L’Office Français de la Biodiversité (OFB) vient de publier un bilan sur trois ans (2021 à 2023) de l’aire de présence du lynx en France. Ce bilan est réalisé à partir des indices de présence collectés par les membres du réseau loup-lynx et des constats de dommages sur les troupeaux domestiques. L’OFB différencie la présence régulière de l’espèce, c’est-à-dire son installation durable, de sa présence irrégulière, celle-ci pouvant être due à une présence récente ou sporadique dans un milieu moins favorable et à une pression d’observation insuffisante.
par Jean-Claude Génot *
La situation du lynx par massif
Le massif jurassien est incontestablement la seule région de France à abriter une population viable de lynx d’environ 150 animaux. Ce félin, issu de lâchers effectués en Suisse, est présent depuis 50 ans dans ces montagnes, où il semble apprécier les forêts et les innombrables lisières avec des prairies enclavées dans les combes ou en bordure des massifs où se nourrit le chevreuil, sa proie favorite. Il n’est pas rare dans le Jura d’observer un lynx qui traverse une route ou qui peut s’approcher d’une maison. Si l’aire de présence en France a augmenté c’est grâce à la population jurassienne.
Il n’y a pas d’établissement pérenne dans le massif alpin, à l’exception d’individus en dispersion depuis le massif jurassien. Cette dispersion des lynx du Jura s’effectue également en plaine vers l’ouest dans des massifs forestiers dits « intermédiaires » par l’OFB à partir d’animaux parcourant des distances de l’ordre de 30 à 80 km. Ainsi des lynx ont été détectés en Haute-Saône, en Haute-Marne, en Saône-et-Loire et en Côte d’Or, où une reproduction a été constatée en 2022. Si certaines zones de plaine ne se prêtent pas à une implantation durable, le lynx pourrait s’établir dans les massifs forestiers du plateau de Langres, du Morvan ou sur les arrières-côtes dijonnaises.
Le massif vosgien a retrouvé en 2023 la superficie occupée en 2006 après la réintroduction qui a eu lieu entre 1983 et 1993, mais qui avait mené à une quasi disparition en 2016, imputée à des destructions illégales. Les lâchers de 20 animaux effectués dans la forêt du Palatinat entre 2016 et 2020 ont permis une recolonisation des Vosges du Nord et le sud du massif pour quelques individus. Depuis 2021, plusieurs reproductions ont été enregistrées dans le nord du massif, mais la présence régulière du lynx ne signifie pas forcément une progression durable car le félin n’est pas à l’abri d’un tir illégal comme celui survenu dans le sud du massif en 2020. De plus ,la connectivité entre les Vosges du Nord et le reste du massif vosgien n’est pas optimale au niveau du col de Saverne avec la ligne à grande vitesse et l’autoroute A4.
Les facteurs de mortalité
La situation du lynx reste précaire parce que les facteurs de mortalité d’origines anthropiques sont persistants. Pour ce qui concerne les destructions illégales, les associations naturalistes ont recensé 12 cas depuis 1983 dans le massif vosgien. En France, pour un tel délit, le coupable encourt une peine maximale de trois ans de prison et 150 000 € d’amende. Mais aucune enquête suite aux divers actes de destruction illégale n’a jamais abouti à l’identification du responsable, soit par manque de moyens et de compétence, soit par absence de volonté politique. Cette menace de destruction illégale a été prise en compte dans le Plan régional d’action pour le massif vosgien (1,) déclinaison du Plan national d’action pour le lynx. En effet, l’action n°3 « lutter contre la destruction illégale de lynx » évoque tout un ensemble de mesures dont la création d’un groupe d’investigation spécialisé sur la faune sauvage, capable de saisir les compétences de services d’enquête Wildlife Forensic, branche de la police scientifique et judiciaire pour la recherche et l’identification de délits de destruction de faune sauvage. Depuis 2020, quatre lynx ont été tués illégalement dans le massif jurassien et rien ne permet d’exclure d’autres cas non découverts. On déplore d’autres cas d’abattage illégal en Suisse, en Autriche et en Bavière, avec huit, cas depuis 2012 dont un dans le parc national de la forêt bavaroise.
Les collisions routières constituent une cause de mortalité importante pour le lynx. Ainsi entre 1974 et 2019 sur 224 individus, 62 % étaient morts par collision routière (2). Tout récemment encore, seize lynx ont été tués sur les routes du massif jurassien au cours des sept premiers mois de l’année 2024, soit autant que pour toute l’année 2023. Que dire de ces données quand on les compare à une étude suisse menée entre 1987 et 1999 sur les causes de mortalité des lynx avec seulement 15 cas de mortalité routière sur 72 animaux retrouvés morts (3) ? Cette menace est également prise en compte dans le Plan national d’action, mais elle nécessite de bien identifier les emplacements les plus accidentogènes pour le lynx qui peuvent concerner le réseau des routes secondaires et les autoroutes et y remédier par des mesures correctrices pour favoriser les corridors. Corriger la fragmentation demande des travaux conséquents comme ceux réalisés par le concessionnaire de l’A36 pour la partie qui longe le nord du massif jurassien, à savoir la mise en place de 7 éco-ponts de 25 mètres de large qui servent à toute la grande faune, lynx compris. Pour le massif vosgien, le point faible pour la continuité écologique est le col de Saverne, où l’A4 dispose d’une passerelle en bois datant des années 70 qui est trop étroite, non végétalisée et non utilisée par le cerf et le chevreuil, mais déjà empruntée par le lynx. Dans un futur proche, le concessionnaire devait construire un éco-pont répondant aux critères actuels non loin de la passerelle en bois qui servira aux piétons et aux cyclistes.
Les populations de lynx peuvent aussi varier en fonction de facteurs naturels comme le climat et la disponibilité des proies. Ainsi le chevreuil, proie favorite du lynx, pourrait voir ses effectifs diminuer à cause du réchauffement climatique, ce dernier ayant également une origine anthropique. En effet, le chevreuil n’a pas changé ses dates de mise bas (dans la deuxième quinzaine de mai) alors que le développement de la végétation a avancé de 18 jours ces trente dernières années, ce qui peut avoir des conséquences très négatives sur son succès reproducteur (4). Enfin, le lynx est sensible à certaines maladies d’origine virale, bactérienne et parasitaire. Les biologistes suisses considèrent que l’importance de ces maladies sur la mortalité des lynx est sous-estimée (5).
A plus long terme, la survie du lynx en France est liée à la connectivité écologique entre les divers massifs où il vit actuellement (Jura-Vosges-Palatinat-Forêt Noire) qui est loin d’être optimale. Or cette connectivité est indispensable pour permettre des échanges d’individus et assurer un brassage génétique garant de la viabilité démographique de l’espèce. L’enjeu est vital car le lynx a une faible densité et des capacités de dispersion limitées.
* Ecologue
(1) https://www.grand-est.developpement-durable.gouv.fr/plan-regional-d-actions-lynx-massif-des-vosges-a20093.html#:~:text=L’objectif%20du%20Plan%20R%C3%A9gional,%2C%20surtout%2C%20de%20mani%C3%A8re%20durable.
(2) voir (1).
(3) https://meridian.allenpress.com/jwd/article/38/1/84/122651/CAUSES-OF-MORTALITY-IN-REINTRODUCED-EURASIAN-LYNX
(4) https://shs.cairn.info/revue-sciences-eaux-et-territoires-2019-2-page-38?lang=fr
(5) voir 3.
Photo : lynx pris au piège dans un gîte situé sous un arbre renversé dans une forêt biélorusse © Vadim Sidorovich