Le salaire à vie, l’une des solutions pour changer totalement nos relations avec le vivant 

Être salarié indépendamment de son activité dès l’âge de 18 ans jusqu’à la fin de sa vie. Voilà une proposition initiée par l’économiste et sociologue Bernard Friot sous la dénomination exacte de « salaire à la qualification personnelle ».  Une idée révolutionnaire pourtant basée sur du « déjà là » et qui trouve ses racines au début du XXe siècle et juste après la guerre 39-45. L’objectif de cet article n’est pas de détailler les modalités pratiques d’un salaire à vie, mais d’apprécier les raisons pour lesquelles un tel concept trouve sa place dans les luttes pour le vivant.

par Pierre Grillet

Rien à voir avec un « revenu minimum » ou « revenu universel »

La théorie du « revenu minimum d’existence », appelé également « revenu minimum universel », a été initiée dès le début des années 1930 par le radical-socialiste Jacques Duboin, défenseur de l’économie distributive (1). Par la suite, cette théorie fut reprise sous différentes formes et appellations, avec en point d’orgue la proposition de Benoît Hamon, candidat socialiste aux élections de 2017, mais également par de nombreux néolibéraux. Pour Bernard Friot, « attribuer un revenu à quelqu’un, c’est le reconnaître comme un être de besoin », on le considère comme une charge. Un concept dangereux dans la mesure où un tel système n’implique aucun changement important dans le fonctionnement d’une économie libérale qui reste destructrice pour l’ensemble du vivant et ne résout en rien la question de l’appauvrissement des classes populaires. Tout le contraire de l’idée d’un salaire à vie pour toutes et tous, qui considère « l’individu producteur de valeur économique et reconnaît ainsi chaque personne en tant que travailleur, c’est à dire celui, celle qui est en permanence, comme citoyen-ne, en responsabilité du travail sans être en permanence au travail ». Le salaire ne dépend plus de l’occupation d’un poste (très aléatoire), mais est attribué à chaque personne adulte quel que soit le travail réalisé.

Le salaire à vie ou à la qualification personnelle, c’est quoi ?

Résumer ou synthétiser en quelques lignes les fruits d’une réflexion issue de décennies de recherche n’est pas chose aisée et le risque est grand de déformer les propos de ses initiateurs. C’est pourquoi nous vous conseillons, suite à la lecture de cet article, de consulter tranquillement les références précisées en fin de texte pour aller plus loin.

Un salaire à vie pour chaque adulte : une idée réaliste qui se base sur de l’existant

Bernard Friot l’appelle « le déjà là communiste ». En premier lieu, l’instauration du salariat est issue de la lutte des travailleurs auparavant payés à la tâche (au XIXe siècle) et qui obtinrent en 1910 la publication du Code du travail instaurant alors la notion de salaire et la reconnaissance de droits pour les travailleurs. En 1946, la loi déposée par le communiste Maurice Thorez, alors ministre de la Fonction publique, sur le statut de la fonction publique institue la titularisation à la qualification. Les fonctionnaires (5,7 millions de personnes concernées actuellement), payés pour leur grade (donc le niveau de qualification) et non pour leur poste, sont ainsi affranchis des aléas du marché de l’emploi. La retraite est la poursuite du dernier salaire jusqu’à la mort. Si on prend en compte également la moitié des retraités qui reçoivent une pension correspondant à peu près à la poursuite de leur salaire, soit 7 millions de personnes, ainsi que les salariés à statut (ou ce qu’il en reste), on arrive à un total de 17 millions de personnes adultes dont le statut se rapproche de celui d’un salaire à vie.

