par Jérôme Tubiana
Il y a quelques jours, une amie très engagée dans la conservation de la nature, à laquelle j’annonçais la sortie de mon livre Chroniques du Darfour (éditions Glénat), me répondit qu’elle ne manquerait pas de le lire, d’autant qu’elle avait un intérêt particulier pour « les répercussions du conflit du Darfour sur les populations d’éléphants, notamment à Zakouma ».
Le parc national de Zakouma, dans le sud-est du Tchad, est l’un des plus beaux d’Afrique centrale. Deux ans après le début du conflit du Darfour en 2005, la population d’éléphants y était estimée à plus de 4.000. En 2009, elle avait chuté brutalement à 600 individus… Bien que les données y soient moins précises, les éléphants de la République centrafricaine semblent connaître un déclin semblable. Et de fait, les autorités tchadiennes et centrafricaines, les organisations de conservation de la nature et les médias mettent particulièrement en cause des hommes en armes venus du Darfour en guerre.
J’espère que mon amie ne sera pas déçue par mon livre, qui ne parle que marginalement de nature et d’environnement. Encore que… A y réfléchir, je me rends compte qu’inévitablement ces questions sont évoquées. Comment expliquer les causes de cette guerre sans mentionner le changement climatique et l’impact exceptionnellement fort des grandes sécheresses sahéliennes des années 1970 et 1980, avec la compétition accrue pour la terre, l’eau et les ressources naturelles qui a suivi ?
Comment ne pas mentionner aussi les conséquences environnementales du conflit, et particulièrement des déplacements de population massifs (près de trois millions de personnes sur une population d’environ six millions) qu’il a entraîné. Pour ces déplacés, le bois reste en général le seul moyen de faire cuire l’aide alimentaire et l’un des principaux matériaux de construction. Les organisations humanitaires ne se sont préoccupées que tardivement de cette question, et leurs tentatives de trouver des substituts au bois sont une goutte d’eau dans la perfusion d’aide qui parvient aux déplacés malgré l’insécurité.
Le déboisement autour des camps de déplacés est spectaculaire, ainsi que peut s’en rendre compte aussi bien l’internaute en cliquant sur des photos satellite, que n’importe quel observateur à ras de terre. Le paysage est souvent si lunaire que le journaliste qui, comme c’est souvent le cas, limite sa visite à l’un de ces camps de déplacés, ne manquera pas de qualifier les alentours de « désert », même lorsqu’on se trouve en fait plutôt dans un climat « sahélien » voire « soudanien ».
Mais comment imaginer la « savane » quand il n’y a plus ni arbres ni animaux ? J’ai raconté comment les groupes rebelles, qui manquent souvent plus de nourriture que d’armes et de carburant, chassent les gazelles en les forçant à bord de leurs Toyota Landcruiser. Ce n’est qu’un exemple d’une évidence : l’afflux d’armes et plus encore de véhicules à la faveur des conflits est une menace aussi bien pour les hommes que pour la faune sauvage.
Mais revenons un instant à nos éléphants… Il est peut-être trop simple d’imputer leur déclin au Tchad et en RCA à de simples incursions de « Janjawid », ainsi qu’on surnomme les miliciens armés par le gouvernement soudanais pour venir à bout de la rébellion au Darfour. Le mal est en fait plus profond. Acheikh Ibn Oumar, un chef historique de la rébellion tchadienne depuis les années 1970, se souvient ainsi qu’à l’époque « le trafic d’ivoire était la principale source de financement de la lutte armée pour l’achat d’armes, de munitions et de vivres dans les localités frontalières » du Soudan, du Tchad et de la RCA.
