Cet article publié dans le Vermont Digger est signé de Jules Rabin, venu enseigner l’anthropologie en 1968 au Goddard College dans le Vermont, Etat du nord-est des Etats-Unis. Dix ans plus tard, il cuisait le pain au four à bois et devenait le plus célèbre boulanger démocrate de l’Etat.
par Jules Rabin
Aujourd’hui, j’ai marché avec une grande cohorte d’adultes, incroyablement heureux, derrière un millier d’écoliers de Montpellier (NDLR : capitale de l’Etat du Vermont) et du reste de l’Etat. Avec un clin d’œil des autorités scolaires pour cette sortie non autorisée de la salle de classe un jour d’école. Ils protestaient publiquement dans la rue et sous un ciel d’automne limpide contre le danger croissant d’être la proie des effets de ce changement climatique qui s’emparent et contrôlent aujourd’hui toute la vie de la planète en de nombreux endroits et commencent à la décimer.
Il semble que les enfants comprennent clairement que leur vie est en train d’être irrémédiablement réduite et même abrégée par les rejets intenses de carbone dans l’atmosphère terrestre de l’ère industrielle. Deux siècles de cet « enfer » ont laissé déchirer et brûler de grandes parties de la peau extérieure de la Terre. Littéralement, comme s’il ne devait pas y avoir de lendemain ! Mordant fort et trop longtemps, déchiquetant même… les tétines de cette Terre Mère qui nous porte tous. La manifestation d’aujourd’hui a été, pour certains enfants, leur première expérience de descente dans les rues !
Alors moi, grand-père et arrière-grand-père, j’aimerais décrire ma première manifestation, il y a 85 ans, qui, j’en suis sûr, a eu un effet durable sur moi. C’était au début des années 1930. Le cas des Scottsboro Boys était devenu une préoccupation majeure pour la nation. Ils étaient neuf garçons noirs et presque des hommes, arrêtés et accusés d’agression et de viol d’une fille blanche, alors qu’ils montaient dans les trains de marchandises de cette époque où la pauvreté faisait rage. Ils étaient juste d’un autre nulle part. Du Nord des Etats-Unis, un cri fut lancé : « Les garçons de Scottsboro ne mourront pas ! » Ce cri est devenu une clameur et ça a marché. Les Scottsboro Boys n’ont été ni exécutés ni lynchés, bien qu’ils n’aient pas échappé à une succession d’enfers judiciaires.
Rappelons aussi l’histoire d’Angelo Herndon, un très jeune militant syndical noir de ces mêmes années. Il avait risqué sa vie en travaillant à syndicaliser le Deep South (NDLR : sud profond), au début des années 1930. Homme courageux ! Il soutenait des actions subversives parmi ses compatriotes noirs et a aussi été malmené par la justice du Sud de l’époque.
J’avais 8 ou 9 ans quand mon oncle Harry, un « Rouge » qui n’était ni brillant ni profond, a demandé à ma mère la permission de m’emmener à une manifestation de soutien à Herndon dans une banlieue du centre-ville de Boston. Mon souvenir de cette manifestation – la première de ma vie – est simple et frappant. Nous étions une quarantaine de personnes, tous des hommes. J’étais le seul enfant. C’était un jour gris et froid. Chaque homme présent portait un chapeau Fedora sobre et un long manteau sombre. La journée était nuageuse. Marchant sur des pavés, nous étions une image sombre de la Dépression, nue et isolée, sur les rues pavées. On aurait dit une gravure sur bois Masereel de l’époque ! Nous avons crié en marchant une phrase, une invocation qui résonne encore dans ma mémoire, 85 ans plus tard : « Angelo … Herndon … ! Angelo Herndon … ne mourra pas ! »
La marche d’aujourd’hui contre l’inertie de notre gouvernement face aux effets néfastes du réchauffement climatique contraste avec cette manifestation de 1932 ou 1933. C’est une expérience joyeuse ! Nous nous sentons bien dans ce que nous faisons, sous un soleil radieux et un ciel bleu de la belle ville de Montpellier ! Nous avons été encouragés par notre nombre et par la justesse absolue de notre cause, certifiée cruellement par les connaissances du jour.
En y repensant, ce « Sauver Angelo Herndon » de mon enfance m’a fait prendre l’habitude de manifester occasionnellement. La liberté d’expression en Amérique ? Si vous ne possédez pas de journal ou ne pouvez pas écrire un livre, dites ce que vous dites dans la rue. Samuel Adams – comme je l’imagine – l’avait fait au cours des mois qui ont précédé la Révolution américaine, frappant ses concitoyens bostoniens en livrant publiquement ses opinions. « Ecoute! Écoute-moi une minute, veux-tu ? » avec un vieil accent de Boston.
Un ou deux, cinq ou dix des enfants de cette manifestation se souviendront-ils plus tard de cet événement d’aujourd’hui comme d’un début de préparation, quand d’autres modes et lieux de rendez-vous échouent à mener des plaidoyers et de protestations au centre de leur ville ?
S’adresser à nos concitoyens dans la rue est aussi valable pour l’Amérique que votre droit de vote citoyen. Si vous ne possédez pas de journal, soyez-en un : avec votre corps, vos pieds et votre pancarte tout ensemble. Ne vous contentez pas de laisser mijoter et mélanger vos pensées. Parlez, sinon vous étoufferez. De temps en temps, cela pourrait être suffisant.
Traduction Hervé Jane