Les coupures d’eau, quotidiennes depuis quelques semaines, à Alger et d’autres villes, sont-elles le signe que l’Algérie est confrontée, de nouveau, à la rupture entre l’offre et la demande en eau ? Un bilan établi par le ministère des Ressources en eau pour le premier semestre 2021, fait état d’un déficit hydrique résultant des effets du dérèglement des conditions climatiques.
par M’hamed Rebah
La population a déjà connu, au moins à deux reprises, dans la deuxième moitié de la décennie 1990 et au tout début des années 2000, la même situation, traduite par un rationnement strict dans la distribution de l’eau: quelques heures seulement (souvent la nuit), un jour sur deux ou sur trois et, parfois, il fallait attendre encore plus pour alimenter les réserves (citernes, fûts, jerrycans, bouteilles…).
En 1997, à Alger et dans les grandes villes du pays, un plan ORSEC consistant en une série d’interdictions décidées par les autorités pour réduire la demande en eau, n’a pu être appliqué, la police des eaux chargée de le faire respecter, n’étant pas opérationnelle. D’ailleurs, elle ne l’est toujours pas, et les scènes de gaspillage de l’eau n’ont pas disparu, à ce jour.
Les pouvoirs publics avaient cru trouver la solution dans une nouvelle politique de l’eau lancée à la suite d’une rencontre nationale appelée « Assises de l’eau », tenue en 1995. Cette politique de l’eau n’eut aucun effet, sans doute parce qu’elle a été élaborée à partir d’une évaluation approximative de la situation hydrique dans le pays et sur la base de chiffres faux. A l’époque, la Banque mondiale avait été « généreuse » en prêts accordés au secteur de l’hydraulique, remboursés sans que les Algériens voient les améliorations attendues dans la gestion de l’eau.
En 2001, l’échec de cette politique a été vite mis en évidence par la réduction des ressources hydriques: barrages vides et nappes souterraines épuisées. Par chance, une bonne pluviométrie et la remontée du prix du pétrole ont permis de sauver la situation. En 2003 et en 2004, avec les premiers vrais hivers après de très longues années de sécheresse, les barrages se remplissent et certains enregistrent même des « surplus » qui inquiètent les riverains. Les plans ORSEC sont allégés. En même temps, à partir de 2003, le cours du pétrole ascendant ouvre la voie aux projets financés par l’Etat pour un montant qui sera estimé en 2019, à 54 milliards de dollars. On ne connaît pas la part réservée dans ces dépenses publiques, au développement de mécanismes d’économie de l’eau et à la formation du personnel.
Dans l’euphorie créée par l’accroissement inespéré des disponibilités en eau (grâce à la pluie) et la perspective de l’aisance financière (annoncée par la hausse des recettes extérieures tirées des ventes des hydrocarbures), les pouvoirs publics se tournent vers les entreprises et les compétences étrangères pour réaliser leurs projets dans le secteur de l’hydraulique. Par ingratitude ou pour une autre raison, les décideurs oublient les entreprises nationales et les cadres algériens qui avaient pourtant fait leurs preuves, surtout dans les années 1990, en pleine période de sécheresse (pas de pluies) et de terrorisme (assassinats et sabotage), en réussissant l’exploit de maintenir en activité le service public de l’eau, sur tout le territoire national.
Estimant, à tort évidemment, que les Algériens ne savaient ni gérer ni distribuer l’eau, les pouvoirs publics ont confié cette mission à des partenaires étrangers, bien rémunérés, pour approvisionner en eau les habitants d’Alger, Oran, Constantine, Annaba et El Tarf, sans grande difficulté, puisque la ressource était largement disponible et la sécurité rétablie presque partout.
Alger a été la première ville à avoir délégué la gestion de ses services liés à l’eau, suite à l’accord conclu en novembre 2005 entre l’Algérienne des eaux (ADE) et l’Office national d’assainissement (ONA), d’une part, et la compagnie française Suez Environnement, d’autre part, donnant naissance en 2006 à la Société d’eau et d’assainissement d’Alger (SEAAL). Le contrat a été renouvelé une première fois en 2012, pour une durée de cinq ans avec extension à la wilaya voisine de Tipaza, et une deuxième fois en 2018 pour une durée de trois ans. La même formule a été adoptée pour Oran (SEOR) avec l’espagnol Agbar Agua pour cinq ans en 2008, transformée en contrat d’assistance technique jusqu’à 2017, et Constantine (SEACO) avec la Société des eaux de Marseille, SEM, en juin 2008, transformée en 2015 en assistance technique. Le contrat pour les wilayas d’Annaba et d’El Tarf (SEATA), conclu en 2007 avec l’allemand Gelssen-Wasser, a été résilié en 2011.
A propos de SEACO, voici ce que rapporte le correspondant à Constantine de notre confrère Reporters (20 août 2020): «Le directeur de l’Epeco (Entreprise de production d’eau de Constantine), l’ancêtre de l’actuelle SEACO, prendra la parole pour fustiger le choix de l’Etat de vouloir ramener une entreprise française, la SEM, Société des Eaux de Marseille, pour la gestion du précieux liquide. « Nous avons beaucoup de tares, dira-t-il en substance, mais avec pas de moyens du tout, nous avons fait mieux que les entreprises françaises lesquelles par contre ont tous les moyens ».
Plus récemment, en avril dernier, concernant la SEAAL, le ministre des Ressources en Eau, Mustapha Kamel Mihoubi, constatait qu’elle « a géré quand la ressource a été abondante mais dans le contexte actuel de déficit, il y a un effort supplémentaire à faire ». Ses propos ont été interprétés comme l’annonce de la non-reconduction du contrat avec Suez, qui arrive à terme en août 2021.
