Agriculture, agribashing et révoltes paysannes en débats au Village de l’eau à Melle (juillet 2024)

Lors du Village de l’eau à Melle en juillet dernier, une dizaine de conférences a traité directement de l’avenir de l’agriculture en France et dans le monde. La Confédération paysanne, le Mouvement de défense des exploitants familiaux (MODEF), Via Campesina, de nombreux représentants de mouvements en lutte à travers le monde (Espagne, Inde, Rojava, Mexique, le collectif des Paysans sans terre au Brésil…), des militants locaux, des initiateurs d’alternatives, des chercheurs, sociologues et journalistes ont eu l’occasion d’échanger et transmettre pendant six journées autour de la question agricole.

par Pierre Grillet

Afin de mieux cerner la situation actuelle, les révoltes paysannes de l’hiver 2024 ont bien souvent été au cœur de ces discussions ainsi que les luttes paysannes dans le monde, les relations entre l’agriculture et l’ensemble de la population et entre les agriculteurs eux-mêmes. Les questions autour de la stratégie en place et à venir pour mieux faire comprendre et partager les revendications exprimées par les opposants aux bassines ont également fait l’objet de réflexions multiples.

Retour sur la révolte des agriculteur.rices de l’hiver dernier en Europe de l’Ouest

Une juste révolte paysanne qui dépasse les syndicats…

Saisir l’origine du mouvement de révolte des agriculteurs l’hiver dernier est probablement un point clé permettant de mieux appréhender les enjeux actuels pour le monde paysan et ce qui en découle pour l’ensemble du vivant. Une révolte débutée en Allemagne, puis étendue à la France, la Belgique, l’Espagne, le Portugal, l’Italie ainsi que toute l’Europe de l’Est et dont le démarrage en France a pris de court le syndicat majoritaire, la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA). Car ce sont bien les paysans, pour la plupart éleveurs, qui ont lancé un tel mouvement afin d’obtenir de meilleurs revenus, une revendication valable dans le monde entier pour la totalité des petits paysans. Dans notre pays, ils ont « exprimé ce que vivent la majorité des agriculteurs, c’est-à-dire des paysans au bout de la logique de leurs fermes », pour reprendre les propos de Laurence Marandola, porte-parole nationale de la Confédération paysanne : « des fermes étranglées financièrement en raison de la baisse continue des prix agricoles et du coût toujours plus élevé pour la production (1) et qui, dans un tel contexte, ne peuvent plus faire face au moindre aléa sanitaire et/ou climatique et éprouvent de ce fait des difficultés pour respecter les normes environnementales ». Les demandes structurelles des paysans lors de ces révoltes nécessiteraient de remettre à plat l’ensemble du système agricole, alimentaire et de traitement des zones rurales, ce que ne veulent en aucun cas ni les dirigeants de la FNSEA, ni le pouvoir en place.

:La présence de la Confédération paysanne depuis le début de la lutte autour de l’eau est la preuve que ce combat ne se résume pas entre des écolos d’un côté et un monde agricole de l’autre, mais bien entre deux conceptions de l’agriculture. De très nombreux paysans, qui ne veulent plus d’une agriculture industrielle qui broie à la fois la majorité des agriculteurs et l’ensemble du vivant, soutiennent cette lutte © Pierre Grillet

… mais une récupération rapide par la FNSEA et la Coordination rurale (CR)

Alors que les élections dans les chambres d’agriculture approchent (janvier 2025), la FNSEA ne pouvait pas laisser un tel mouvement lui échapper. Le syndicat a donc très rapidement récupéré l’ensemble du mouvement en convoquant les gros céréaliers pour se joindre aux manifestations (menace d’encerclement de Paris) et en détournant les revendications premières pour les orienter principalement sur les normes environnementales. « Ils ont transformé les demandes paysannes en demandes formulées par les dirigeants céréaliers de la FNSEA » (2) et redirigé la colère vers un ennemi commun : l’écolo bobo soi-disant anti agriculteurs. La Coordination rurale, en lutte contre la Confédération paysanne et la FNSEA dans les chambres d’agriculture, ouvertement opposée à toutes mesures environnementales contraintes, a parfaitement su tirer également son épingle du jeu. La petite guerre de communication entre la CR et la FNSEA pendant la révolte est révélatrice de cette lutte de pouvoirs. Résultats, alors que les agriculteurs paysans n’ont quasiment rien obtenu concernant leurs revendications premières et essentielles (revenu, prix planchers pour les produits agricoles, arrêt des contrats de libre échange…), ce sont les normes environnementales qui ont fait les frais de l’essentiel des mesures adoptées par le gouvernement pour satisfaire la FNSEA et ses dirigeants. La Confédération paysanne, intervenue en soutien aux revendications de base exprimées par les paysans, avait décidé très rapidement de rendre visible ce qui écrase les paysans : les grandes plateformes logistiques, les centrales d’achat, la grande distribution, Lactalis, numéro un mondial du lait qui fait de super-bénéfices, alors qu’ils payent très mal les agriculteurs…

Un « agribashing » totalement fantasmé

Désigner un ennemi commun pour éviter de résoudre les problèmes sur le fond est une constante pour la FNSEA. Cela évite des débats internes qui risqueraient de remettre en cause certaines politiques promues par des dirigeants syndicaux très en phase avec le gouvernement et les grosses entreprises de l’agroalimentaire, mais totalement déconnectés des préoccupations premières de la plupart de leurs adhérents.