Certains de ses hommes ont ainsi abandonné la rebellion pour devenir des chasseurs d’éléphants, une activité bien plus lucrative. Dans les rangs des braconniers ne se trouvent donc pas seulement des miliciens soudanais, explique-t-il, mais aussi « d’anciens rebelles, d’anciens soldats gouvernementaux, des ruraux privés de leurs sources de revenus par la sécheresse et les conflits armés ». Il insiste aussi sur le contexte de cette tri-frontière où les frontières n’existent pas vraiment, et où les populations sont particulièrement marginalisées par rapport aux centres des trois pays dont officiellement elles dépendent. Ce qui en fait une région propice à l’éclosion de luttes armées contre ces centres, aussi bien qu’à des trafics en tout genre, des armes à l’ivoire. La situation est à peu près la même un peu plus au sud, à une autre tri-frontière également considérée comme alimentant le trafic d’ivoire : celle du Soudan, de la RCA et de la République démocratique du Congo.
Depuis la colonisation, la réponse aux braconniers dans la région a été essentiellement militaire et répressive. Les conservateurs de la nature dans la région parlent volontiers de leur travail comme d’une « guerre ». A Zakouma, les gardes du parc sont désormais équipés de lance-roquettes RPG, tout comme les rebelles et les miliciens du Darfour. Il n’est pas évident que cette stratégie soit payante : onze gardes ont été tués entre 2005 et 2009. Certains parmi les gestionnaires du parc admettent du reste qu’il s’agit d’un pansement sur une jambe du bois tant qu’on ne s’attaque pas à l’échelon supérieur : la demande. On estime que l’ivoire d’Afrique centrale est exporté en Asie, notamment via le Soudan, où travaillent plusieurs milliers d’ouvriers chinois.
De l’autre côté, tout en bas de l’échelle, des parcs comme celui de Zakouma essaient aussi de nouer des liens avec les populations locales, pour que celles-ci soient de leur côté plutôt que de celui des braconniers. Cela demande un vrai changement, car jusqu’à présent en Afrique, les habitants et les voisins des zones protégées, quand ils n’en ont pas été expulsés, ont souvent été victimes de l’approche répressive des conservateurs : au Tchad ou au Niger, par exemple, la politique habituelle était ou est encore d’interdire aux éleveurs les points d’eau et les patûrages des zones protégés, en abattant au besoin le bétail égaré.
Malheureusement, ce hiatus entre conservateurs occidentaux et populations locales est en soi une menace pour la nature qu’ils prétendent conserver. C’est une sorte de tradition : depuis l’époque coloniale, les conservateurs de la nature coopèrent pragmatiquement avec les pouvoirs en place, en fermant parfois les yeux sur le fait que ces régimes sont souvent, pour les populations locales, des corps tout aussi étrangers qu’une ONG basée à Paris ou New York. Difficile de ne pas comprendre que les populations locales, au lieu de considérer la nature comme leur patrimoine, la voient dès lors comme le terrain de jeu de riches Occidentaux et, lorsque la guerre oblige ces derniers à évacuer les zones protégées, ne se gênent pas pour les piller et les détruire. La fatalité de la guerre n’explique donc pas seule la fragilité des parcs du Tchad, du Niger ou du Soudan.
Un espoir, peut-être, au Sud-Soudan, où quelques milliers d’éléphants ont survécu à vingt années de conflit, dont certains qui semblent revenir au pays après s’être réfugiés en Ouganda ou au Congo. Les Sud-Soudanais regrettent aujourd’hui le prix très lourd que leur faune a payé à la guerre. Je dis bien « leur » faune, car il n’est pas rare de les entendre en parler comme de leur patrimoine.
C’est sans doute lié au fait que le Sud-Soudan se prépare à devenir un nouvel Etat : un référendum est prévu pour janvier 2011, et il ne fait pas de mystère que l’indépendance sera plébiscitée. Un bémol, toutefois : si le Sud-Soudan a aujourd’hui plus de quinze mille gardes pour protéger sa faune, ce n’est pas seulement par amour des éléphants. Ces rangers sont d’anciens rebelles, prêts à repartir au combat si la guerre entre Nord et Sud venait à reprendre…