Voici la lettre ouverte de Gabriel Ullmann (adhérent des JNE), radié pendant cinq ans, puis rétabli dans ses fonctions, à ses « collègues » commissaires enquêteurs.
Bonjour à tous,
C’est avec un vif plaisir que je vous retrouve, en tant que commissaire enquêteur, après cinq années de radiation. D’un commun accord, la CNCE (NDLR : Compagnie nationale des commissaires enquêteurs), que je remercie vivement, et moi avons jugé utile que je vous fasse le point de la situation, et surtout de ses conséquences pour notre fonction et nos activités, à la suite de cette affaire qui a connu une large audience.
Origine de l’affaire : le dossier Inspira
Le projet Inspira concerne une vaste zone industrialo-portuaire de plus de 250 ha dans le nord Isère, comportant notamment des industries classées Seveso. Elle se situe près d’habitations, déjà soumises à de nombreuses pollutions et nuisances (industries, autoroute A7, nationale N7 et voies de circulation congestionnées) et sur des espaces naturels et agricoles remarquables. S’y rajoute un impact fort sur la nappe phréatique, déjà largement déficitaire, qui alimente la forêt alluviale de la Réserve naturelle nationale de La Platière. La commission d’enquête, que je présidais, avait ainsi rendu un avis défavorable le 27 juillet 2018.
Dès la première semaine d’enquête, par courrier du 7 mai 2018, le président d’Inspira, président du département, demandait au président du TA de Grenoble mon éviction de la commission d’enquête, au motif d’un prétendu manque d’impartialité de ma part, compte tenu de ma fonction d’administrateur de FNE (NDLR : France Nature Environnement), plus de cinq ans auparavant, et de certaines de mes publications sur le droit de l’environnement.
Le président du TA lui adressait, le 16 mai, une fin de non-recevoir, ferme. L’extrait suivant du courrier est riche d’intérêt : « Des responsabilités passées dans une association de protection de l’environnement, manifestant d’un intérêt pour les questions d’environnement qui est, d’ailleurs, un critère de sélection des commissaires enquêteurs, ne sauraient disqualifier un commissaire enquêteur pour conduire une enquête publique. De même, un commentaire critique du principe de sécurité juridique, même s’il peut prêter à discussion, ne semble pas susceptible de créer un doute dans l’esprit du public sur l’impartialité du commissaire enquêteur ».
Le président du département se tournait alors vers le préfet de l’Isère, et n’a pas hésité à le revendiquer dans un article publié dans le Dauphiné Libéré : « Le tribunal n’ayant pas donné suite, Jean-Pierre Barbier s’est tourné vers le préfet et vers la commission d’aptitude des commissaires enquêteurs.»
Le préfet de l’Isère demandait à ses services, dès le 1er juin, de constituer un dossier contre moi puis saisissait, par un courrier du 25 septembre 2018, la commission d’aptitude d’une demande de radiation de la liste des commissaires-enquêteurs.
La question de la partialité des commissions d’aptitude
Un mois avant mon audition, le 5 novembre 2018, le préfet modifiait la composition de la commission d’aptitude de l’Isère. Le secrétaire général de la préfecture y faisait une entrée historique et unique (il n’avait jusqu’alors jamais été membre et ne le sera plus après). Le président de la société d’aménagement d’Inspira en était un des membres, ainsi qu’un de ses salariés. Le 6 décembre 2018, la commission d’aptitude prenait, à la majorité des suffrages (le président de la commission a fait partie de ceux qui n’ont pas voté en faveur de ma radiation), la décision de me radier.
Le 26 novembre 2018, soit juste avant mon audition, la même société d’aménagement d’Inspira formait un recours contre les vacations des membres de la commission d’enquête, en me prêtant notamment des intentions telles que : « procéder à une contre-expertise de l’étude d’impact » et la « volonté de mettre systématiquement en doute les études ayant servi de base à l’étude d’impact, l’instruction menée par la DREAL (NDLR : Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement) ». Ce qui ne l’empêcha nullement de siéger, en la personne de son président, et de délibérer pour la radiation. De surcroît, la société refusa de régler les frais et vacations, et cela même après rappel à l’ordre du président du TA de Grenoble (voir plus loin).
La genèse et les modalités de la radiation mettent au jour un vrai problème de démocratie par la composition même des commissions d’aptitude. Chargées de recruter, de renouveler, voire de sanctionner, les commissaires enquêteurs, ces commissions comprennent très majoritairement des maîtres d’ouvrage publics et des décideurs (Etat et collectivités) qui font appel aux commissaires enquêteurs… pour leurs propres projets. Si les radiations prononcées sont rares, les cas de non-renouvellement de commissaires enquêteurs sont beaucoup plus fréquents, plus silencieux, et ont lieu sans même que la décision ait à être motivée.
