Les coupures d’eau sont repassées en tête des préoccupations des Algériens, au point d’en faire une hantise. Y a-t-il de l’eau au robinet ? C’est la première question que l’on pose le matin, au réveil.
par M’hamed Rebah
Et quand il y a de l’eau, la priorité est au remplissage de tous les récipients qui permettent de constituer une réserve pour faire face à la prochaine coupure. Parfois, les stocks ne sont pas utilisés, parce qu’ils sont excessifs ou inutiles. Alors l’eau stockée est vidée pour remplir les mêmes récipients avec l’eau qui vient d’arriver au robinet. Un comportement en apparence irrationnel, mais facile à comprendre : le programme de distribution qui annonce les coupures n’est pas toujours respecté et les réserves peuvent être épuisées si l’approvisionnement n’est pas rétabli comme prévu, d’où l’excès de prudence qui se traduit par un gaspillage d’eau au lieu de la rationalisation recherchée. On se croirait il y a une trentaine d’années.
Pourtant, entre-temps, les investissements n’ont pas manqué. Fin janvier 2019, Hocine Necib, alors ministre des Ressources en eau, rappelait que l’Etat a engagé 54 milliards de dollars (depuis le début des années 2000) pour construire « des barrages, des stations de dessalement de l’eau de mer et des systèmes de transfert d’eau sur des centaines de kilomètres, dans le but de satisfaire les besoins du pays ». Des « résultats palpables » ont été évoqués par le ministre : « la majorité des wilayas disposent de grandes capacités de production et de stockage d’eau potable ou d’irrigation » et celles qui n’en disposent pas « bénéficient de transferts suffisants pour répondre aux besoins de leurs populations ». (Le Quotidien d’Oran, 31 janvier 2019).
Les réalisations sont indéniables. Le journal télévisé a montré, à chaque fois, les images de la mise en service des nouvelles infrastructures hydrauliques. Moins médiatisées, les pannes techniques qui entravent leur bon fonctionnement, et entraînent des coupures d’eau, amènent à s’interroger sur leur degré d’efficacité et sur le soin apporté à l’entretien et la maintenance d’équipements qui ont coûté très cher en devises. C’est le cas des stations de dessalement, pour lesquelles le président Abdelmadjid Tebboune a ordonné le 30 mai 2021, en Conseil des ministres, la création, sous la tutelle du ministère de l’Energie, d’une agence nationale chargée de la supervision de leur gestion.
Le dessalement de l’eau de mer et la réutilisation des eaux usées épurées font partie de la stratégie de mobilisation des eaux non conventionnelles. Elles ne dépendent pas des pluies et peuvent contribuer à la sécurité hydrique, un concept ajouté dans l’intitulé du ministère des Ressources en eau (confié à Karim Hasni, un ancien cadre du secteur). La sécurité hydrique signifie la sortie de la pénurie, donc avoir des ressources en eau en abondance pour satisfaire la demande fortement croissante. Le ministre précédent chargé du secteur, Mustapha Kamel Mihoubi, avait évoqué une charte de l’eau visant notamment à réduire la dépendance à la pluviométrie. L’objectif est de passer de 17 % d’utilisation des ressources en eau non conventionnelles à 50 % d’ici 2035.
Dans le même sens, au Conseil des ministres qu’il a présidé dimanche 25 juillet 2021, le président Tebboune a donné comme orientation de lancer, dans les plus brefs délais, à l’est, à l’ouest et au centre du pays, la réalisation de cinq grandes stations de dessalement d’eau de mer d’une capacité de production de plus de 300.000 m3/jour chacune. Il a également demandé de recourir aux barrages à hauteur de 20 %, aux nappes phréatiques à taux égal et aux stations de dessalement pour le restant, afin de préserver les réserves stratégiques nationales en eau.
