de la valeur écologique de ses camps d’entraînement au point d’accepter de classer les sites les plus riches du TMB dans le réseau Natura 2000 (10 sites pour 173 ha, soit 5 % du camp), mais elle en est l’opérateur avec le Parc comme conseiller scientifique. La grande différence entre l’armée et les gestionnaires de la biodiversité est l’intentionnalité. Si l’armée favorise certains milieux et les espèces qui leur sont liées, c’est la conséquence de ses activités ; la nature décidant seule en fonction de celles-ci. Par contre, les gestionnaires de la biodiversité cherchent à favoriser certains milieux et certaines espèces par une gestion technique qui oriente et contrôle la nature.
Mais si l’armée n’exploite pas intensivement le milieu dont elle a la charge, elle a toutefois un impact sur la nature qui tempère ce qui a été dit précédemment. En effet, certains travaux de terrassement pour aménager des champs de tir ont conduit à la destruction de la seule station connue d’une plante rare, la porcelle tachetée. L’eutrophisation d’un étang tourbière a été constatée, probablement liée à des rejets organiques venant des bâtiments du camp. Enfin, l’impact environnemental des activités de tir a été étudié en 2017 grâce à un dispositif de recherche interdisciplinaire du CNRS, l’observatoire hommes milieux du Pays de Bitche (3). Les munitions utilisées sont susceptibles de libérer dans les sols ou dans les eaux des substances telles que les perchlorates, le TNT (trinitrotoluène) ou des métaux lourds. Les chercheurs ont observé que certaines bactéries naturellement présentes dans l’environnement avaient la capacité de dégrader les composés pyrotechniques. Les teneurs de ces composés sont très faibles ou alors retenus en surface dans les tourbières comme les métaux. L’état actuel des connaissances a donc conduit les scientifiques à conclure qu’après un siècle d’activités militaires dans le camp de Bitche, le risque sanitaire est relativement limité, mais que des travaux complémentaires seront nécessaires pour suivre l’évolution dans le temps de ces substances. En dehors des activités purement militaires, la chasse, même limitée dans le temps, a des impacts sur la faune. Elle a révélé certaines pratiques très interventionnistes comme la pose de nichoirs pour les canards dans un étang, la pose de piège pour les corvidés, l’agrainage pour les sangliers ou encore une tentative d’introduction du lapin de garenne.
Les multiples contacts avec les responsables du camp m’ont permis de confirmer que l’armée est un monde à part régi par une hiérarchie et une obéissance qui font l’esprit militaire. A mes débuts, j’ai eu à faire à certains officiers qui avaient une haute estime de leur mission et cachaient difficilement leur rejet des « écolos ». Avec le temps, l’armée a changé et j’ai même connu un commandant du camp très ouvert et respectueux de la protection de la nature. Ainsi, en dehors de la stricte protection des sites les plus riches sur le plan écologique, le Parc a pu convaincre les militaires de ne pas avoir recours à des produits chimiques pour limiter la végétation sur les pare-feux qui entourent le réceptacle. De même, quand l’armée a donné son aval pour que l’ONF puisse gérer les forêts militaires, le Parc a pu faire des propositions pour mettre des zones en libre évolution. Mais quelle qu’aient pu être les relations positives entre le Parc et l’armée, il a toujours été clair que le TMB était grevé d’une servitude de défense. En clair, si pour la défense nationale il fallait tester une arme dont l’usage provoquerait une destruction des biotopes les plus riches, alors la nature passerait au second plan. Si les commandants du camp de Bitche étaient mutés en moyenne tous les deux ans, les officiers de tir, eux, restaient plus longtemps à leur poste. Là encore, j’ai connu tous les profils : de l’amateur de champignons au militaire peu sensible à la nature, mais très professionnel dans son métier et toujours prêt à trouver un créneau pour me faire venir sur le terrain, seul ou avec des visiteurs. Il y a même eu un officier de tir un peu « spécial » qui a envoyé le forestier chargé de la gestion des forêts militaires dans une zone où il y avait des tirs ! Moi qui fut exempté du service national et heureux de l’être, j’aurai finalement passé pas mal de temps au contact de l’armée à titre professionnel, un pied de nez dont la vie a le secret mais que je ne regrette pas.
Parcourir le terrain militaire, c’est pénétrer dans un monde parallèle, très différent du reste des Vosges du Nord, une terre nordique avec ses étangs tourbières, ses forêts spontanées de pins et de bouleaux et ses landes. J’ai toujours apprécié le calme surtout en été pendant la période d’arrêt des tirs durant le mois d’août (c’était le cas à l’époque du service national puis avec l’armée de métier et le régiment stationné à Bitche spécialisé en opération extérieure, le TMB a vu son activité augmenter toute l’année). En été, les landes sont fleuries et constituent des tableaux splendides avec le rose des callunes parsemé du bleu vert des jeunes pins. Etre seul dans ce site me permettait de surprendre une biche traversant la queue d’un étang ou une bécasse qui s’envole sous mes pas. Mais marcher dans les landes du réceptacle nécessitait de faire attention aux débris d’obus qui parsèment le sol ; le danger ne venant pas des engins éclatés, mais de certaines munitions n’ayant pas explosé. Cela procurait un léger frisson dans des secteurs où la callune était très dense et cachait le sol, mais je n’ai jamais eu aucun problème. A un moment où il fut question d’une éventuelle fermeture du camp dans les années 2010 (ce qui ne s’est pas produit), l’armée indiquait que le réceptacle de tir et ses environs ne pourraient jamais être dépollués de tous les débris d’engins explosifs qui sont enfouis dans le sol depuis un siècle. On sait que les militaires ne sont pas des adeptes du symbole pacifiste de la fleur au fusil, mais dans le terrain militaire de Bitche, force est de constater que les fleurs sont au bout du canon…
* Ecologue
(1) Yves Muller (coord.) 2012. La Biodiversité (faune, flore, fonge) de la Réserve de Biosphère des Vosges du Nord. Etat des connaissances et évolution au cours des dernières décennies. Ciconia 36, 476 p.
(2) Parc naturel régional des Vosges du Nord. 1995. Inventaire des richesses naturelles. 174 p.
(3) Fabien Hein (coord.) 2024. Le Pays de Bitche. Un territoire en mutation. Presses Universitaires du Bitcherland. 190 p.
Photo du haut : vue d’ensemble sur le terrain militaire de Bitche. On peut distinguer au centre le réceptacle de tir composé de milieux non boisés © J.C. Génot