Dans le nord-ouest des Deux-Sèvres, au cœur d’un bocage vallonné et encore prairial, une ancienne porcherie a été rachetée en 2018, puis totalement réhabilitée pour en faire un lieu collectif. Celui-ci propose, au moins un jour dans la semaine, des repas à prix libre et intervient régulièrement pour alimenter les personnes en lutte sociale et/ou écologique. Les revendications y sont pleinement affirmées : proposer des repas de qualité issus de produits paysans locaux à toute personne, quels que soient ses moyens financiers, lutter pour généraliser l’accessibilité de ces produits à toute la population, soutenir activement les petits paysans et les combats contre l’exploitation, qu’il s’agisse d’ouvriers en grève ou de militants prônant d’autres relations avec l’ensemble du vivant (1).
par Pierre Grillet
Cantines en lutte : des initiatives qui se multiplient à travers la France
Peu de personnes savent que les révoltés de la Commune de Paris ont pu tenir un certain temps avec l’aide de cantines et de cantinières qui assuraient leur ravitaillement (2). Un phénomène qui n’est pas nouveau mais qui prend, depuis quelques années, de plus en plus d’ampleur afin de ravitailler des squats, quartiers défavorisés, habitants de ZAD, festivals et/ou manifestations. Dans le grand Ouest, un collectif des cantines en lutte (le Plat de résistance en fait partie) s’est organisé. En août 2023, le Larzac accueillait plus de 5000 personnes pour faire le point sur les luttes écologiques et envisager l’avenir. C’est un autre collectif de cantines en lutte du sud-ouest qui s’est mobilisé pour assurer une nourriture de qualité et à prix libre pour tout le monde (voir l’article de Reporterre (3)). En Touraine, le collectif La louche finale, créé en 2022, a fourni de la nourriture aux manifestants lors des mouvements contre la réforme des retraites pour aider les salariés en lutte à tenir et favoriser les discussions entre mondes ouvrier et paysan (voir l’article de Basta (4)). Une liste non exhaustive…
En lien étroit avec les petits producteurs locaux
Car de telles initiatives impliquent une étroite collaboration entre ces cantines et les paysans producteurs. Il n’est guère étonnant de voir ainsi, dans de nombreux exemples, la Confédération paysanne et ses adhérents à leurs côtés. L’espace de 1 ha autour des bâtiments du Plat de Résistance permet quelques petites productions (poulailler, verger, quelques moutons…). On y trouve aussi un élevage de truites en aquaponie, mais les membres du collectif n’envisagent pas d’en faire un lieu important de production. C’est le réseau de petits producteurs locaux (dans un rayon de 20 km environ) qui est privilégié pour l’approvisionnement en légumes et produits divers : « l’essentiel est fourni par un réseau de productrices et producteurs qui garantit un approvisionnement de produits locaux issus de l’agriculture paysanne », explique Kévin.
Un repas partagé avec le Plat de Résistance
On est mercredi, jour de repas partagé. Celles et ceux qui en ont la possibilité peuvent arriver dès 9 h 30/10 h pour participer à la confection du déjeuner. Ce jour-là, je me retrouve en compagnie de Kévin, cuisinier salarié de la structure et à l’initiative de l’achat de ces bâtiments (ils sont deux avec Samuel à être salariés pour le total d’un équivalent temps plein), Héloïse et Claire, deux bénévoles du collectif, et Marie-Do, animatrice du site Terres de bocage (5). Quelques minutes plus tard, d’autres bénévoles nous rejoignent. Kévin décrit les tâches, mais chacun choisit s’il va participer à la confection du dessert, de l’entrée ou du plat… Au moins 20 personnes sont attendues pour le repas de midi : des salariés d’une entreprise locale, des agriculteurs, des artisans, des membres du collectif venus préparer une soirée consacrée à la sécurité sociale de l’alimentation. Le collectif souhaite fonctionner sans hiérarchie. On le ressent parfaitement dans cette préparation : je fais de trop grosses parts au début, laisse un peu griller les trois premières galettes, je ne reçois que des commentaires bienveillants et encourageants. La préparation terminée, on peut prendre le temps de prolonger les discussions, consulter toute la documentation fournie sur place (les luttes en cours, les luttes féministes, des livres engagés…), contempler le paysage offert par une superbe vallée, faire le tour des lieux. Claire m’explique qu’elle est en stage au Plat de Résistance dans le cadre du réseau Repas (Réseau d’Echanges et de Pratiques Alternatives et Solidaires (6)) dont j’ignorais l’existence. Héloïse nous présente l’élevage de truites (voir ici-dessous).
