Réflexions sur la notion de territoire  – par Pierre Grillet *

A l’heure où tout le monde parle de territoires, il nous semble indispensable de vérifier ce qui se profile derrière un tel mot.

par Pierre Grillet *

Certains mots et concepts dont la connotation paraît positive et/ou dans le sens des vents dominants sont tellement utilisés de nos jours que leur signification réelle soit disparaît, soit revêt pour chaque utilisateur une définition particulière. Dans de telles conditions, lorsque le sens des mots nous échappe, tout débat est alors largement faussé. Il en est ainsi lorsque nous parlons de la nature, de la biodiversité, de l’agroécologie, de la bioéconomie sans vraiment savoir ce que ça recouvre, pour ne citer que ces mots parmi les discours se rapportant à la terre et nos relations avec elle. Mais dans ce verbiage, il en est un qui revient constamment : il s’agit du « territoire ». A l’heure où tout le monde parle de territoire, il nous semble indispensable de vérifier ce qui se profile derrière un tel mot.

Le territoire : un espace que les humains ont fabriqué ?

A quoi fait référence ce mot « territoire » ? Le Larousse propose les définitions suivantes : « portion de l’espace terrestre dépendant d’un État, d’une ville, d’une juridiction ; espace considéré comme un ensemble formant une unité cohérente, physique, administrative et humaine : le territoire national », ou encore : « espace relativement bien délimité que quelqu’un s’attribue et sur lequel il veut garder toute son autorité ».

Voilà donc l’idée que se font beaucoup de personnes sur cette notion de territoire : un espace bien délimité par des frontières à l’intérieur duquel vit une collectivité qui s’est appropriée cet espace et dans lequel ses membres ont des droits d’usage et de contrôle bien définis. Ainsi, le territoire serait un espace reconnu possédé par quelques humains ayant eux-mêmes fixés les limites.

Se démarquer d’une vision ethnocentrée du territoire…

Pourtant, l’ethnologue Philippe Descola et bien d’autres remettent en cause de telles explications : « ce genre de définitions ne correspond en rien aux très nombreuses conceptions du territoire qui se sont développées au fil des siècles et qui continuent d’avoir cours dans bien des régions du monde… Nous avons assimilé une conception moderne, eurocentrée du territoire qu’il conviendrait peut-être de dépasser en s’inspirant des idées et des pratiques que d’autres civilisations, d’autres cultures, ont mis en œuvre dans leur rapport à la terre (1 )… l’usage d’un territoire n’est pas sous l’emprise des seuls humains. Il est aussi dépendant d’une foule de non humains de diverses sortes. Des divinités, des Esprits, des génies du lieu, des ancêtres, des fantômes, des plantes, des animaux, des rochers, des rivières, des montagnes, des sources… ». Ainsi devrions-nous parler de « collectif » habitant un espace, le mot « collectif » regroupant à la fois les humains et les non humains. La paysannerie avait forgé en son temps des relations étroites (complices mais également conflictuelles) avec l’ensemble de son environnement.

Nous sommes actuellement dans une vision ethnocentrée du territoire qui ne nous permettra pas de changer en profondeur si nous n’acceptons pas de regarder ailleurs pour acquérir d’autres visions de notre rapport aux mondes. Car il s’agit bien de cela. De notre vision du territoire dépend notre rapport aux autres, notre rapport avec l’ensemble de la communauté biotique, c’est-à-dire l’ensemble du vivant.

« Un territoire n’est pas défini par une portion d’espaces mais par un type de relation à la terre », nous explique Philippe Descola.

Anna Bednik (2) nous parle ainsi du territoire : « Le territoire ne peut être vu comme une simple étendue de la surface terrestre ou comme un réservoir de ressources pour nos besoins matériels. Il est encore moins, pour ses habitants, une zone à contrôler pour lui faire jouer quelque rôle économique. Lieu habité, lieu d’expérimentation d’autres façons de vivre, en marge ou en opposition au monde combattu, il est à bien des égards, un petit monde en soi qui peut-être immensément important pour celles et ceux qui le font exister et qui l’habitent ». José Absalon Suarez (3), représentant des communautés afro-colombiennes du Pacifique (PCN), explique qu’un territoire est « un Espace pour être, qui se construit socialement et culturellement » à l’image du collectif qui l’habite.

Transformations spatiales et relationnelles chez deux peuples animistes

Que signifie le territoire pour le peuple Moke (4) ? Ce peuple nomade maritime d’Asie du Sud-Est, qui vit la plupart de l’année sur des bateaux en bois appelés kabang et occupe momentanément certaines îles (près de 800 îles ont été répertoriées dans l’archipel des Mergui). Ce peuple animiste et « a territorial » comme le qualifie Descola, disparaît aujourd’hui. Son mode de vie ne plaît pas aux États qui veulent le soumettre ni aux industriels de la pêche qui pillent sans scrupules ces espaces. La création d’un parc national, sous prétexte de protection de la nature, a annexé tout un espace aujourd’hui « territoire protégé » et auparavant terrain de vie d’un peuple libre. Les Moken se sont ainsi retrouvés « parqués », « concentrés » sur de petites zones autorisées, interdisant leur mode de vie nomade, les transformant en attraction touristique et, pour leurs enfants, en employés du parc national pour le débarrasser des déchets laissés par les visiteurs.