Ces commissions, bien que régies par un décret, font figure d’exception tant en matière de jury d’examen, que d’organe disciplinaire. Aucun autre cas ne se rencontre en droit français, où des membres sont en situation d’être juges et parties pour décider du sort d’un candidat ou d’une personne en activité.
Le cas de la contestation d’ordonnances de taxe
Fort d’une expérience de plus d’une cinquantaine d’enquêtes en près de 30 ans, je n’ai été confronté qu’à deux contestations des vacations. La justice m’a toujours donné raison. D’abord à l’occasion du recours gracieux, puis lors du recours contentieux du maître d’ouvrage. Pour le dossier Inspira, vu le contexte, il a fallu attendre le jugement, déterminant et définitif, du TA de Lyon, pour que tout soit réglé. La motivation du jugement en question est intéressante pour la conduite de nos enquêtes : « La société Isère Aménagement, qui reproche à la commission d’enquête d’avoir organisé plusieurs réunions inutiles avant l’ouverture de l’enquête publique et d’avoir procédé à une analyse de la faisabilité du projet sous tous ses aspects et en particulier au regard de l’avis de la MRAE (NDLR : Mission Régionale d’Autorité environnementale), soutient qu’un certain nombre de vacations rémunèrerait des prestations superflues.
Il résulte cependant de l’instruction que la commission d’enquête a, conformément au champ d’application d’une enquête publique relative à une opération susceptible d’affecter l’environnement, procédé à une analyse de la dispense d’évaluation de la MRAE. De même pouvait-elle, avant l’ouverture de l’enquête publique, entendre toute personne dont l’audition lui apparaissait utile afin d’informer le public et d’émettre un avis circonstancié, en toute connaissance de cause.
En outre, cette commission a défini sa mission en distinguant la faisabilité du projet, qui relève de son domaine d’intervention au titre de l’utilité publique du projet, et sa fonctionnalité, pour chacune des sept procédures concernées par l’enquête publique, ce qui n’a pas manqué de créer des difficultés pour l’exercice de cette mission. En tout état de cause, compte tenu des enjeux du projet Inspira, la commission d’enquête pouvait se prononcer sur sa faisabilité, ses inconvénients et ses risques.
Dans ces conditions, eu égard à la complexité du projet ici en cause, à son importante technicité, aux difficultés variées qui en ont résulté pour la conduite de l’enquête, notamment à sa durée, portée à quarante-cinq jours, et à la charge de travail qu’elle a nécessairement occasionnée, à la nature et à la qualité du travail fourni par la commission d’enquête, telle qu’elle résulte en particulier du dossier d’enquête, y compris ses conclusions, le nombre de vacations retenu par les décisions contestées n’apparaît pas excessif » (TA Lyon, 23 mai 2019, Sté Isère Aménagement, n° 1808622).
Ajoutons que, depuis lors, à la suite d’un recours d’une association d’environnement, tant la DUP que l’autorisation environnementale du projet Inspira ont été annulées par le TA de Grenoble, sur le fondement du déficit chronique de la nappe phréatique, qui devait être abondamment sollicitée dans le cadre du projet. Cette situation constituait le premier motif de notre avis défavorable.
La « motivation » de la radiation et ses suites
La vraie motivation, comme en a témoigné par écrit un membre de la commission, a été clairement exprimée dans les premiers mots du premier intervenant, lors de mon audition. A savoir ceux du secrétaire général de la préfecture de l’Isère, qui, pour la circonstance, rappelons-le, avait fait son entrée historique au sein de la commission d’aptitude : « Le Secrétaire Général de la préfecture a commencé l’audition de M. Gabriel Ullmann en lui reprochant clairement de donner depuis quelques années trop souvent un avis défavorable sur les dossiers à lui confiés. Le Secrétaire Général en a conclu devant l’intéressé que cette attitude n’est pas celle que doit adopter un commissaire enquêteur neutre et impartial. Il a aussi reproché à M. Ullmann de publier dans des revues (qu’il a citées), hors tout dossier d’enquête à lui confiés, des articles critiquant globalement l’application du droit de l’environnement, lui reprochant ainsi d’être un militant écologique engagé ». Le représentant du Conseil Départemental [par ailleurs président de la société d’aménagement d’Inspira] est intervenu dans le même sens que le Secrétaire Général ».
Ne pouvant évidemment pas reprendre ces motivations dans sa décision, la commission d’aptitude a essentiellement motivé la radiation par un prétendu manque d’impartialité de ma part, sans en apporter le moindre élément de preuve. Elle s’est principalement fondée sur le fait que : « M. Ullmann publie ou diffuse sur le réseau internet des prises de position tranchées dans le domaine de l’environnement ». A savoir des articles sur le droit de l’environnement dans la publication en ligne Actu-Environnement, tous étrangers à mes enquêtes.