À l’instar de la mise en place du Régime général de la sécurité sociale en 1946 avec Ambroise Croizat (alors ministre communiste), un tel système appliqué à tout le monde pourra être entièrement financé par la voie des cotisations. Bernard Friot nous explique que l’augmentation de la cotisation réduit la part de la valeur qui va au profit. Préférer taxer le profit, une idée généralement répandue à gauche, c’est le rendre indispensable pour les prestations sociales, soumettre le capital à l’impôt, c’est le légitimer alors que nous devons l’éliminer. Ainsi, cotisations auprès de caisses gérées par les travailleurs comme ce fut le cas lors de l’instauration du Régime général au sortir de la guerre, fonction publique, retraite, salariat, sont, selon Bernard Friot, des « institutions communistes qui portent la contradiction au cœur du système capitaliste ». C’est la raison pour laquelle celles-ci ne cessent d’être combattues par le système en place, tout particulièrement au cours des quatre dernières décennies. Instaurer un salaire à vie pour toute personne de plus de 18 ans n’est donc pas une vision utopiste. Octroyer un « salaire à vie », basé entre autres sur la socialisation du salaire (le salaire socialisé s’incarne dans la cotisation sociale), l’appartenance usagère des entreprises aux salariés, la fin des prêts bancaires, du profit et la mise en place d’un salaire maximum à chaque adulte indépendamment du travail réalisé, permettra de libérer le travail et ainsi de travailler au service de l’utilité sociale de ce qui est produit. Car il nous faut assurer la propriété d’usage de l’outil afin de devenir souverain sur la production. « Nous n’avons besoin pour travailler ni d’employeurs, ni d’actionnaires, ni de prêteurs ».

Le salaire à vie ou à la qualification personnelle, remède contre une transition sans fin au service d’un système destructeur ?

Une telle initiative nous permettrait de conquérir la capacité collective de ne produire que ce que nous estimons nécessaire, avec le minimum d’impacts négatifs. De quoi avons-nous besoin ? Raisonnablement, nous pourrions abandonner au moins la moitié de ce que nous produisons au profit d’autres réalisations plus utiles pour la société et moins impactantes pour le milieu. L’écologie en serait également la grande gagnante : « La souffrance née de l’acceptation de travaux avec lesquels nous sommes en désaccord, ou de conditions de travail qui rendent impossible un bon travail sera supprimée et nos rapports avec le vivant totalement différents ». Nous pourrons ainsi constituer la base économique et sociale d’une société où chacun serait à même de coconstruire un nouveau « vivre ensemble » englobant les humains comme les non humains.