Aujourd’hui, qu’est devenu le rapport au territoire pour ce peuple de « chasseurs-cueilleurs » animiste de 7000 habitants, vivant sur un espace immense et appelé « Gwich’in » dans le centre-nord de l’Alaska, à cheval sur le Canada et les États-Unis et longuement suivis par Nastassja Martin (5) ? C’est au XVIIIe siècle que l’Alaska a été colonisé par la Russie pour être acheté en 1867 par les États-Unis. C’est alors que ces espaces ont été bouleversés par les priorités données par les Russes puis par les Américains, à l’opposé de l’ontologie « Gwich’in ». Les territoires, jusqu’alors quasi inexistants pour des « a territoriaux » et ne correspondant qu’à des zones de déplacement et de chasse des indigènes en fonction de ceux des non humains dont ils sont dépendants, sont alors découpés administrativement et considérés selon l’exploitation des ressources naturelles en premier lieu, mais aussi de la protection d’espaces au nom de cette notion de wilderness, très en vogue en Amérique du Nord. Ainsi, ces espaces vont être cloisonnés en différents territoires, les uns protégés, les autres exploités (les deux vont décidément très bien ensemble) sans véritablement prendre en compte les avis de leurs occupants.

Ce peuple « Gwich’in » ne protège pas la nature, il n’y pense même pas, il vit avec et considère les autres êtres vivants comme des membres de la communauté, d’un collectif, dont chacun (humain comme non humain) est en étroite dépendance. Il était « a territorial » et nous avons cloisonné par la force différents territoires qui les excluent pour partie.

En guise de conclusion

A travers ces exemples, et il en existe beaucoup d’autres, on voit bien que cette notion de territoire n’est pas aussi évidente qu’elle n’y paraît au premier abord. Pourtant, nous raisonnons toujours en utilisant ce mot sans nous demander ce qu’il cache.

Accepterions-nous de parler d’espace utilisé par un collectif en constante interdépendance et ouvert à tous les autres, en abandonnant les notions de frontières, qu’elles soient locales, régionales ou nationales ? Un espace dont les limites seraient naturelles, en fonction des bassins versants par exemple, formant ainsi ce que certains appellent une biorégion capable de satisfaire les besoins des humains comme des non humains ?

Philippe Descola nous incite à réfléchir : « Je pense que le modèle du territoire national est en voie de péremption. Fonder la souveraineté, notamment juridique, sur des assemblées d’individus délégant leur souveraineté à des États est un modèle qui va se dissoudre. La base la plus efficace pour concevoir des assemblages d’humains et de non-humains serait de donner des droits à des écosystèmes, plutôt qu’à des individus. A des écosystèmes dont les humains seraient un prolongement, des garants. Cela exige de nous une vraie révolution mentale » (6). Pour paraphraser les auteurs d’une tribune publiée sur le site Usbek & Rica (7), le monde ne nous appartient pas, il n’appartient à personne. Aucun territoire ne nous appartient et nous ne pouvons nous revendiquer d’une identité ou de quelconques racines simplement parce que nous habiterions quelque part. Nous sommes ce monde, ces mondes et nous avons quantité de choses à nous dire, à nous apprendre, à découvrir. Nous sommes un collectif et nous devons concevoir ainsi notre relation aux mondes. Alors, le changement profond et rapide dont nous avons urgemment besoin sera peut-être possible.

(1) Qu’est-ce qu’un territoire ? Conférence donnée par Philippe Descola (Collège de France), et modérée par Barbara Cassin (CNRS). Philippe Descola est titulaire de la chaire d’Anthropologie de la nature au Collège de France et directeur du Laboratoire d’anthropologie sociale (ENS/EHESS). http://www.canalu.tv/video/campus_condorcet_paris_aubervilliers/qu_est_ce_qu_un_territoire.62897
(2) Bednik, A. in Escobar, A. Sentir-Penser avec la terre. Postface : Faire corps avec les lieux, penser les luttes de territoires en Occident, avec Arturo Escobar. Editions Seuil. 2018. Anna Bednik est diplômée en économie et en géopolitique. Elle est journaliste indépendante (presse alternative, Le Monde diplomatique…), engagée dans plusieurs mouvements et réseaux anti-extractivistes nationaux et internationaux.
(3) Bednik, A. « Conflits, chocs et résiliences L’extractivisme questionne-t-il la transition ? » Mouvements 2013/3 (n° 75). José Absalón Suárez Solís est un militant du Proceso de Comunidades Negras de Colombia (PCN colombien), spécialisé dans les questions environnementales et foncières. Il a déclaré depuis Buenaventura, en Colombie, qu’il avait vu comment les régions forestières étaient gérées par les peuples autochtones et afro-colombiens. Sans respect des droits des peuples autochtones, le changement climatique s’aggravera, selon l’ONU. Selon un article de Global Post du 9 août 2019.
(4) Voir les films  Le peuple qui plonge et Pêcheurs d’aujourd’hui – Thaïlande : le monde disparu des nomades de la mer
(5) Nastassja Martin. Les âmes sauvages Face à l’Occident, la résistance d’un peuple d’Alaska. Editions La Découverte. 2016. Nastassja Martin est anthropologue et spécialiste des populations du Grand Nord.
(6) Extrait d’une interview de Philippe Descola au journal les Inrockuptibles ; « Recomposer le monde avec les non-humains » Jean-Marie Durand, Le 18 novembre 2014
(7) La phrase sur le site est : « Ensemble nous faisons partie d’un monde unique. Un monde qui ne nous appartient pas complètement, mais qui a des choses bien plus intéressantes à nous dire que le produit marketing que nous nous acharnons à en faire » . La tribune est titrée : « Le tourisme détruit la diversité du monde, réapprenons à voyager ! »

(*) Avec Marie-Do Couturier, la gang de la Boisselière (79) : Laury Gingreau, Philippe Véniel, Mélissa Gingreau. Le 14 mars 2022.`

Photo du haut : Philippe Descola lors d’une rencontre à Ground Control en 2020 © Ground Control