Les Utopiennes. Bienvenue en 2044 est un ouvrage peu conventionnel paru aux Éditions La Mer salée en 2024. Il rassemble des textes sur des sujets variés comme l’école, la ville, la défense de la nature, l’agroécologie avec comme ligne éditoriale, imaginer le futur, puisque la maison d’édition se veut « semeuse d’utopie pour un monde lumiluttant*, audacieux, respectueux des êtres et du vivant ».
par Jean-Claude Génot, écologue
Les auteurs et autrices viennent d’horizons très variés : ingénieure, agronome, poète, autrice de bande dessinée, juriste, entrepreneuse sociale, conseillère artistique, urbaniste, journaliste, romancière, comédienne, étudiante en sciences politiques, acteur, prospectiviste. Dans un monde où tous les mensonges sont permis, où les dictateurs réécrivent l’histoire et où l’effondrement est à l’agenda de l’humanité, cet ouvrage se veut porteur d’espoir comme le soulignent les fondateurs : « un ingrédient précieux, peut-être la carte maîtresse, celui sans lequel rien ne se fait ». Tous les textes répondent à ce besoin d’espérance comme le souligne l’éditorial : « nos imaginaires projettent, autorisent, créent la réalité ou bien nourrissent notre joie et notre détermination ». C’est la fin de cet ouvrage qui a le plus retenu mon attention. On y voit une carte de France de la libre évolution en 2044 où ces zones couvrent 50 % du territoire là où la densité humaine est faible ou nulle, car 10 millions vivent en zone rurale (surtout dans l’ouest) et 60 millions dans des villes « entièrement repensées : plus denses, fonctionnelles, sobres, reliées entre elles et résilientes, on en sort rapidement pour rejoindre la nature ». L’auteur de cette carte imagine l’existence de communautés nomades vivant de manière sobre et respectueuse du milieu et un accès à la nature aux randonneurs, campeurs et voyageurs en tout genre. Pour lui, la libre évolution est une réponse à l’érosion de la biodiversité, l’étalement urbain et le changement climatique : « elle laisse les écosystèmes se développer spontanément et naturellement ».
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Que m’inspire cette vision utopiste venue de personnes qui ne font pas partie du petit monde de la conservation de la nature ? D’abord, elle est inattendue parce qu’elle ne vient pas du monde des gestionnaires de la biodiversité, trop conformiste et, pour nombre d’entre eux, encore très réticents à laisser faire la nature. Ensuite, elle est audacieuse en osant dédier une telle proportion du territoire à la nature spontanée mais réfléchie parce qu’elle s’accompagne de toute une série de visions développées dans l’ouvrage, qui concernent l’urbanisme, l’agriculture et l’aménagement du territoire. On assiste d’ailleurs à un intérêt grandissant pour la nature sauvage chez certains urbanistes et architectes. Enfin, cette vision « utopienne » est une bouée de sauvetage pour l’imaginaire nourri d’espaces sauvages qui se trouve submergé par la réalité de notre société anti-nature.
Mais soyons juste, il existe à l’heure actuelle un projet qui paraît utopiste à certains émanant du monde naturaliste, celui de l’association Francis Hallé pour la forêt primaire (AFHFP). Un projet qui enthousiasme plusieurs milliers d’adhérents et qui propose de laisser se reconstituer une forêt primaire de 70 000 ha sur 7 siècles dans un contexte transfrontalier. Ce projet bouscule la notion de long terme avec sa temporalité qui défie nos raisonnements plutôt « courtermistes ». Il a également le mérite de rappeler à quel point la notion de surface est vitale pour une forêt naturelle, donnant ainsi un écho au poète René Char pour qui ce qui fait la forêt c’est l’âge et l’infini. Mais cet infini est relatif puisque les 35 000 ha qui concerneraient le territoire français ne représentent guère que 12 fois la surface de l’actuelle plus grande réserve intégrale forestière (3 000 ha) située dans le Parc national de forêts (NDLR : aux confins de la Champagne et de la Bourgogne). Le projet de l’AFHFP est-il vraiment démesuré, exorbitant et irréaliste ? Pas si on regarde son ancrage dans le Grand Est, région très forestière et transfrontalière. A cette échelle, les 35 000 ha ne représentent que 1,8 % des forêts du Grand Est qui couvrent 1 951 000 ha. En théorie, ce n’est pas un effort insurmontable pour un projet qui répond de façon pertinente aux deux plus grands défis de l’humanité : le changement climatique et la sixième extinction des espèces. Pour le Grand Est dont les forêts désormais émettent du CO2 au lieu d’en stocker, une grande zone de forêts en libre évolution constitue la meilleure solution pour le stockage du carbone comme le reconnaît l’Académie des sciences. Quant à la crise de la biodiversité, seule une aire protégée d’une telle surface permet de garantir la sauvegarde de nombreuses espèces (plus une forêt vieillit et plus elle se diversifie), notamment celles à grand territoire.