Héloïse, bénévole au Plat de Résistance, nous explique le fonctionnement des bacs de décantation pour l’eau de la pisciculture en circuit fermé, ou comment combiner la production de légumes et plantes diverses (qui profitent des nutriments contenus dans l’eau de décantation et apportés par les déchets produits par les poissons) avec l’élevage des truites… Les plantes absorbent les nutriments pour se nourrir, donc filtrent l’eau qui repart, propre, vers le bassin des poissons. L’idée est d’utiliser les processus bactériens naturels des milieux aquatiques, comme dans la phytoépuration. C’est le principe de l’aquaponie.
Sortir de la propriété patrimoniale lucrative pour la propriété d’usage et collective
L’association les Pieds dans le plat est aujourd’hui propriétaire du site qu’elle a racheté dernièrement à Kévin pour en faire une propriété d’usage et collective. Ainsi, le collectif associatif le Plat de Résistance peut utiliser le lieu en toute sécurité sans crainte d’une revente soudaine ou d’une éventuelle succession. Pour y parvenir, les démarches ont eu lieu en partenariat étroit avec le Clip… Sur le site du Clip (Réseau de lieux en propriété d’usage), on trouve la définition suivante : « de manière générale, la propriété d’usage caractérise l’attachement d’une personne à un bien, reconnu par un collectif sur la base d’un usage et non de la détention d’un titre de propriété… Ces projets ont en commun d’essayer de se détacher de la dépendance à l’argent et au travail. La propriété d’usage fait partie des moyens d’y arriver. Concrètement, elle consiste à attribuer à un collectif de large étendue (le Clip) un droit de veto sur la revente d’un lieu qu’on peut alors considérer comme sorti du marché. Les personnes occupant le lieu restent libres d’en organiser les usages. ». Les objectifs du Clip sont les suivants : « promouvoir des lieux solidaires, autogérés, et en propriété d’usage, mettre en place un réseau de solidarités entre lieux autogérés en propriété d’usage, accompagner des projets d’habitats solidaires et autogérés en propriété d’usage ». Pour l’instant, le Clip est composé de dix lieux à travers la France qui entretiennent des échanges réguliers entre eux (7). Un réseau très probablement appelé à s’élargir.
Une volonté de transformer l’ensemble de la filière agricole et alimentaire
On aura compris que de telles initiatives portent des projets politiques profonds visant à transformer l’ensemble de l’agriculture et avec elle, l’ensemble de la filière agro-industrielle et de la grande distribution. Pour Kévin, si les démarches individuelles pour s’approvisionner en circuits courts avec des produits bio émanant de petits paysans ne doivent pas être déconsidérées ainsi que le nombre croissant de paysans qui s’organisent collectivement en coopératives paysannes et en sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC), elles ne sont pas suffisantes pour aboutir à de réels changements impactant l’ensemble de la population et de l’agriculture. Construire parallèlement à ces démarches un véritable projet politique visant à redéfinir ce qu’est la souveraineté alimentaire, rendre accessible une nourriture de qualité pour chaque personne quels que soient ses moyens, ses conditions familiales et son lieu de résidence. Un projet qui permette un travail reconnu et salarié du monde paysan sans contraintes d’endettements ni de compétitivité et de sortir totalement d’une l’agriculture industrielle entièrement dépendante des multinationales agroalimentaires et suicidaire pour les paysans. Un projet qui lutte pour que les employés de ces grands groupes sortent d’un tel système mortifère afin de décider eux-mêmes des choix de production, tels sont les grands enjeux actuels.