La transition dont on nous rebat les oreilles depuis des décennies est un leurre tant que l’immense majorité des citoyens n’ont aucun pouvoir de décision sur les choix de productions. Nous sommes totalement dépendants de la bonne volonté des patrons dont la plupart, parmi les grandes entreprises, ne cessent de proclamer leur attachement à cette indispensable transition écologique, à l’image des PDG de TotalEnergies, Bouygues, Vinci, Eiffage, Avril, pour ne citer qu’eux. Mais comment accorder un quelconque crédit à des dirigeants qui ont fait leur fortune sur l’asservissement des autres et de l’ensemble du vivant et pour lesquels l’argument massue est toujours : « nous sommes des créateurs d’emplois » ? Carole Delga, la présidente socialiste de la région Occitanie, avait d’emblée réagi ainsi suite au jugement qui a stoppé les travaux de l’A69 : « Je pense aujourd’hui au millier de salariés qui travaillent sur ce chantier et dont l’emploi est menacé ». S’il est légitime de prendre en compte le sort de personnes qui perdent leur emploi, il faudrait avant tout se poser la question de l’utilité du travail demandé et de la soumission forcée à des employeurs qui peuvent du jour au lendemain décider de la suppression du poste de travail. Une chose impossible si le salaire était lié non plus au poste, mais à la personne même, à sa qualification, ce qui serait le cas dans un salaire à vie. Tant que nous resterons dépendants du bon vouloir du capital pour toucher un salaire ou pire encore, toucher quelques revenus incertains en fonction de la tache réalisée (le lot de la grande majorité des autoentrepreneurs que l’Etat souhaite développer, ce qui constitue un sacré retour en arrière bien antérieur au Code du travail…), nous resterons dans l’incapacité d’agir. Tant que nous resterons dépendants des grosses entreprises de l’agroalimentaire pour y quémander quelque emploi, nous ne pourrons rien changer en profondeur dans l’agriculture. Comme le dit Bernard Friot au magazine en ligne Basta : « nous ne décidons rien sur ce qui est produit, sur les investissements, sur les collectifs de travail, nous sommes séparés des fins et des moyens du travail. Notre reconnaissance comme producteur est suspendue à des activités dont nous n’avons pas la maîtrise ». Un véritable changement doit avant tout passer par une tout autre approche qui redonne le pouvoir à celles et ceux qui travaillent. Les personnes qui se proclament « écologistes » devraient inclure le droit au salaire à vie parmi les préoccupations politiques du moment. À titre d’exemple, produire des légumes pour nourrir sa famille et ses voisins sans avoir à les vendre pour en tirer un revenu aléatoire sera considéré comme un travail et le producteur salarié sera ainsi libéré de tout souci de rendement économique. Prendre du temps pour rencontrer les autres, connaître leurs cultures, s’occuper de ses petits-enfants, élever ses propres enfants, construire ou retaper sa maison, apprendre à mieux connaître son milieu de vie, sa biorégion avec ses ressources, participer à des tâches importantes pour le collectif, tout ce qui permet d’améliorer le sens de la vie en société et notre façon d’habiter seront également considérés comme du travail. Nous pourrons ainsi constituer la base économique et sociale d’une société où chacun serait à même, selon Bernard Friot, de « choisir les activités qui correspondent à ses goûts et à sa déontologie et surtout qui répondent à l’urgence de la rupture écologique et aux besoins sociaux ».

Débattre autour de la notion de salaire à vie est aujourd’hui devenu incontournable

Il faut abandonner la logique capitaliste dont le but est de faire fructifier un capital pour rendre le travail réellement utile pour la société et éliminer toute volonté de profit. Face à l’impasse sociale et environnementale actuelle, aux reculs incessants imposés par les dominants depuis au moins quatre décennies, forcer le débat sociétal et environnemental autour du salaire à vie ou à la qualification personnelle pour tenter de sortir du carcan dans lequel on voudrait nous enfermer semble incontournable. On ne pourra pas changer profondément nos rapports au vivant, on ne pourra pas parvenir à une sécurité sociale de l’alimentation, du logement, de l’accès à l’eau, des cultures, de la mort, si on ignore la nécessité urgente de modifier totalement notre rapport au travail.

Pour avancer dans les luttes, il faut créer du désir, montrer qu’il est possible d’acquérir des victoires comme ce fut le cas il y a quelques décennies, tout faire pour contrecarrer ce récit de la bourgeoisie qui les minimise, voire les invisibilise en imposant de faux récits (à l’image de la naissance de la Sécurité sociale et d’un soi-disant consensus politique à la sortie de la guerre alors qu’il n’en était rien). « Il faut être à l’offensive sur des propositions révolutionnaires ». Tout comme l’ont été avec succès, malgré des oppositions virulentes, les ministres communistes et les ouvriers en 1946 ! Mais il s’agit d’une lutte sur le temps long. Face à l’urgence écologique, il convient alors de multiplier les alternatives à des niveaux plus restreints, locaux, ce qui se produit actuellement et devrait aller en s’accélérant, mais sous la condition de tout faire pour fédérer ces actions afin de leur donner du poids au niveau national et empêcher toute récupération par le système capitaliste.

