Le grand tétras est arrivé au seuil d’extinction dans le massif vosgien. C’est la raison pour laquelle le Parc naturel régional des Ballons des Vosges (PNRBV), en partenariat avec l’Etat et la Région Grand Est, a décidé d’engager un programme de renforcement des populations. Que faut-il en penser ?
par Jean-Claude Génot *
Neuf oiseaux originaires de Norvège ont été relâchés ce printemps dans la réserve naturelle nationale du Grand Ventron. Cette action de conservation de la nature a été lancée malgré un avis défavorable du Conseil National de la Protection de la Nature (CNPN) et du Conseil Scientifique Régional du Patrimoine Naturel du Grand Est (CSRPN). Cette action divise les associations de protection de la nature car derrière des choix technoscientifiques, se profilent des considérations éthiques et idéologiques.
Il y a unanimité pour reconnaître que le grand tétras est au seuil de l’extinction. On admet généralement qu’il y avait encore une centaine d’oiseaux (50 couples) en 2003, puis une cinquantaine d’oiseaux en 2015 répartis en 11 sous-populations et enfin 5-6 individus recensés en 2022 sur l’ensemble du massif. Ces données émanent des suivis annuels effectués par le Groupe Tétras Vosges (GTV) sur toutes les places de chant connues depuis des décennies.
Pourquoi ces avis défavorables du CNPN et du CSRPN ? S’il fallait résumer simplement, les deux comités scientifiques ont souligné que les causes de disparition du grand tétras existent toujours et ne voient aucune amélioration notable permettant de lâcher des oiseaux dans ce contexte. En effet, l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN) pose comme principe fondamental à toute réintroduction ou renforcement de « s’assurer de l’identification et de l’élimination correctes de la (ou des) menaces responsables de toute extinction, ou de leur atténuation suffisante ». Le CSRPN a rappelé en préambule de son avis que le déclin de l’espèce était bien documenté depuis une cinquantaine d’années et s’était accéléré depuis 2015. Les causes de ce déclin sont connues : changement climatique, habitats favorables très insuffisants, corridors fragmentés ou rompus, dérangements humains, dérive génétique, pression de prédation et collisions avec des infrastructures telles que des lignes HT ou des câbles de remontées de ski et des clôtures. L’analyse du dossier présenté par le PNRBV a conduit le CSRPN à émettre l’avis sévère suivant : « En conséquence, il apparaît que les objectifs affichés et les moyens proposés sont bien trop faibles pour assurer au minimum le maintien du Tétras, et a fortiori pour améliorer la situation ce qui doit pourtant constituer l’objectif majeur ; ils ne garantissent donc pas le maintien de la qualité des habitats forestiers de la ZPS pour l’ensemble des oiseaux visés, et à travers eux de toutes les communautés vivantes ».
La ZPS, ou Zone de protection spéciale (créée en application de la directive oiseaux dans le cadre du réseau européen Natura 2000), est une zone de 26 000 ha qui inclut l’ensemble des sites anciennement occupés par le grand tétras dans le département des Vosges, dont le document d’objectif avait déjà fait l’objet d’un avis défavorable du CSRPN. Le CNPN partage l’avis détaillé du CSRPN. Il a estimé de plus qu’il manquait un bilan objectif des 5 ans de la déclinaison vosgienne du Plan national d’actions en faveur du grand tétras, notamment concernant les « efforts déployés en vue d’une diminution significative du dérangement humain » ainsi qu’ « une modélisation sur la capacité de l’espèce (et de ses habitats) à se maintenir sur du temps long ».