De plus en plus de personnes y réfléchissent. Ainsi, la perspective d’une sécurité sociale de l’alimentation, conduite à travers le collectif national Sécurité sociale de l’alimentation et le Réseau Salariat (8) à partir des idées développées par le chercheur Bernard Friot, encore marginales il y a quelques années (notamment autour de l’attribution à chaque adulte d’un salaire à vie), ne cessent actuellement de progresser au sein d’une multitude de réseaux et il devient rare, lors de débats publics consacrés à l’agriculture et à l’alimentation, que celles-ci ne soient pas évoquées et débattues. Le Plat de Résistance y contribue fortement, Kévin et Laura Petersell y ont même consacré un livre (9) que nous nous proposons de présenter dans un prochain article.
Le lendemain de notre visite, le Plat de Résistance devait être présent à Bressuire pour soutenir et alimenter des personnes en lutte contre la régression des moyens financiers attribués aux centres sociaux. Pour l’été prochain, l’inter-cantine de l’ouest dont fait partie le Plat de Résistance est sollicitée pour participer et proposer des repas à prix libre pour les milliers de participants attendus lors des journées internationales militantes et festives organisées par Bassines non merci dans le Marais poitevin du 15 au 21 juillet. Et d’ici là, de nombreux autres rendez-vous !
Photo du haut © DR
(1) Lire la brochure Les Pieds dans le Plat de résistance. 2023. Regards croisés sur une cantine à la ferme, militante, prix libre et participative dans le nord Deux-Sèvres. leplatderesistance@riseup.net
(2) Lire sur le sujet : L’écharpe rouge. 2021 (7 mars). Pour le 150e anniversaire de la Commune de Paris. https://paris-luttes.info/IMG/pdf/a3n1-.pdf
(3) Emmanuel Clévenot. 2023 (17 août). Nourrir 5 000 militants : le défi des cantines autogérées du Larzac. Reporterre. https://reporterre.net/Nourrir-5-000-militants-le-defi-des-cantines-autogerees-du-Larzac
(4) Sophie Chapelle. 2023 (27 mars). Pour ravitailler les grévistes : une alliance entre paysans, cantines collectives et salariés en lutte. Basta. https://portail.basta.media/Ravitailler-les-piquets-de-greves-pour-renforcer-les-luttes-l-alliance-des-paysans-cantines-et-salaries-alimentation-prix-libre
(5) https://terresdebocage.fr/
(6) Le réseau Repas (Réseaux d’Echanges et de Pratiques Alternatives et Solidaires) est un réseau d’entreprises autogérées, coopératives et particulièrement engagées telles que Ambiance Bois, Ardelaine, Le Champ Commun, la Conquête du Pain, etc. « Nous sommes un réseau d’entreprises en France qui se reconnaît dans le champ de l’économie alternative et solidaire. Nous expérimentons de nouveaux rapports au travail, des comportements financiers plus éthiques et plus humains, de nouvelles relations producteurs- onsommateurs et des présences engagées sur nos territoires ». Extrait de leur présentation. Pour en savoir plus : http://www.reseaurepas.free.fr/
(7) Pour plus d’informations, voir le site du CLIP : https://clip.ouvaton.org/
(8) Consulter le site du Réseau salariat : https://www.reseau-salariat.info/ Réseau Salariat est membre du Collectif national sécurité sociale de l’alimentation. Site également à consulter : https://securite-sociale-alimentation.org/la-ssa/
(9) Laura Petersell & Kévin Certenais. 2022. Régime général. Pour une sécurité sociale de l’alimentation. Éditions Syndicalistes. Il est possible de se procurer le livre auprès du Plat de Résistance, 26 lieu-dit la Galardière, 79140 Combrand. leplatderesistance@riseup.net ou de le consulter sur le site du Réseau salariat.