Le Parc d’Oued Smar, réalisé sur l’emplacement de l’ancienne décharge publique à une quinzaine de kilomètres à l’est d’Alger, sera bientôt ouvert au public, a annoncé la ministre de l’Environnement, Samia Moualfi. Il reste des procédures techniques et administratives à finaliser avant la livraison du projet à la wilaya (NDLR : division administrative) d’Alger pour son exploitation comme jardin public.
par M’hamed Rebah
C’était, au départ, une décharge sur une dizaine d’hectares, ouverte en 1978 (sans étude d’impact préalable, il n’y en avait pas à l’époque) pour y acheminer les ordures de quatre wilayas. Elle fut très vite saturée pour devenir un immense dépotoir à l’aspect sauvage, dangereux et repoussant, où on trouvait une extraordinaire densité de rongeurs et d’insectes. On la devinait, en s’approchant de l’aéroport Houari Boumédiène, sur l’autoroute, à la vue d’un nuage de fumées masquant le ciel, et des sachets en plastique, papiers épars et cartons, mêlés aux poussières, qui s’envolaient au gré du vent. Et l’odeur pestilentielle qui se dégageait de ce lieu. Les mouettes qui tournoyaient au-dessus de la décharge étaient une menace sérieuse pour les avions.
Les amas de déchets s’élevaient jusqu’à 12 mètres de haut, formant de petites collines. Le film Les ailes brisées (2008), du réalisateur algérien Roshd Djigouadi, a raconté l’histoire des « marginaux », dont des enfants, qui vivaient dans la décharge, au milieu des déchets et en tiraient, par la récupération de divers objets, de quoi subsister. Ils semblaient indifférents à la combustion spontanée ininterrompue qui diffusait toutes sortes de gaz toxiques ou hautement toxiques: méthane, dioxyde de soufre, dioxyde de carbone, hydrocarbures chlorés, benzène,… ainsi que des poussières nocives de diverses compositions.
Chez les riverains, contraints de vivre à volets fermés, la gêne était insupportable. Conséquences sur la santé : les maladies respiratoires (asthme, bronchite,..), allergies cutanées, irritations oculaires et nasales, constituaient plus de 40 % des consultations de l’hôpital Zemirli qui reçoit des personnes habitant à Oued Smar et aux alentours, c’est-à-dire El Harrach, Dar el Beida et Bab Ezzouar. Aujourd’hui, ce n’est plus qu’un mauvais souvenir. La dépollution du site a permis la création d’un parc de verdure et de loisirs. Son ouverture, prévue une première fois en 2014, est donc pour bientôt. Les pouvoirs publics ont fait d’une pierre deux coups : élimination d’un point noir qui empoisonnait le cadre de vie et réduction des émissions de gaz à effet de serre produites par la décharge.
La confusion des chiffres
Autre bonne nouvelle, au futur également : une expérience pilote de tri sélectif des déchets ménagers commencera « prochainement » au niveau des grands quartiers dans les wilayas d’Alger, Boumerdes et Oran. C’est la énième expérience-pilote dans ce domaine depuis une vingtaine d’années. Le but est toujours le même : faciliter le recyclage des déchets. L’Agence nationale des déchets (AND) renouvelle sa promesse, la énième aussi, de généraliser l’expérience, qui n’a pas encore commencé, aux autres wilayas du pays. La généralisation se fera « progressivement », car, explique l’AND, elle nécessite des moyens matériels, financiers et logistiques « importants ».
Cette annonce de l’AND a été accompagnée par des chiffres qui suscitent des interrogations. Pour évaluer les déchets ménagers produits annuellement en Algérie, l’AND a repris, en 2022, une estimation – plus de 13 millions de tonnes – donnée déjà en 2013 par le ministère de l’Environnement et répétée, en 2016, par un directeur central du ministère. En 2013 (population algérienne : 38,14 millions), en 2016 (40,55 millions) et en 2022 (44,60 millions), les Algériens auraient donc généré la même quantité de déchets : plus de 13 millions de tonnes. Un rapport sur l’état de gestion des déchets en Algérie, établi par le ministère de l’Environnement en 2020, rectifie le chiffre pour 2016 : 11 millions de tonnes, moins qu’en 2013, tout en faisant observer que « plus le pays prospère, plus la quantité de déchets est importante ». Le rapport explique que « d’un point de vue temporel, la production des DMA (déchets ménagers et assimilés) est en augmentation constante, à cause de la croissance démographique et du développement urbain ».