Le CNPN a assorti son avis défavorable d’une longue liste de recommandations, dont la nécessité de fournir un bilan détaillé des opérations de renforcement et de réintroduction du grand tétras menées dans le monde pour en tirer des enseignements. Quant au conseil scientifique du PNRBV, il estimait en 2019 dans une note de cadrage que « l’hypothèse d’un renforcement de la population par lâcher d’oiseaux reste au mieux prématurée. Le déclin continu des populations vosgiennes de Grand Tétras nous indique clairement que les conditions d’habitats ne sont toujours pas favorables malgré les efforts consentis depuis plusieurs dizaines d’années ». Il a tout de même décidé de suivre le projet compte tenu de sa fonction auprès du PNR, mais en alertant sur « le risque d’échec très important lié aux facteurs qui expliquent la chute de la population du Grand Tétras dans le PNR et dans le Massif Vosgien au cours des dernières années ».
La consultation publique lancée en mars 2024 par la préfecture des Vosges sur ce projet de renforcement du grand tétras a clairement créé un clivage entre les diverses associations de protection de la nature (APN). Vosges Nature Environnement (VNE) s’est prononcé contre le projet et Alsace Nature (AN) pour. VNE, dans un communiqué de presse, parle de réintroduction et non de renforcement. Parmi les nombreuses raisons mises en avant pour son avis très défavorable, VNE réagit à l’affirmation selon laquelle le grand tétras ferait l’objet d’une plasticité face au changement climatique. Or l’APN souligne diverses menaces que fait peser le changement climatique sur l’espèce : « le Grand Tétras est une espèce proie et l’importance d’un manteau neigeux assez long dans le temps est vital pour sa survie. Aujourd’hui, la diminution du temps d’enneigement dans le massif vosgien est un fait incontestable », mais aussi : « avec les épisodes de sécheresse, qui deviennent hélas récurrents, la maturation de la myrtille peut être stoppée et la ressource alimentaire du Grand Tétras fortement impactée… ». Et enfin : « à l’inverse des populations vivant dans les Alpes, celle des Vosges ne peut gagner en altitude pour s’adapter à ce changement des conditions de vie ». VNE fait siennes les critiques du CSRPN, à savoir l’insuffisance et l’inadéquation des mesures prises pour améliorer la qualité des habitats et insiste particulièrement sur les conséquences négatives des surdensités de sangliers.
L’APN estime que le coût d’une telle opération est « inacceptable au regard d’un échec quasi assuré » et que cet argent public (en l’occurrence 180 000 à 230 000 € par an sur 5 ans) serait mieux utilisé s’il servait à améliorer la qualité des habitats. Enfin, elle préconise de classer les réserves biologiques domaniales dirigées pour le grand tétras où l’espèce n’est plus présente en réserves biologiques intégrales, ce qui permettrait de mieux répondre aux enjeux d’amélioration des écosystèmes forestiers vosgiens.
AN a assorti son avis favorable au projet d’une longue liste de préconisations concernant la gestion sylvicole, les aires protégées, les corridors, le tourisme et l’équilibre agro-sylvo-cynégétique. Autant dire que l’AN signe un chèque en blanc puisqu’à ce jour les dites préconisations ne sont pas mises en œuvre et risquent de ne pas l’être car tout l’effort portera sur le suivi des oiseaux plus que sur les mesures globales à prendre pour améliorer la qualité des habitats. Quant à la LPO Grand Est, elle liste toutes les conditions à réunir pour la réussite du projet – celles déjà évoquées par AN – en y ajoutant « le retour des grands prédateurs pour limiter les ongulés et réduire les populations de méso-prédateurs ». Le GTV, connu pour son hostilité à tout lâcher d’oiseaux, ne s’est pas prononcé lors de la consultation, sans doute parce qu’il est impliqué dans le suivi des grands tétras. Toutefois, Vincent Munier, photographe vosgien de renommée internationale (et membre des JNE), dont le père est un des piliers du GTV, s’est exprimé dans la presse locale en qualifiant ce projet de « bêtise » et de « caprice des technocrates de l’environnement ». En dehors du lâcher d’oiseaux, il y a également des divergences entre les APN sur la façon d’améliorer les habitats du grand tétras. Ainsi le GTV met en avant la création de clairières pour améliorer les habitats, alors que les autres APN souhaitent la création de réserves intégrales, seule manière de conserver les vieilles forêts. A signaler que la réserve naturelle du Grand Ventron, où a eu lieu le premier lâcher, est inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO au titre des « forêts primaires et anciennes de hêtres des Carpates et d’autres régions d’Europe », mais uniquement pour le versant alsacien car le versant lorrain n’est pas classé en réserve intégrale, un critère important pour l’inscription, du fait des coupes effectuées pour la création de clairières (1).