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Mais c’est lorsque le projet commence à s’ancrer sur un territoire rural où pourrait se concrétiser cette future forêt primaire que les problèmes se posent. La forêt primaire a des répercussions bien au-delà de la zone où elle serait créée et nécessiterait de refonder entre autres, la sylviculture, l’agriculture et le tourisme. En cela, la forêt primaire est un projet de territoire ambitieux qui implique de très nombreux acteurs, de multiples expertises juridiques, scientifiques, économiques et sociologiques, des enquêtes, des actions de sensibilisation et d’information et un travail prospectif sur l’imaginaire des habitants vis-à-vis de la forêt, tout cela sur le long terme. Un exemple : il existe déjà une modeste réserve intégrale forestière transfrontalière dans les Vosges du Nord. Elle pourrait servir d’embryon pour élargir sa superficie actuelle (476 ha) et atteindre dans un premier temps plusieurs milliers d’hectares, ce qui n’est pas irréaliste compte tenu de l’importance des forêts domaniales côté français et des forêts du Land de Rhénanie-Palatinat côté allemand. Cette première étape permettrait d’étudier les nombreux scénarios relatifs d’une part au maintien ou non des usages dont ces forêts font l’objet (chasse, bois de chauffage, tourisme et loisirs), mais aussi d’autre part aux nouvelles formes de développement que le projet pourrait générer (lieu de recherches pluridisciplinaires, nouvelles formes de tourisme associé, etc.). Elle servirait également à valider ou pas la poursuite vers un agrandissement de la forêt primaire. Le défi pour l’association est immense. Il concerne sa capacité à agir sur le long terme, à créer une dynamique locale en faveur du projet, à s’appuyer sur des acteurs plus institutionnels, à faire accepter le principe de la faisabilité d’un tel projet dans les territoires concernés (Ardennes et Vosges du Nord) sous la forme d’une recherche-action et enfin à être reconnu localement comme un acteur incontournable. Derrière l’apparente utopie de ce projet apparaît donc bien, en fait, la possibilité d’une exploration très concrète aujourd’hui de « LA » question d’actualité au cœur des politiques publiques de transition écologique : le passage à la grande échelle de la protection forte en Europe de l’Ouest.
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Loin d’éclipser les actions de ceux qui veulent mettre en œuvre la libre évolution, le projet de forêt primaire leur sert d’étendard et force les opposants à s’engager sur cette voie, mais dans des proportions nettement plus modestes afin de désamorcer cette « bombe ». Qu’en est-il de la libre évolution actuellement ? L’expression est désormais largement employée dans le monde de la conservation de la nature. Cette réussite est sans doute liée à la simplicité des termes qui parlent à un large public, contrairement à bien d’autres concepts plus difficiles à définir ou à expliquer comme naturalité, nature férale ou wilderness. C’est dans le monde forestier qu’on a vu apparaître les prémisses de la libre évolution avec en 2009 la mise en place du réseau FRENE ou forêts en évolution naturelle en Rhône-Alpes (aujourd’hui le réseau FRENE s’est étendu à tout le territoire via un accord entre France Nature Environnement et l’ONF), puis en 2013 le Parc national des Cévennes qui inscrit dans sa charte la mise en place d’un réseau de 9 000 ha de forêts en libre évolution, le Parc ayant préféré parler aux acteurs locaux de forêts en libre évolution plutôt que de réserves intégrales qui engendraient plus de crispation.