En 2013, selon les données officielles, 4 % (540 000 tonnes) des déchets ménagers étaient triés et recyclés. En février 2016, de source officielle également, 50 % (6,5 millions de tonnes) des déchets produits en Algérie ont été considérés comme valorisables. Plus de six ans après, en juillet 2022, 30 % des déchets sont recyclables, et sur ces 30 %, seulement 9,83 % sont valorisés (moins de 400 000 tonnes) par les 14.000 sociétés activest dans le domaine du recyclage et de la valorisation des déchets (d’après les données de l’AND). Le ministère de l’Environnement a pour objectif, à l’horizon 2035, la valorisation de 30 % d’ordures ménagères, 80 % de déchets dangereux et 50 % de déchets inertes. Pour la concrétisation du système de tri sélectif et des objectifs de valorisation des déchets ménagers, le rôle de la société civile est systématiquement mis en avant. Des opérations de sensibilisation sont toujours prévues.
Les « campagnes de sensibilisation », une fin en soi
Périodiquement, les autorités lancent des actions de sensibilisation en direction des citoyens, pour les inciter à entretenir la propreté de leurs cités et quartiers, avec des tentatives, toujours vaines, d’ancrer la pratique du tri sélectif des ordures. Il y a eu tellement de « campagnes de sensibilisation » dans ce domaine, depuis plus d’une vingtaine d’années, lancées, avec beaucoup de tapage, par chaque ministre dès qu’il est placé à la tête du département de l’Environnement, que l’on peut légitimement se demander ce qu’il reste à faire. Sur le terrain, c’est-à-dire dans le comportement du citoyen à l’égard de l’environnement, qui est le « critère de vérité », pratiquement rien n’a changé.
En 2008, une conférence, organisée à Alger dans le cadre de ce qui avait été pompeusement appelé Plan marketing Environnement-2008, a innové en nommant ambassadeur de l’environnement un grand footballeur algérien, par ailleurs consultant sportif dans une prestigieuse chaîne de télévision d’un pays du Golfe où il résidait. L’idée d’impliquer une vedette de football n’était pas mauvaise. Cette personnalité très connue et adulée chez les jeunes aurait pu agir comme leader d’opinion et faire avancer l’écocitoyenneté. Il n’en fut rien. La campagne de sensibilisation lancée à grand renfort de médias fut « sans lendemain », comme celles qui l’ont précédée (et comme les suivantes, on le verra). Il n’y avait pas d’obligation de résultats. L’essentiel était dans l’effet d’annonce spectaculaire d’un « plan marketing » qui avait bénéficié de l’apport financier d’institutions étrangères.
Des organisations internationales et des institutions publiques ou privées étrangères ont financé nombre d’études, dont le seul but semble être d’imposer leurs visions particulières sur la gestion des déchets ménagers en Algérie, en rapport avec les intérêts de leurs pays. L’habillage « algérien » se fait par le recours à des experts locaux souvent accompagnés, sans que cela soit nécessaire, par un expert étranger, dit « international », parce que les conditions de financement l’exigent. Selon des cadres algériens concernés, il n’y a rien eu de palpable à la suite de ces études menées sous la houlette de différentes institutions internationales et étrangères « charitables ». Les mêmes études ont parfois été renouvelées à l’identique, mais sous un autre intitulé, en impliquant aussi des associations écologiques à la recherche de financements en devises et d’opportunités de voyages à l’étranger. Sur le terrain, même résultat : rien de concret.
Comment expliquer que l’introduction de l’éducation environnementale dans le système éducatif « à tous les niveaux », y compris dans le secteur de la formation professionnelle, n’ait pas encore produit de résultats probants en matière de comportements dans le domaine de la gestion des déchets sur deux gestes simples et précis : déposer les déchets ménagers à l’heure et à l’endroit indiqués par les services chargés de leur ramassage. Encore faut-il, évidemment, que ce mécanisme existe. Les mini-décharges improvisées depuis plus d’une vingtaine d’années, dans le tissu urbain, comme celle du marché Réda Houhou, en plein centre de la capitale, et près d’établissements d’enseignement, pour recevoir les déchets jetés par les commerçants du marché, ou les ordures ménagères déposées par les riverains, sont des indicateurs de l’échec de la politique de protection de l’environnement urbain.
L’éternel recommencement
Exemple significatif : à Oran, « une opération de simulation a été réalisée au niveau de 29 points noirs où les équipes de collecte ont ramassé les ordures à 13 h. L’opération a été suivie par un nettoyage des lieux, laissant ainsi l’environnement très propre. À 15 h de la même journée, les équipes de ramassage des ordures sont repassées et ont remarqué que des ordures ont été déposées dans les mêmes endroits à hauteur de 40 %. À 17 h, les 29 points noirs ont «retrouvé» leur état initial d’avant la simulation » (Le Soir d’Algérie, 11 avril 2022). La journaliste qui rapporte cette information signale qu’à l’incivisme, vient s’ajouter « le comportement anarchique des collecteurs de plastique qui revendent cette matière. Motivés par l’appât du gain, ils n’hésitent pas à vider entièrement les bennes à ordures, éparpillent les déchets à la recherche de plastique puis s’en vont en laissant le chaos derrière eux ». A Annaba, qui fut, il n’y a pas très longtemps, durant plusieurs années, une ville pilote pour une expérience de gestion des déchets, financée et mise en œuvre par une institution étrangère, « nombre de quartiers de la ville des jujubes sont sales et répugnants. Renseignements pris : le ramassage habituel des ordures ménagères n’a pas été effectué. Des sacs poubelles éventrés jetés à même le sol dégagent des odeurs nauséabondes » (L’Est républicain, 13 juillet 2022). Idem à Tiaret : « des rues transformées en décharge à ciel ouvert » (Le Quotidien d’Oran, 21 juillet 2022).