Pourquoi ces divergences entre APN ? AN espère peut-être que le grand tétras reviendra ainsi sur le versant alsacien du massif vosgien d’où il a pratiquement disparu depuis les années 2000 ? Les avis des APN sur le projet révèlent les oppositions suivantes : espèce versus habitat et court terme versus long terme. Les artisans du projet se voient dans l’action versus l’inaction, voire dans le pragmatisme versus l’idéologie. Pour eux, le pragmatisme qualifie l’action de lâcher même en étant pas certain du résultat, tandis que l’idéologie consiste à en appeler à l’amélioration des habitats et risquer de perdre définitivement l’espèce. Mais, comme le souligne le CSRPN, « le maintien seul du Grand Tétras via des lâchers d’individus ne permettra pas de restaurer l’écosystème ». Ceux qui soutiennent ce renforcement craignent qu’en laissant disparaître le grand tétras, symbole des forêts sauvages, plus rien n’arrête le développement touristique et l’exploitation des forêts.
Pourtant, ce sont justement ces causes qui ont mené à la quasi-disparition de l’espèce malgré des alertes et une sensibilisation des acteurs sur le déclin de l’espèce depuis des décennies. Certains pensent que le renforcement est éthiquement défendable tandis qu’une réintroduction serait artificielle. Le PNRBV s’est lancé dans ce projet très hasardeux « pour éviter de passer à côté de la dernière chance de sauvegarder une espèce emblématique du territoire du PNR, figurant comme l’un des objectifs de sa charte actuelle ». Dans la délibération du comité syndical, le PNR reconnaît toutefois que ce projet a suscité des « avis négatifs circonstanciés » et qu’il constitue une expérience adaptable qui se poursuivra ou s’arrêtera sur la base des résultats des lâchers d’oiseaux. C’est oublier qu’une telle opération nécessite des moyens humains et financiers conséquents, du temps et un risque d’acharnement à poursuivre les lâchers si les premiers ne donnent pas les résultats escomptés. C’est toutefois l’Etat qui a pris la décision d’autoriser le lâcher des tétras venant de Norvège contre l’avis du CNPN. Quant à la Région, elle co-finance ce projet malgré l’avis défavorable du CSRPN. Manifestement, les élus et décideurs politiques se méfient des experts et donnent raison au populisme ambiant qui tend à rejeter l’avis des scientifiques. Quant à la décision de l’Etat, elle semblait déjà prise avant la consultation.
Lâcher des oiseaux est une réponse simpliste à un problème écologique complexe, celui des liens qui relient le grand tétras à un milieu où l’homme est omniprésent. Protéger l’habitat est une solution pluri-thématique difficile à mettre en œuvre, mais qui correspond bien à l’écologie en tant que science des interactions. Lâcher des oiseaux dans une réserve naturelle de quelques centaines d’hectares, c’est placer la biodiversité dans les confettis qu’on lui affecte alors que le reste du territoire est exploité économiquement. Protéger l’habitat implique des changements de pratiques dans les domaines du tourisme, de la gestion forestière et de la chasse, des restrictions et une place plus importante à la nature en libre évolution. Le lâcher est facile à comprendre pour le grand public et assez médiatique. La protection de l’habitat est un travail ingrat et peu médiatique. Lâcher des oiseaux renforce la maîtrise et le contrôle de la nature par l’homme. Protéger l’habitat consiste à laisser plus d’autonomie à la nature et à ses processus évolutifs. Cette différence de stratégie pour la conservation du grand tétras, à savoir espèce versus habitat, sous-tend deux pensées écologiques bien distinctes. Le lâcher d’oiseaux nécessite une ingénierie, des techniques et un contrôle de la nature comme l’élimination des prédateurs (renards, martres) que certains spécialistes considèrent comme une condition obligatoire pour des lâchers (2), alors que la protection des habitats nécessite de mettre en avant la défense des vieilles forêts face aux dérives du développement économique et de mettre en œuvre d’autres pratiques de gestions sylvicole, cynégétique et touristique. Même sans grand tétras, les vieilles forêts vosgiennes méritent amplement d’être protégées et cela à l’échelle européenne comme le préconise la Commission Européenne dans sa stratégie pour les forêts pour 2030 (3).
