par Laurent Samuel
Ces derniers mois en France, plusieurs journalistes qui suivent l’actualité liée à l’écologie se sont trouvés entravés dans leurs travaux d’enquête.
Dernier cas en date à l’heure où ces lignes sont écrites, le photojournaliste Yoan Jäger a été interpellé le 20 juin 2023 à 6 h du matin à son domicile de Tours (Indre-et-Loire). Il est accusé d’avoir participé à des dégradations commises lors d’une action de militants écologistes contre l’usine Lafarge de Bouc-Bel-Air (Bouches-du-Rhône), près de Marseille, samedi 10 décembre 2022. Chefs d’accusation : « dégradations en bande organisée » et « association de malfaiteurs ». Après trois jours et demi de garde à vue, notre confrère est sorti libre le 23 juin vers 13 h du commissariat d’Orléans (Loiret). Yoan Jäger devait être convoqué début juillet devant un juge d’instruction à Aix-en-Provence. Pour l’heure, il n’a pas été mis en examen, pas plus que les 14 militants arrêtés le même jour dans le cadre d’une enquête sur l’action contre l’usine Lafarge. Le Syndicat national des journalistes (SNJ) et l’association Profession : pigiste ont dénoncé cette atteinte grave à la liberté de la presse, tout comme les médias Basta et Reporterre, auxquels notre confrère collabore régulièrement.
L’accusation contre Yoan Jäger – avoir participé à une manifestation qu’il était chargé de couvrir en tant que journaliste – rejoint celle qui a visé notre confrère JNE Grégoire Souchay. Ce journaliste pigiste, qui travaille notamment pour Reporterre et Libération, a été relaxé le 8 juin par le tribunal administratif de Rodez (Aveyron). Il était accusé d’avoir participé en novembre 2021 à une action illégale des Faucheurs volontaires d’OGM, qui avaient pénétré dans les locaux de l’entreprise RAGT et éventré quelques sacs de semences, identifiés comme contenant des grains génétiquement modifiés. Reconnaissant que l’accusé n’avait aucunement participé à l’action, et convenant de sa qualité de journaliste détenteur de la carte de presse depuis six ans, le procureur lui-même, Nicolas Rigot-Muller, avait requis sa relaxe. Une pétition en faveur de Grégoire Souchay, portée par les principaux syndicats de journalistes, de nombreuses sociétés de journalistes et des associations comme les JNE ou l’AJE (Association des journalistes de l’environnement), avait recueilli près de 12 000 signatures.
De son côté, Jean-François Noblet, lui aussi membre des JNE, poursuivi pour diffamation par le président du Département de l’Isère Jean-Pierre Barbier et son vice-président Fabien Mulyk, vient d’être relaxé le 4 juillet par la cour d’appel de Grenoble. Le 18 octobre 2021, dans sa chronique sur France Bleu Isère, notre confrère avait lancé un « carton rouge aux chasseurs » en dénonçant l’autorisation de la chasse aux cerfs sur une parcelle des Hauts plateaux du Vercors dont le département est propriétaire. Alors que le tribunal administratif avait annulé en septembre 2022 l’ouverture de la chasse sur la parcelle, Jean-François Noblet avait été condamné en première instance, avec une amende de 2000 euros (avec sursis), plus 4000 euros de dommages et intérêts à verser aux deux plaignants. Dans sa décision de relaxe, la Cour d’appel a considéré que Jean-François Noblet n’a pas « excédé les limites de la liberté d’expression » et s’est montré « animé par un motif légitime d’information sur un sujet sensible ». Jean-Pierre Barbier et Fabien Mulyk ont été condamnés à verser 2000 euros à Jean-François Noblet, pour frais de justice. Cette décision (comme celle concernant Grégoire Souchay) témoigne de l’indépendance de la justice. Reste que, dans la bataille, la chronique de Jean-François Noblet sur France Bleu a été supprimée.