La stratégie de l’eau mise en œuvre au début des années 2000 avait inclus pour la première fois les ressources non conventionnelles: eau de mer dessalée pour l’alimentation en eau potable et eau usée épurée pour sa réutilisation dans l’irrigation principalement. Des résultats notables, mais trompeurs, ont été atteints en matière de dessalement. Selon les chiffres officiels, en 2021, 11 grandes stations de dessalement d’eau de mer produisent plus de 561 millions m3/an et fournissent près de 17 % de l’eau distribuée par l’Algérienne des eaux (ADE) ; le reste : 50 % de l’eau distribuée est issue des ressources souterraines et 33 % provient des eaux de surface.
Inconvénient majeur : les grosses stations de dessalement exigent un entretien permanent effectué par une main-d’œuvre qualifiée soutenue par une logistique sans faille, ce qui a manqué, d’où les pannes techniques qui les mettent à l’arrêt. C’est ce qui s’est passé pour la station d’El Mactaa près d’Oran (500 000 m3/jour), « la plus grande d’Afrique», voire du monde, avait-on dit. Les capacités de production s’en ressentent avec un impact sur la distribution de l’eau dans les régions concernées.
Après 2014, la stratégie d’accroissement des capacités de mobilisation des ressources en eau a été ralentie à cause des difficultés financières provoquées par la baisse du cours du pétrole. La faible pluviométrie a aggravé la situation. Mais, pour répondre à la demande, notamment dans les régions qui enregistrent un déficit en ressources en eau, c’est la logique de l’« équipement » qui continue à dominer, avec, heureusement, un plus grand intérêt accordé à la gestion des stations de dessalement. Le 30 mai 2021, en Conseil des ministres, le président Abdelmadjid Tebboune a ordonné la création, sous la tutelle du ministère de l’Energie, d’une agence nationale chargée de la supervision de leur gestion.
Les stations de dessalement « monobloc » retiennent l’attention des pouvoirs publics. Celles de Palm-Beach, Ain Benian et Zéralda (wilaya d’Alger) et de Bou-Ismail (Tipasa), sont en cours de réhabilitation et d’extension, et seront mises en service au plus tard le 20 août prochain. Leurs capacités globales ne sont pas énormes, 37.500 m3/jour, mais elles sont dimensionnées selon les besoins réels de proximité.
Pour rappel : en octobre 2002, des habitants de Skikda, à 400 km à l’est d’Alger, ont eu la primeur de boire de l’eau de mer dessalée grâce à une station de 5 000 m3/j, installée en un temps record, aux abords de la plage Ben M’hidi, par HydroTraitement, entreprise publique algérienne. Pourquoi les « décideurs » ont-ils abandonné l’option des stations « monobloc » et lâché Hydro Traitement qui pouvait les réaliser, privilégiant les grosses stations confiées à des entreprises étrangères et qui posent des problèmes aujourd’hui, en plus de soupçons de corruption soulevés ici et là ?
Au début de l’aventure du dessalement, dans les premières années 2000, la question avait été posée de savoir combien coûtera l’eau dessalée. Les estimations divergeaient alors, allant de 0,5 dollar à 1 dollar le m3 au robinet. En 2006, l’eau de la grande station d’Alger (200 000 m3/j) implantée aux Sablettes en face de la centrale électrique du Hamma, était estimée à 0,8182 dollars/m3. Dans tous les cas, les décideurs avaient promis que l’Etat continuerait à soutenir le prix de l’eau dessalée en payant la différence avec le prix de l’eau potable conventionnelle, pour ne pas faire supporter à la population un tarif qui lui fermerait l’accès à cette ressource.
Une évaluation de la politique menée depuis une trentaine d’années dans le secteur des ressources en eau est indispensable pour corriger les erreurs et définir une nouvelle stratégie conforme aux exigences du développement économique et social du pays. Au lieu de cela, les experts semblent attachés à la marotte du tarif de l’eau, qui conduit à tourner en rond sans régler aucun problème.
L’évaluation de la politique de l’eau et l’élaboration d’une nouvelle stratégie doivent se faire en toute indépendance vis-à-vis des groupes d’intérêts, essentiellement étrangers, et des institutions internationales qui les servent. Cette démarche doit également rompre avec la formule des rencontres-spectacles (appelées Assises ou états généraux ou séminaires ou autre) dont le moment fort est la pause déjeuner avec un afflux d’invités, véritables « professionnels » des rencontres nationales et internationales, qui repartent une fois le repas terminé non sans avoir emporté le cartable ou autre gadget offerts, aux frais de l’Etat, par le ministère organisateur.
L’économie de l’eau négligée parce qu’elle exige des capacités organisationnelles d’un niveau qualitatif supérieur, doit être au premier plan de la nouvelle stratégie, en rupture avec les pratiques passées qui encourageaient le « tout équipement », et facilitaient les surcoûts dans les projets. La rationalisation de la demande et la réduction du gaspillage passent par la résorption des fuites (dans les réseaux mais aussi à l’intérieur des habitations), le civisme des consommateurs appuyé par l’intervention de la police de l’eau, des installations appropriées dans les établissements et lieux publics (robinetterie, chasse d’eau), l’éco-efficacité dans l’industrie, l’efficacité de l’irrigation. Pour l’heure, cette démarche n’est pas encore sérieusement envisagée par les pouvoirs publics.
Cet article a été publié dans La Nouvelle République (Alger) du dimanche 20 juin 2021.
Photo du haut : l’agence commerciale SEAAL d’Alger centre © M’hamed Rebah