Et maintenant, que va-t-il se passer? Les opposants à ce projet pourraient secrètement espérer que le programme réussisse car eux aussi aiment le grand tétras, mais pas au point de se lancer dans une translocation perturbante et risquée pour les oiseaux dans le contexte actuel et à venir. Il faut être lucide et reconnaître que tous les indicateurs liés à la survie du grand tétras sont au rouge. Industrialisation de la forêt vosgienne qui mène à un rajeunissement des peuplements; sur- fréquentation à toutes les saisons par des urbains stressés qui considèrent le massif vosgien comme un parc de loisirs; forte activité de cueillette commerciale clandestine, en particulier de la myrtille de jour comme de nuit, qui se déroule dans les zones de quiétude du grand tétras; faible soutien du grand public (locaux et touristes) car le grand tétras n’est pas reconnu comme une espèce emblématique du massif, à l’inverse du chamois ou du cerf. Les populations de grand tétras régressent dans de très nombreux pays européens (Allemagne, Autriche, République tchèque et Slovaquie ; dans ce dernier pays, la régression a été estimée à 75 % dans les cinquante dernières années) (4). Enfin, le changement climatique ne joue absolument pas en faveur du grand tétras dans les Vosges. Lors d’un séminaire sur l’espèce organisé en 2018 par le conseil scientifique du PNRBV, le chercheur Frédéric Jiguet, du Muséum National d’Histoire Naturelle de Paris, avait présenté un modèle de distribution (même si les modèles ne sont pas des prévisions certaines) tenant compte d’une augmentation de 2 ° C d’ici 2100, indiquant que cette espèce boréale verrait son aire de répartition future se limiter au nord de la Scandinavie.
Dans une monographie sur le grand tétras, Roland Escolin (5) estimait que l’espèce était « malade de l’homme ». Si on admet la pertinence de ce diagnostic, alors on ne sauvera pas le grand tétras en ajoutant des nouveaux individus mais en agissant sur l’homme. Pour cela, il faudrait lutter contre les mythes de notre civilisation écocidaire : la croissance infinie, l’hyper consommation, la fascination pour le progrès technique et l’accumulation de richesses. Et ça, aucun des protagonistes de ce programme de conservation n’est prêt à le faire…
* Ecologue
Mes remerciements vont à Jean Poirot de l’association Tetrarchives pour sa relecture et ses précisions.
Tous les éléments évoqués et cités dans le texte proviennent du dossier soumis à la consultation par la préfecture des Vosges et des avis transmis par Alsace Nature, Vosges Nature Environnement et la LPO Grand Est.
(1) Jean Poirot. 2021. A propos des forêts françaises classées au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2021. Grand Ventron : uniquement la partie alsacienne. Naturalité. La lettre de Forêts sauvages n°23 : 5-6.
(2) https://www.cabidigitallibrary.org/doi/full/10.5555/20163017238
(3) https://eur-lex.europa.eu/legal-content/fr/TXT/?uri=CELEX%3A52021DC0572
(4) https://wilderness-society.org/western-capercaillie-is-a-mystical-bird/
5 Roland Escolin. 1995. Le Grand Tétras. Eléments pour une éco-éthologie de l’espèce. 232 p.
Photo du haut : Grand tétras mâle © Vadim Sidorovich