Pour l’heure, rien ne peut remplacer les eaux superficielles qui sont encore la principale source d’approvisionnement de l’agriculture et de la population. Mais, elles montrent leurs limites. Les barrages hérités de la période coloniale et une bonne partie de ceux construits après l’indépendance, se remplissent de boues, leurs capacités de stockage diminuent et on peut se demander s’ils pourront alimenter en eau les prochaines générations. Des opérations de dévasement viennent d’être lancées dans neuf barrages pour y enlever, au total, 44 millions de m3 de vase. Autre mesure d’urgence pour pallier le plus pressé : les eaux souterraines sont fortement sollicitées, au risque d’être surexploitées.
Le recours à l’achat de l’eau à l’étranger, qui n’a jamais été envisagé officiellement par les autorités, est toujours exclu. En juin 2002, le Conseil des ministres avait pris la décision, surprenante pour le commun des Algériens, de se préparer à distribuer aux Algérois, de l’eau douce amenée par bateau, à raison de 50 000 m3/jour, grâce à la connexion du port d’Alger avec la station de pompage de Tafourah. En réalité, le gouvernement pensait non pas à l’importation de l’eau, mais à une opération de cabotage à partir de régions excédentaires vers les régions déficitaires, en fonction du déséquilibre local entre les disponibilités et les besoins en eau. Dans ce cas, l’eau est déchargée par refoulement vers une station de reprise. Les ports d’Oran, Mostaganem et Skikda sont équipés pour recevoir et expédier de l’eau. Acheter de l’eau à l’étranger était sans doute un fantasme de barons de l’importation attirés par les opportunités d’affaires, sources de profits générés par les surfacturations.
Par contre, un gisement bien réel, peu coûteux, est sous-estimé, alors que les experts ont souligné, depuis longtemps, son importance : les quantités d’eau produites et perdues à travers les fuites dans les réseaux de distribution (le taux de perte est actuellement de l’ordre de 50 %) pour alimenter les villes, et dans les systèmes d’irrigation, ou gaspillés par un usage excessif, notamment dans les activités industrielles qui utilisent des procédés dépourvus de recyclage des eaux.
Un des objectifs de l’implication du privé étranger dans la « gouvernance » des entreprises publiques de distribution d’eau, était de réduire les taux de fuites. En fait, cette démarche était inscrite dans la voie du désengagement de l’Etat de la sphère économique et sociale, ouverte depuis les années 1990, pour des raisons idéologiques sous la pression de la Banque mondiale. Elle a été un fiasco attesté par l’aggravation actuelle de la situation de la distribution de l’eau dans les grandes villes où ce « partenariat » a été mis en œuvre.
L’argent du pétrole injecté dans les infrastructures construites par l’Etat et un ciel généreux en pluies, ont créé les meilleures conditions aux Sociétés des eaux et de l’assainissement d’Alger (SEAAL), Oran (SEOR), Constantine (SEACO) et Annaba-El Tarf (SEATA), et alimenté pendant un temps l’illusion de performances (le fameux H24, alimentation en eau potable en continu durant 24 heures, tous les jours), Mais quand cette conjoncture favorable a laissé place à la crise financière (chute du prix du pétrole) et au déficit hydrique (sécheresse), les limites de l’intervention du privé étranger dans la gestion de l’eau en Algérie, sont très vite apparues, illustrées, aujourd’hui, par le retour en force des citernes sur les terrasses, les fûts et jerrycans de toutes contenances sur les balcons, et le reste (casseroles, bouteilles, bassines…) disséminé dans la cuisine et la salle de bains. Les vendeurs d’eau par camion-citerne et les vendeurs de citernes, fûts et autres récipients, connaissent la prospérité grâce à la crise de l’eau, due en bonne partie à l’imprévoyance des décideurs.