Le ministère de la Transition écologique, dans ses écritures dans le cadre d’une autre instance, avait de son côté, tenu expressément à préciser que « les dispositions du code de l’environnement ne sauraient être interprétées comme ayant pour effet de permettre une participation des représentants de l’État aux délibérations de la commission d’aptitude lorsque les intéressés sont à l’origine des poursuites ». Ce qui a pourtant précisément été le cas en l’espèce, puisque le préfet de l’Isère a été juge et partie, d’abord en sollicitant ma radiation, puis en votant pour celle-ci, qui plus est en disposant d’une influence sur la majorité des membres de la commission.
Discrimination établie par le Défenseur des droits
Le Défenseur des droits, après une analyse approfondie du dossier, dont un mémoire en défense du préfet (de 60 pages !), a considéré qu’il s’agissait là d’une discrimination, commise sur le fondement de mes opinions : « S’il est exact que ce lien apparaît dans la motivation de la décision de radiation, les pièces et explications transmises par l’administration n’établissent toutefois pas en quoi les opinions critiques publiquement exprimées par Monsieur Ullmann auraient abouti à ce qu’il adopte un parti pris dans le cadre des enquêtes publiques dont il a eu la charge ». (…) En conclusion, le Défenseur des droits estime que la conception par trop extensive du principe d’impartialité retenue par l’administration a abouti à traiter de manière défavorable l’intéressé sur le fondement de ses convictions publiquement exprimées et a porté une atteinte disproportionnée à sa liberté d’expression. »
Cet avis est intervenu juste après le jugement du TA de Lyon, portant sur mon recours contre la décision de radiation. Par un jugement n° 1904890 du 3 novembre 2020, le TA a censuré les motifs fondant la décision de radiation, mais a procédé à une substitution de motifs à la demande du préfet (lequel s’était indûment substitué ainsi à la commission, ce qui a été censuré en appel) pour rejeter ma demande d’annulation.
Enseignements forts de la Cour administrative d’appel de Lyon
Lors de l’audience devant la Cour, le Rapporteur public avait parfaitement saisi et résumé la situation : « Aucun manquement dans le déroulé de ses enquêtes publiques. Atteinte à sa libre expression en dehors de ses enquêtes . Radiation s’apparente à un détournement de procédure. Situation plus que regrettable. Remise en cause des fonctions du commissaire enquêteur. Grave dérive des enquêtes publiques ».
La Cour a annulé ma radiation, avec injonction de me réintégrer, en ne relevant aucun manquement de ma part (CAA Lyon, 1er mars 2023, n° 20LY03779). Elle met bien au jour le défaut de légalité des différents motifs qui avaient été retenus par la commission d’aptitude de l’Isère, sur le fondement des « faits » soulevés par le préfet, puis défendus, et même ajoutés, par lui devant le tribunal en première instance.
Si le commissaire enquêteur reste, naturellement, soumis à une obligation d’impartialité et d’indépendance, la Cour rappelle que « les obligations de réserve et de neutralité ne sont pas applicables au commissaire enquêteur, qui n’est pas un agent public », confirmant ainsi l’analyse du Défendeur des droits. De plus, conformément d’ailleurs à toute la jurisprudence, la Cour ajoute qu’un commissaire enquêteur ne peut être sanctionné pour des expressions publiques que si elles ont « une incidence sur la conduite de l’enquête publique », comme l’avait également souligné le Défenseur des droits. Notre droit à l’expression publique en ressort fortement accru. D’autant plus que cette décision est définitive (pas de pourvoi en cassation par le ministère). Pour celles et ceux qui seraient intéressé(e)s, vous trouverez une analyse détaillée de la décision de la cour (ainsi que l’arrêt) sur le blog, très suivi, de l’avocat Eric Landot (cliquez ici).
Le commissaire enquêteur a droit à la protection fonctionnelle des agents publics
L’affaire s’est poursuivie par des propos dénigrants, publics, du préfet de l’Isère, et antérieurement du préfet de la Savoie à la suite d’un autre avis défavorable, qui a conduit le TA de Paris à me faire bénéficier du droit à la protection fonctionnelle (prise en charge des frais d’avocats par le ministère) dans le cadre du recours en responsabilité contre l’Etat du fait de ces agissements (TA Paris, 22 février 2023, n° 212690/5-3). L’article 11 de la loi du 13 juillet 1983 visé par le Tribunal concerne les « atteintes volontaires à l’intégrité de la personne, les violences, les agissements constitutifs de harcèlement, les menaces, les injures, les diffamations ou les outrages ». C’est dire la gravité des faits.
Le contexte de la radiation, auquel se rajoutent ces attaques publiques, démontre, une fois encore, l’urgence de la nécessité de réformer les commissions d’aptitude où les maîtres d’ouvrage publics, largement majoritaires, sont décisionnaires.
Bien cordialement à tous
Photo : Gabriel Ullmann @DR