Si scandaleux soient-ils, ces cas de journalistes arrêtés arbitrairement ou traînés devant les tribunaux restent rares. Mais d’autres confrères et consoeurs subissent des pressions, voire des voies de fait, de la part d’entreprises ou de groupements économiques dont ils critiquent les activités néfastes à la santé humaine et/ou à la biodiversité. C’est le cas notamment en Bretagne, où notre consoeur Morgan Large a vu les pneus de sa voiture être déboulonnés après qu’elle ait publié plusieurs enquêtes critiques sur l’agroalimentaire. De son côté, Inès Léraud, connue pour avoir révélé le scandale des algues vertes (sujet d’un film de Pierre Jolivet, qui sort ce 12 juillet), avait été poursuivie en 2020 pour diffamation par le groupe Chéritel suite à la publication d’un article dénonçant ses pratiques, avant que ce grossiste breton de fruits et légumes n’abandonne ses poursuites début 2021. En fait, ces journalistes sont des victimes collatérales d’un système agro-industriel breton qui, comme le montre Nicolas Legendre, correspondant du Monde, en Bretagne dans son récent livre Silence dans les champs (éditions Arthaud), s’appuie sur les pressions, les passe-droits, l’intimidation et les menaces pour asseoir son pouvoir. Sur son compte Twitter, Nicolas Legendre a révélé ce 7 juillet l’existence d’une note interne des Z’homnivores (qui se présente comme un « collectif d’acteurs majeurs de l’agriculture et de l’agroalimentaire », œuvrant « pour la liberté alimentaire de chacun »), dénigrant et discréditant son enquête. Cette « note d’analyse », qui a pour titre « Pour Nicolas Legendre, peu importe la réalité pourvu qu’il y ait l’audience », affirme que le journaliste du Monde mènerait une croisade personnelle ayant pour but « la fin de l’agriculture et de la production alimentaire en Bretagne ». Dans ce texte, Inès Léraud est aussi présentée comme étant au centre d’un « système Léraud » et accusée d’avoir agrégé autour d’elle une « mouvance qui s’aligne sur sa vision antisystème ». Selon Nicolas Legendre, les Z’homnivores sont financés par l’antenne bretonne de l’Association nationale interprofessionnelle du bétail et des viandes (Interbev Bretagne), l’Union des groupements de producteurs de viande de Bretagne (UGPVB), l’Association bretonne des entreprises agroalimentaires (ABEA), le réseau Produit en Bretagne et l’association Agriculteurs de Bretagne.
Bien sûr, tout n’est pas noir sur le front de l’information sur l’environnement : la Charte pour un journalisme à hauteur de l’urgence écologique, dont les JNE sont co-auteurs, a permis des avancées, notamment dans la presse quotidienne régionale (bravo par exemple à Sud-Ouest), au Monde, à France Télévisions ou à Radio France. Mais le climato-scepticisme revient en force sur les réseaux sociaux (voir sur le sujet un précédent édito d’Olivier Nouaillas) et dans certains médias, comme en témoigne le choix de M6 de confier la présentation à la rentrée d’une « météo instructive » à l’animateur Mac Lesggy, connu pour ses positions discutables sur le climat. Et on ne peut que s’inquiéter de la récente publication dans la revue Administration de deux articles climato-sceptiques, l’un titré « L’humanité n’est pas responsable du réchauffement climatique », signé par Pascal Mainsant, ingénieur agricole à la retraite, et l’autre « le climat et le pessimisme », rédigé par Christian Gérondeau, ancien délégué interministériel à la sécurité routière. Reporterre nous précise : « Éditée par l’Association du corps préfectoral et des hauts fonctionnaires du ministère de l’Intérieur, cette publication, diffusée par abonnement et sur la plateforme numérique cairn.info, s’adresse aux préfets, aux hauts-fonctionnaires d’État, ainsi qu’aux parlementaires et à tous les autres élus territoriaux. En 2022, l’association a bénéficié d’une subvention du ministère de l’Intérieur dirigé par M. Darmanin dont le montant précis n’est pas connu. »
Plus fondamentalement, il faut être conscient du fait que ces atteintes aux droits de journalistes, en particulier celles subies par Yoan Jäger et Grégoire Souchay, se situent dans le contexte d’une offensive en règle des autorités contre une partie de la mouvance écologiste, dont la récente et problématique « dissolution » des Soulèvements de la Terre est le symbole le plus criant. Plus que jamais, il convient donc, sans tomber dans la paranoïa, de rester vigilants. Et les JNE seront aux côtés de leurs adhérents menacés dans leur liberté d’informer.
En haut : l’affiche du film de Pierre Jolivet, les Algues Vertes (en salles le 12 juillet), qui raconte les difficultés rencontrées par la journaliste Inès Léraud au cours de son enquête de plusieurs années en Bretagne sur les causes et les conséquences de cette prolifération