« Qu’est-ce qui fait que le dossier de la gestion du ramassage des déchets ménagers et autres déchets solides reste toujours posé ? ». La question d’un confrère (Le Quotidien d’Oran, 10 octobre 2021) découle de son « sentiment amer d’un recommencement sans fin, un coup d’épée dans l’eau, au vu de toute la gesticulation faite autour de la propreté de la ville ». Il note, dans la cité qu’il a observée, que certaines initiatives sont vouées à l’échec, comme celle de l’installation de centaines de bacs à ordures. Pourquoi les habitants ne font rien pour que ces initiatives réussissent, alors que l’hygiène et la salubrité sont parmi leurs préoccupations premières ? En fait, le citoyen n’est pas sollicité et ne se sent pas concerné par des initiatives qui sont prises et mises en œuvre sans sa participation. Il considère que la gestion des déchets ménagers n’est pas son affaire, puisque les pouvoirs publics s’en occupent seuls.
A Oran, la sensibilisation étant sans effet, les autorités ont décidé de sévir. Après avoir abrité les 19es Jeux méditerranéens, la wilaya d’Oran vient d’interdire, par arrêté, « tout rejet anarchique de déchets d’origine industrielle, commerciale ou artisanale sur les trottoirs et les espaces publics » (Le Quotidien d’Oran, 17 juillet 2022). Toute infraction à cet arrêté sera sanctionnée par une amende allant de 10.000 dinars (environ 67 euros) à 50.000 dinars (environ 335 euros). Cet arrêté alourdit la peine prévue par l’article 55 de la loi du 12 décembre 2001 relative à la gestion, au contrôle et à l’élimination des déchets, qui stipule que toute personne physique qui jette, abandonne des déchets ménagers et assimilés ou refuse d’utiliser le système de collecte et de tri mis à sa disposition est punie d’une amende de 500 à 5.000 DA (environ 3 à 30 euros).
La mentalité n’est pas à « produire moins de déchets », donc réduire le recours aux moyens et aux dépenses, mais à « en ramasser le plus possible », ce qui exige, au contraire, plus de moyens et plus de dépenses. On le comprend : l’action de prévention en amont demande moins d’argent (or, il y en a et c’est de l’argent public), mais beaucoup plus de compétences et de capacités d’organisation (c’est gênant). En 2001, avec le lancement du Programme de gestion des déchets solides municipaux (PROGDEM), des financements en dinars ont été alloués à 31 villes pour la gestion des déchets ménagers, dont Alger, Oran, Constantine et Annaba, et quatre villes (Bouira, Mascara, Boumerdès et Blida) ont bénéficié de dons de plusieurs millions d’euros accordés par des « bailleurs de fonds » étrangers.
D’où vient l’incivisme ?
On connaît les conséquences négatives sur l’économie nationale des activités des opérateurs privés qui sont dans l’informel. Leur impact sur la société, à travers l’incivisme, est ravageur. L’aversion pour tout cadre juridique et réglementaire et l’hostilité irréductible à l’Etat, c’est-à-dire le rejet des lois et de toute autorité, sont la caractéristique essentielle du « climat des affaires » dans le secteur de l’informel. Les vendeurs, qui terminent la chaîne, ne se sont jamais souciés de l’état de saleté dans lequel ils laissent l’espace public qu’ils ont illégalement occupé pendant toute la journée. Le laxisme, incompréhensible, des autorités à leur égard créé dans la population les conditions favorables à l’incivisme, puisqu’il est impuni. Alors, provoquer un bruit assourdissant avec sa moto (tuyau d’échappement libre et klaxon) ou à partir de son véhicule (klaxon et poste-radio, et parfois tuyau d’échappement libre), qui sont une forme d’atteinte à l’ordre public, pire encore, la nuit, passent pour une banalité, voire un jeu dans une ambiance propice à toutes les dérives.
Cet article a été publié dans La Nouvelle République (Alger) du samedi 23 juillet 2022.
Photo du haut : déchets en Algérie © Flickr