On peut en dire autant actuellement de tout ce qui évoque le sauvage (ré-ensauvagement, réserve de vie sauvage de l’ASPAS) qui provoque de fortes oppositions des lobbies ruraux. En 2016, le Conservatoire d’espaces naturels de Normandie lance un programme régional d’espaces en libre évolution (PRELE) qui traduit le changement de la part des CEN, généralement très interventionnistes dans leur gestion. La création en 2020 d’une Coordination Libre Evolution (CLE) a permis la diffusion de l’expression dans les nombreuses associations de protection de la nature qui la composent ainsi que parmi les gestionnaires de la biodiversité qui participent aux réunions. La CLE a défini la libre évolution d’un espace par l’absence de toute action extractive et intrusive, s’est fixée un objectif de 10 % du territoire en libre évolution et a rédigé un document de sensibilisation pour les collectivités (1). Le groupe de travail « nature férale et wilderness » du comité français de l’UICN a publié en 2023 un document sur la libre évolution (2) destiné aux gestionnaires d’espaces naturels et élaboré en 2024 une motion en faveur de la libre évolution, intitulée « Promouvoir la libre évolution et les outils pour la pérenniser », qui sera présentée lors du prochain congrès mondial de la nature de l’UICN en octobre 2025. Enfin, la Commission Nationale Française pour l’UNESCO (CNFU) a lancé une action en faveur de la libre évolution auprès de cette organisation qui peut se décliner dans les divers programmes concernés : patrimoine mondial, réserves de biosphère et chaire UNESCO. En janvier 2024 et 2025, l’UICN et la CNFU ont organisé un séminaire sur la libre évolution au siège de l’UNESCO, un moyen de renforcer cette idée d’un lâcher prise sur la nature auprès du public des gestionnaires et des institutionnels, avec une perspective internationale via la CNFU et l’UNESCO. De multiples actions se mettent en place comme une thèse sur l’acceptation sociale de la libre évolution à l’université de Nantes et une enquête d’opinion sur la libre évolution pour une recherche dans le cadre du pôle universitaire Léonard de Vinci à Paris, de l’Ecole Polytechnique et du CNRS. De multiples initiatives en faveur de la libre évolution émergent de collectivités, d’associations et de fondations.
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Tout cela est positif, mais la mise en avant de la libre évolution dans les stratégies de conservation de la nature révèle les fortes réticences d’ordre psychologique et idéologique en France à l’idée de laisser faire la nature. François Terrasson nous mettait en garde sur la peur métaphysique de la nature qui remet en cause la place de l’homme dans l’univers car l’homme se considère comme « l’aboutissement parfait de la création et doit donc prendre en charge la nature, en la transformant pour qu’elle soit marquée par lui. Il y a là une volonté active d’attaquer tout ce qui pourrait échapper au contrôle humain ».
Et si le changement climatique allait permettre de dégager des surfaces conséquentes de nature en libre évolution, dépassant largement les surfaces obtenues par le travail méritoire de tous les acteurs favorables à la libre évolution et rejoignant ainsi les visions utopiennes ? Faudra-t-il attendre des méga-feux de forêts gangrénées par les plantations de résineux très inflammables, des méga-inondations dans des bassins versants dénudés et trop urbanisés, des méga-érosions côtières rendant d’immenses surfaces du littoral inhabitables et des méga-glissements de terrain en montagne qui condamnent définitivement certains villages hauts perchés pour que les responsables de l’aménagement du territoire déclarent Zones de Libre Evolution tous ces espaces repris par les éléments (l’eau, la terre et le feu) devenus invivables pour l’homme ? Les milieux en libre évolution pourraient devenir des zones tampons indispensables pour la protection des biens et des personnes, pas seulement une façon de gérer des réserves naturelles mais une absolue nécessité face aux déchaînements climatiques. Ce serait à l’homme de s’adapter face à une nature plus forte et pas l’inverse, à lui de déménager, de reculer, d’abandonner des milieux de vie. Cela ne serait pas la première fois que les humains décident de céder du terrain à la nature malgré leur irrépressible besoin de la contrôler et de la modifier. Il y a eu les zones d’exclusion des catastrophes nucléaires ou encore les no man’s land entre pays ennemis. Mais cette fois, l’ampleur des catastrophes l’obligerait à plus d’humilité car les solutions anciennes (digue, filet contre les chutes de pierre, pare-feu, enrochement) ne seraient plus pertinentes. Alors les Zones de Libre Evolution deviendraient vitales pour les stratégies d’adaptation aux changements climatiques et celles pour freiner la sixième extinction des espèces. Utopie ? L’avenir le dira assez vite…
* Lumiluttant : terme qui signifie lutter à la lumière car pour les utopiens et utopiennes on ne combat pas l’ombre par l’obscurité mais par la lumière.
(1) Sur le site Coordination libre évolution, inaccessible à l’heure où cet article est mis en ligne.
(2) https://uicn.fr/wp-content/uploads/2024/01/plaquette.libre-evolution-web.pdf
Photo du haut : une friche arbustive dans un espace naturel sensible du Morbihan @ J.C. Génot