La construction d’une société sobre, thème-phare des JNE pour 2022

Noye-J-C

 

 

par Jean-Claude Noyé

 

Qu’on me permette, en ouverture de ces lignes, d’évoquer une anecdote personnelle : à l’automne 2015, j’ai rédigé pour l’hebdomadaire La Vie un dossier sur les limites de la croissance qui mettait en valeur des actions de militants de la sobriété heureuse (1). Craignant sans doute la réaction de nos lecteurs, le directeur de la rédaction a bloqué sa parution pendant de longues semaines et, n’était le soutien insistant des confrères et consœurs, ce dossier a bien failli ne pas être publié. Cinq ans plus tard, en septembre 2020, le même directeur de la rédaction, parti avec une délégation de 16 Français – en train et bus, empreinte carbone oblige ! – rencontrer le pape à Rome pour parler avec lui de la protection de l’environnement, m’envoya un SMS pour me dire qu’il avait pendant cette visite pensé à moi et aux idées que je portais, et qu’il regrettait de ne pas les avoir davantage soutenues.

En quelques années, tout a changé. La « décroissance », qui n’est jamais que l’autre nom, moins consensuel, de la « sobriété heureuse », a cessé d’être moquée à bon compte et elle a fait irruption sur la scène publique. Le quotidien Le Monde lui a consacré en 2018 une série d’articles sous-tendus par ce leitmotiv : « Nous voulons passer d’une jouissance d’avoir à une jouissance d’être » A l’automne 2021, Le Monde a publié d’autres articles autour du même sujet en prenant pour prétexte la primaire du parti EELV. Celle-ci a en effet vu deux candidates refuser expressément la politique des petits pas et présenter des projets de rupture radicale de nos modes de vie à des fins de préservation de la planète (en contenant le changement climatique et en limitant la perte de biodiversité, conséquence première du gaspillage des ressources naturelles). Dans un JT de 20 h, le programme de Delphine Batho a ainsi été présenté comme un programme de décroissance assumée. Quant à la réduction drastique de nos besoins, longtemps parent pauvre de la réflexion sur la politique énergétique, trois rapports récents (2), dont le sérieux n’est pas contesté, affirment qu’elle est la seule solution pour atteindre la neutralité carbone d’ici 2050.

Ainsi donc, comment construire une société sobre ? En décidant de choisir cette interrogation pour thème de l’année 2022, les JNE se placent au cœur de préoccupations qui n’ont cessé de grandir au fil des années. Selon plusieurs observateurs, dont le philosophe Dominique Bourg, les effets dévastateurs de la canicule de l’été 2018 à grande échelle (pour la première fois, elle a sévi dans la totalité de l’hémisphère Nord), ont accéléré la prise de conscience par un large public d’un futur angoissant et de la nécessité de faire mieux avec moins. De prendre bel et bien acte que sur une planète aux ressources finies, on ne peut avoir un développement économique infini.

Dès les années 1960-1970, des voix ont mis en avant cette hypothèse. En vain. Le rapport de chercheurs du Massachusetts Institute of Technology (MIT) de Boston, dit rapport Meadows ou encore rapport au Club de Rome, fit certes grand bruit. Publié en français sous le titre Halte à la croissance ? (Fayard, 1972), il concluait que le système mondial suit une trajectoire en impasse. Dûment étayé et confirmé par la suite, mais trop discordant par rapport à la doxa de l’époque, il fut trop vite enterré.

Il me semble donc important que les JNE puissent s’associer à la célébration du cinquantième anniversaire de la parution de ce rapport. Ce ne serait que rendre justice à ce travail prémonitoire. Et l’un des temps phares d’un programme d’année autour de la sobriété qui reste à construire. D’ores et déjà, des idées se dessinent. Comme celle d’associer à notre réflexion (colloques et autres webinaires) de jeunes économistes tel Eloi Laurent, auteur de Sortir de la croissance : mode d’emploi et de Et si la santé guidait le monde ? L’espérance de vie vaut mieux que la croissance (Les Liens qui libèrent). De donner la parole tant aux promoteurs des Low tech (avec, pour figure de proue, le centralien Philippe Bihouix) qu’à des élus qui essayent d’incarner la frugalité dans des projets concrets et des territoires où nous pourrons leur rendre visite. De s’interroger non seulement sur les freins institutionnels et politiques qui empêchent le grand basculement, mais aussi sur nos propres difficultés à anticiper un futur désirable. Les tenants de l’écopsychologie ont là assurément des choses à nous dire, je pense entre autres à Michel Maxime Egger qui a signé en 2020 Se libérer du consumérisme (Ed. Jouvence).

Last but not least, notre thème d’année pourra être l’occasion de questionner nos pratiques journalistiques : que faisons-nous pour aider ceux qui nous lisent, nous regardent ou nous entendent à comprendre quels sont les vrais enjeux ? A oser regarder des vérités qui dérangent ? Comment entendons-nous limiter l’empreinte écologique de nos activités ? Que faisons-nous, encore, pour dénoncer les mille et une ruses du greenwashing ? Ne serait-ce que l’usage toujours trop répandu du terme « développement durable » ? A ce propos, laissez-moi, en guise de conclusion, formuler un simple vœu : que ce vilain oxymore, un mot fourre-tout qui ment sur l’essentiel et arrange tout le monde, disparaisse une fois pour toute des colonnes de ce site et de nos échanges. Rendre aux mots leur sens et leur saveur : ce n’est qu’un début. Mais un début essentiel.

(1 ) Dossier intitulé « Croissance Nous l’avons tant aimée… Peut-on vivre sans elle ? » avec, en ouverture, l’article : « Croissance, la fin d’un mythe ».

(2) Les rapports du Réseau de transport d’électricité (RTE), de l’association Négawatt et de l’Ademe.

Photo du haut © Caroline de Francqueville