Lors de l’un des débats au Village de l’eau, Lucas Francou Damesin, de Parlons climat, a pu démonter l’argument tant répété d’un agribashing dont la profession aurait à souffrir. Lucas participe à des enquêtes d’opinion et a notamment travaillé sur la manière dont en France le mouvement des agriculteurs a été reçu : « plus de 90 % de la population lors des révoltes et encore aujourd’hui disent soutenir et apprécier les agriculteurs, probablement la profession préférée des Français ! Mais il y a moins de 60 % des agris persuadés être aimés par les consommateurs… », nous explique t-il. Il y a donc un ressenti qui ne correspond pas à la réalité globale. Un ressenti largement entretenu par la FNSEA et la CR pour laisser croire que les agriculteurs devraient faire face à un « agribashing » sans cesse croissant de la part d’une partie de la population et des groupes écolos. Une manière de resserrer les rangs en désignant l’ennemi, orienter les revendications et ainsi détourner l’attention sur l’essentiel. L’agribashing est un argument fallacieux.

Enfin, si localement des conflits peuvent effectivement surgir entre habitants et agriculteurs, il existerait une méthode simple qui permettrait de limiter de telles situations : impliquer l’ensemble des citoyens (au niveau local comme national) dans le choix des productions agricoles et de l’alimentation. Actuellement, la seule chambre d’agriculture qui accorde une place aux associations et citoyens non paysans est la chambre d’agriculture alternative du Pays Basque. Associer l’ensemble des citoyens dans les choix agricoles est une condition indispensable pour assurer la souveraineté alimentaire, c’est-à-dire, selon Morgan Ody, jeune paysanne et coordinatrice de Via Campesina (3) : « le droit des peuples de décider de quelle manière localement on organise les politiques agricoles, les politiques alimentaires sans dumping vis-à-vis des autres pays. Ce sont les peuples qui doivent décider et non pas les marchés ni les multinationales ». La mise en place d’une sécurité sociale de l’alimentation (4), un thème fréquemment revenu et discuté lors des rencontres du Village de l’eau, permettrait également, non seulement de soutenir efficacement les paysans et d’améliorer les conditions d’alimentation d’une bonne partie de la population, mais également de meilleurs échanges entre producteurs, distributeurs et mangeurs extérieurs à l’agriculture.

Comment lutter ?

Alessandro Pignocchi, lors d’un débat-atelier sur les conflictualités de classes dans l’agro-industrie, a insisté sur la nécessité de réfléchir aux moyens permettant de déplacer les lignes de conflictualité…. « Le monde militant a tendance à affronter ses adversaires comme des blocs unis qu’il faut combattre comme un tout. Or, l’unité de la FNSEA n’a aucun sens : une élite dirigeante qui se gave grâce aux mécanismes macro-économiques qui eux-mêmes détruisent l’existence des paysans et agriculteurs qu’ils sont censés représenter. C’est surprenant que l’on n’arrive pas à faire passer une ligne de conflictualité au milieu de ça, à les diviser, séparer la tête de la base, voire ne pas les ressouder contre nous. Car l’image de l’écolo radical permet à la FNSEA de se ressouder contre un ennemi commun. L’idée d’aller manifester au port de la Pallice à La Rochelle est l’un des éléments de réponse : on est tous d’accord pour s’opposer à la spéculation sur les matières premières, sur le blé, ce sont des choses que la CR critique également (5). Il faut percer le piège de la classe dirigeante qui veut reconfigurer la conflictualité en des termes culturels, alors qu’il faut la redessiner en des termes politiques, économiques, matériels beaucoup plus réels. Il faut lutter contre cette tendance de faire disparaître les vrais enjeux au profit de catégories type « agribashing ». Il est important également de rencontrer l’autre, celui ou celle qui ne pense pas comme nous. Chacun a son « domaine sacré, qui refuse toute négociation. L’enjeu est de savoir comment aller sur le domaine de l’autre sans obtenir un blocage total quels que soient les arguments utilisés. Comment aller sur le terrain de la valeur sacrée de l’autre ? » nous questionne Alessandro.

