Du climat à l’Ukraine, des limites franchies

 

 

par Olivier Nouaillas

« Nous ne capitulerons pas en Ukraine et nous espérons que le monde ne capitulera pas dans sa construction d’un avenir climatique durable ». Telles sont les fortes paroles que, selon plusieurs sources, Svitlana Krakovska, climatalogue ukrainienne et à la tête de la délégation de son pays, a prononcé lors de la dernière séance de mise au point du dernier rapport du Giec rendu public le 28 février. Nous sommes le 26 février et, depuis deux jours, la Russie de Poutine a envahi son pays. Et cette scientifique réputée d’ajouter : « le changement climatique provoqué par l’Homme et la guerre en Ukraine ont les mêmes racines : les combustibles fossiles et notre dépendance vis-à-vis d’eux ».

En ce début d’année 2022, les événements tragiques se télescopent dans un enchaînement de plus en plus angoissant. 24 février : envahissement d’un pays souverain avec, en toile de fond, l’agitation de la menace nucléaire, tant civil que militaire. 28 février : publication du deuxième volet du 6e rapport d’évaluation du Giec qui nous avertit que, déjà, « 3,3 et 3,6 milliards d’humains vivent dans des « contextes qui sont hautement vulnérables au changement climatique ». Début mars, 50e anniversaire du rapport Meadows, du nom de ce scientifique américain qui, le premier, nous avait averti avec son équipe du MIT (Massachusetts Institute of Technology) que « croire à une croissance infinie dans un monde aux ressources limitées » nous mènerait à une catastrophe au cours du XXIe siècle. Y sommes-nous ?

En fait, tous les tragiques événements en cours posent tous l’inquiétante question des limites planétaires. D’ailleurs, il n’est pas si étonnant que Vladimir Poutine, ce dictateur cynique qui foule aux pieds le droit international, la démocratie et les droits de l’homme, soit également un climato-sceptique, certes moins tonitruant que Donald Trump, mais tout aussi redoutable. N’est-ce pas déjà lui qui déclarait stupidement en 2003 : « Un réchauffement de 2 à 3° C ne serait pas trop grave et peut-être même bénéfique. On dépenserait moins pour les manteaux de fourrure et les vêtements chauds. Et des agronomes nous disent que la production agricole pourrait augmenter ». Signataire (avec quatre ans de retard) du protocole de Kyoto en 2004, puis de l’accord de Paris en 2015 (toujours sans enthousiasme), cela n’empêchait pas Poutine de déclarer lors de ses vœux de fin d’année en 2019 : « Personne ne connaît les causes du changement du climat mondial. Nous savons que notre Terre a connu des périodes de réchauffement et de refroidissement et cela peut dépendre de processus dans l’univers ». Ce qui est contraire à ce que disent 99 % des climatologues du monde entier. Dont la quasi-totalité des scientifiques russes, qui eux, savent que le réchauffement climatique actuel est lié aux activités humaines, mais aussi que la Russie fait partie des pays en en première ligne de ce réchauffement avec les méga-feux et la fonte du permafrost. Sans doute faut-il voir dans le négationnisme de Poutine, le fait que la Russie est un grand producteur d’énergies fossiles (pétrole, gaz …) et que sa fortune et celle des oligarques qui l’entourent est due à cette manne gigantesque dont ils ne veulent surtout pas cesser l’exploitation.

La couverture du livre de René Dumont, l’Utopie ou la Mort, paru en 1973, dessinée par Daniel Maja

Vladimir Poutine appartient, en effet, à cette caste de dirigeants nationalistes qui se croient plus fort que tout. Pas de limites, pas de morale, mais un hubris démesuré et dévastateur. La question des limites planétaires est pourtant la question centrale du XXI siècle, comme l’avait affirmé, de façon prémonitoire, le rapport Meadows dès 1972. D’ailleurs, en 2009, une équipe de scientifiques conduite par Johan Rockström pour le Stockholm Resilience Center, avait alors établi neuf limites planétaires à ne pas dépasser, sauf à provoquer un changement d’état de l’écosystème de la Terre. Or, toujours selon ces mêmes travaux, quatre ont déjà été franchies en 2015 : l’érosion de la biodiversité, les perturbations globales du cycle de l’azote et du phosphore, les changements d’utilisation des sols et le changement climatique, avec une concentration atmosphérique de CO2 supérieure à 400 ppm, soit au-delà de la ligne rouge. Et une limite de plus de franchie en janvier 2022 : la pollution chimique. Sans compter que deux autres de ces limites – l’eau douce et l’acidification des océans – sont sur le point d’être également franchies. Pourtant, comme l’ajoute lui-même Johan Rockström, après la publication du dernier rapport du Giec, dans une interview accordée au journal le Monde : « leur rapport ne conclut pas que nous avons franchi des points de rupture. Moi non plus (…). La fenêtre est encore ouverte, mais à peine ouverte pour être en mesure de limiter le réchauffement à une température globale gérable sur Terre ». Et de nous enjoindre : « il faut décarboner de toute urgence et de manière très radicale nos sociétés et nos économies ».

Aussi, plus que jamais, devant l’œuvre de destruction entrepris à la fois par les pollueurs et les criminels de guerre, devrait résonner l’injonction de René Dumont, le premier candidat écologiste à une élection présidentielle, dans son ouvrage culte paru en 1973 : l’Utopie ou la mort.

Post Scriptum
Les JNE ont décidé de s’associer au travail aussi remarquable que pédagogique d’Audrey Boehly, notre consoeur, journaliste scientifique, qui a, l’occasion des 50 ans du rapport Meadows, a élaboré plusieurs podcasts sur la question des limites planétaires. Donnant lieu à une grande soirée de débats intitulée « A-t-on dépassé les limites planétaires ? » le mercredi 16 mars 2022 au Ground Control, dans le 12e arrondissement de Paris. Pour y participer, inscrivez-vous ici.

En haut, la couverture du rapport The Limits to Growth (les limites de la croissance) paru en 1972