Il faut remercier Bernard Friot pour son travail qui repose sur plusieurs décennies de recherches et qu’il s’efforce depuis de nombreuses années à partager avec le plus grand nombre au cours de ses conférences, interviews et écrits multiples (2). Si bien des aspects techniques restent à résoudre, l’idée proposée est probablement au cœur des luttes sociales et écologiques actuelles. Nous avons le devoir, en tant que citoyens, militants et plus encore en tant que journalistes, de la faire connaître auprès d’un maximum de personnes pour alimenter les réflexions, la faire évoluer, l’améliorer, résoudre les points faibles À nous d’être des relais efficaces pour que de telles perspectives nous permettent collectivement d’avancer.

Les phrases entre guillemets sans mention de l’auteur sont des citations de Bernard Friot.
Remerciements à Philippe Véniel, Marie-Do Couturier et Laurent Samuel pour leurs relectures et commentaires.

(1) Dominique Allan Michaud. 2017.  Le revenu universel dans la présidentielle de 2017 : une vieille histoire, de Duboin à Hamon en passant par les Verts. Réseau Mémoire de l’Environnement. https://reseaumemoireenvironnement.wordpress.com/2017/02/28/le-revenu-universel-dans-la-presidentielle-de-2017-une-vieille-histoire-de-duboin-a-hamon-en-passant-par-les-verts/ Un article très complet et documenté sur le revenu universel et l’histoire liée à ce concept.

Docs et sites à consulter autour de ce thème :
– Réseau salariat (association d’éducation populaire). Un site important qui fournit quantités d’informations et de pistes de réflexions sur le salaire à vie et tous les sujets concernant les différentes formes possibles de sécurité sociale.
– Sécurité sociale, salaire à vie, retraite et capital. Le Média. https://www.youtube.com/live/ACmcikrwi8Q?si=iQ6_fTfnZpMXC4tm
– Et si on était payé à ne rien faire ? Les idées larges, ARTE. https://youtu.be/50vPCv7EPWE?si=cxBNhYFvCMxf31ps
– Bernard Friot La conférence gesticulée « A quoi je dis oui » https://youtu.be/C5XV1Gk4O0g?si=e-jCxISHKvRhusyz
Une conférence en deux parties où l’on rentre dans l’histoire de la sécu, du régime général, du salaire à vie à travers le vécu et les aspirations de Bernard Friot. A voir absolument !
– Bernard Friot : un droit au salaire à vie pour « libérer le travail de la folle logique capitaliste ». 9 janvier 2020 par Rachel Knaebel. Basta. https://basta.media/reforme-retraite-systeme-a-point-salaire-a-vie-cheminot-SNCF-EDF-haine-de-classe
– Judith Bernard. 2015 (18 septembre). Le salaire à vie avec Bernard Friot. Hors-Série. https://www.hors-serie.net/emissions/le-salaire-a-vie/ Une jolie conversation entre Judith Bernard et Bernard Friot. Très complet.
– Bernard Friot. 2018. Théorie du revenu universel / salaire à la qualification ? Thinkerview. https://youtu.be/zrS-OkFTLkc Probablement la moins intéressante de toutes les références YouTube proposées. Les propos de Bernard Friot restent très instructifs, mais l’animateur de la discussion passe à côté, à mon avis…
– Site la Boisselière : https://boisseliere79.wixsite.com/monsite/bienvenue Un site généraliste sur la paysannerie, nos relations avec le vivant, notre manière d’habiter, les luttes en cours, le colonialisme, la théorie du salaire à vie et bien d’autres sujets. Un site ressources avec des milliers d’informations disponibles…
– Bernard Friot. 2017. Vaincre Macron. Éditions La Dispute.
« En prenant en main l’investissement et les entreprises, nous vaincrons Macron, et nous sortirons la production de la folie écologique, anthropologique et territoriale du capitalisme » (extrait du résumé).
– Bernard Friot. 2014. Emanciper le travail. Entretiens avec Patrick Zech. Éditions La Dispute. Un livre d’entretiens thématiques réalisés avec un militant de Réseau salariat, une synthèse de la pensée de Bernard Friot.

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