L’animation mise en place entre 2004 et 2007 dans les marais charentais lors des contrats d’agriculture durable (CAD) pourrait bien illustrer ces propos. La chambre d’agriculture de Charente-Maritime (tenue par la FNSEA) et l’association Nature Environnement 17 (6) avaient alors mis en place un système de formation–animation destiné aux agriculteurs utilisant les prairies de marais littoraux pour leur cheptel et désirant signer des CAD. Par groupe de dix, les agriculteurs étaient conviés à passer une journée complète pour, d’une part, mieux comprendre la nature des contrats pour lesquels ils voulaient s’engager, mais aussi et surtout parler de biodiversité dans les prairies de marais. Un temps d’échange en salle le matin était suivi d’un repas commun, puis d’une après-midi entièrement consacrée à la visite d’une ou plusieurs parcelles concernées par de tels engagements. Les naturalistes se retrouvaient ainsi en compagnie des agriculteurs chacun sur le « domaine sacré de l’autre ». Parler de loutre, cuivré des marais, campagnol amphibie, de la répartition des plantes en fonction des conditions écologiques de la parcelle agricole, des bouses de vache qui ne se décomposent plus en raison des vermifuges utilisés aurait pu être explosif… Pourtant, il n’en fut rien. Les échanges entre les uns parlant de leurs préoccupations agricoles et les autres parlant des petites bêtes et plantes de la prairie, ainsi que de protection de la nature, furent systématiquement riches et fortement appréciés (7). Pendant ces quatre années, presque tous les agriculteurs des marais ont ainsi été rencontrés. Ils étaient éleveurs, mais pour beaucoup également céréaliers sur les plateaux alentours. Bien entendu, ces moments forts n’auront duré qu’un temps (les quatre années de CAD). Mais ils démontrent que la rencontre est toujours possible et des exemples de ce genre, il doit en exister des dizaines, peut-être des centaines d’autres. Sans doute, faudrait-il les multiplier ?

Relecture : Marie-Do Couturier

(1) Les prix des produits agricoles payés aux agriculteurs n’ont pas cessé de dégringoler depuis des décennies. Résultat : plus d’un million d’agriculteurs en moins depuis ces 40 dernières années et sur les 10 dernières années, 200 fermes arrêtent chaque semaine en France…

(2) Propos entre guillemets tenus par Laurence Marandola au Village de l’eau.

(3) Via Campesina est le syndicat mondial des paysans. Il rassemble 200 millions de travailleuses et travailleurs agricoles. Pour Via Campesina, les luttes contre les politiques de libre-échange et en particulier contre l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) sont l’un des éléments qui ont motivé la création de ce rassemblement : Via Campesina est née en 1993 au moment où a été créée l’OMC. La Confédération paysanne adhère à Via Campesina. Lire ici notre article est sur Via campesina et les luttes paysannes dans le monde.

(4) Lire ici notre article au sujet de la sécurité sociale de l’alimentation.

(5) Eloïse Bérard, de la fondation Danielle Mitterrand, explique lors de l’une des tables rondes ce que représente le port de La Rochelle dans le système bassines : « Le port de La Rochelle est le dernier maillon de la chaîne irriguée par les mégabassines. Un rouage stratégique qui mène toute ces filière jusqu’à la construction des bassines. La moitié des flux du port concerne du pétrole et du BTP et l’autre moitié alimente le complexe agro-industriel par les exportations de céréales. C’est le deuxième port exportateur de céréales du pays. La France est le premier pays exportateur de blé en Europe et le deuxième dans le monde. On retrouve, sur ce port, Bolloré ou encore Lafarge (sites Seveso), mais aussi des méga-coopératives agricoles qui sont entre les mains des spéculateurs. Par exemple Océalia, l’une des principales coopératives impliquées dans le système bassine. Les silos géants sur le port sont des stocks spéculatifs cotés en bourse, donc soumis aux fluctuations boursières de la bourse de Paris ou de Chicago… Alors que les revenus des agriculteurs ne cessent de se réduire, dans le même temps, les produits de la spéculation explosent ».

(6) L’auteur de cet article, alors directeur de Nature Environnement 17 à cette époque, avait directement participé à l’animation de ces formations/échanges avec un naturaliste charentais, Jean-Marc Thirion et Sébastien Mériau, ingénieur agronome alors en charge des CAD auprès de la chambre d’agriculture de Charente-Maritime. Des moments forts, très positifs !

(7) Le mot « échanges » n’est pas galvaudé : si la plupart des agriculteurs présents apprenaient souvent avec beaucoup d’intérêt, voire de fierté, que la loutre (pour ne citer que cet exemple) fréquentait leurs parcelles, leurs apports auprès des naturalistes concernant les difficultés de la profession agricole furent également riches d’enseignements.

Pour aller plus loin, il faut visionner les différentes vidéos des débats et ateliers qui ont inspiré cet article :

Table ronde : Souveraineté alimentaire et accords de libre-échanges – Village de l’Eau 18/07/24
https://youtu.be/pVRcwVaEOmY?si=YYD9C-nMqA805I_6
Atelier Conflictualité de classes dans l’agro-industrie : pensons nos actions pour diviser la FNSEA
https://youtu.be/YcMHaUc0Mu8?si=qbUzwc5DkvTPl-Tx
Table ronde : Retour sur la révolte des agriculteur.rices de l’hiver dernier en Europe de l’Ouest
https://youtu.be/qkJkSWG3OMs?si=p9re5WVEPOWXOfZv
Sécurité sociale de l’alimentation […] : des pistes pour développer une agriculture paysanne
https://youtu.be/7vGR_XgwYO4?si=ZwK3_ODAmcQG61yt

Photo du haut : jusqu’au dernier jour dans le Village de l’eau, le public a été particulièrement nombreux et attentif au cours des conférences-débats concernant notamment l’agriculture et son avenir © Pierre Grillet