Le partenariat du privé étranger a-t-il empêché les interventions abusives des personnes qui ont le « pouvoir » (politique, administratif ou autre), de faire raccorder – indûment – au réseau d’eau potable, leur habitation ou celle d’un proche ou un « client », en dehors du programme d’activités de l’entreprise ? Cette pratique a-t-elle cessé ? On peut imaginer que, par contagion ou recherche de compensation, les agents chargés de réaliser ces avantages indus, imposent eux aussi, sûrs de l’impunité, des travaux hors-programme (au noir) pour satisfaire les demandes de proches ou de personnes influentes en mesure de rendre service à leur tour, ou, carrément, en contrepartie d’une rémunération. L’éthique professionnelle finit par disparaître complètement du service public de l’eau. Les populations qui aspirent à l’amélioration de leurs conditions de vie, mais sont défavorisées par ces pratiques, protestent dans des mouvements sporadiques, spontanés et inorganisés, le plus souvent en bloquant la circulation sur les routes. Au Conseil des ministres du 25 juillet 2021, le président Tebboune a ordonné qu’un audit des opérations de distribution et de consommation d’eau soit fait par un bureau d’études ou une commission composée de cadres algériens du secteur.
Les ressources en eau étant insuffisantes à cause des conditions climatiques défavorables (pluies rares et périodes caniculaires fréquentes) face à des besoins en accroissement très rapide (démographie, urbanisation, production alimentaire), leur gestion ne devrait pas être entachée par l’incompétence, la corruption et les comportements mafieux. A ce propos, on ne peut manquer de noter que quatre anciens ministres des Ressources en eau, ont été placés sous mandat de dépôt : le 14 juillet 2021, Hocine Necib (impliqué dans « des affaires de corruption, lorsqu’il était responsable du secteur »); le 17 juin 2021, Arezki Berraki (poursuivi pour « corruption alors qu’il était directeur général de l’Agence nationale des barrages et transferts, ANBT, de 2015 jusqu’à janvier 2020 »); le 25 novembre 2020, Abdelkader Ouali (poursuivi pour « octroi d’indus avantages » et « abus de pouvoir ») et Abdelmalek Sellal (en prison actuellement pour fait de corruption et entendu mardi 13 juillet 2021 par le juge dans le cadre d’un dossier de « corruption lié au secteur des Ressources en eau »).
Dans l’avant-propos du rapport L’eau en Algérie : le grand défi de demain, adopté en mai 2000, lors la 15e session plénière du Conseil national économique et social (CNES, un sigle auquel la Constitution de 2020 a ajouté un E, pour « environnemental »), on peut lire : « Peut-on faire croire indéfiniment à l’opinion publique que la pénurie est imputable: au climat, au ciel peu clément et au phénomène de la sécheresse ? A la vétusté des réseaux d’adduction et aux fuites y afférentes ? A l’inconscience des ménages qui s’obstinent à gaspiller l’eau ? Aux stations d’épuration qui ne fonctionnent pas, à l’envasement des barrages et au tarif ridiculement bas de l’eau… ? ». Le rapport attirait l’attention sur le risque de « panne sèche » dans une vingtaine d’années. Nous y sommes.
En juillet 2021, Aïd el Adha a été vécu comme une situation d’urgence par le ministère des Ressources en eau qui a mobilisé tous ses moyens ainsi que ses équipes d’intervention pour assurer un approvisionnement suffisant en eau potable pour ce seul jour, notamment durant la matinée. Deux mois avant, des instructions avaient été données aux sociétés des eaux et d’assainissement, pour préparer les quantités d’eau nécessaires à la distribution le jour de l’Aïd el-Adha. Ainsi, pour la capitale, en prévision de cette fête, la SEAAL a œuvré durant deux mois, à la production et au stockage de volumes supplémentaires, au niveau des barrages, des puits et des stations de dessalement d’eau de mer.
L’économie d’eau et une meilleure gestion des réserves permettent une alimentation régulière en eau potable jusqu’à la fin de cet été, selon l’ex-ministre Mustapha Kamel Mihoubi. Et après ? Il faut une solution définitive à la crise de l’eau. Le Conseil des ministres du 25 juillet 2021 a révélé qu’une coordination existe entre les secteurs de la Défense nationale, de l’Energie, de l’Agriculture et des Ressources en eau pour l’élaboration d’une stratégie qui mettra fin à la crise de l’eau. Enfin !
Cet article a été publié dans La Nouvelle République (Alger) du jeudi 29 juillet 2021.