Le Parlement du lynx transfrontalier s’est réuni le 28 novembre 2023 à la maison du Parc naturel régional des Vosges du Nord.
par Jean-Claude Génot *
Dans le cadre de mes fonctions au Parc naturel régional des Vosges du Nord (jusqu’en 2020), j’ai mis en place un Parlement du lynx en 2016 dans le cadre d’un programme Life sur la réintroduction du lynx dans la forêt du Palatinat, voisine des Vosges du Nord. Ce parlement réunit les représentants de tous les acteurs concernés par ce prédateur (chasseurs, éleveurs, forestiers, randonneurs, naturalistes, scientifiques, élus locaux, fonctionnaires). Dès 2016, le Parlement est devenu transfrontalier et s’est réuni une fois par an. J’ai été invité par le Parc à participer à la cinquième réunion du Parlement du lynx franco-allemand, qui a rassemblé un peu plus d’une trentaine de personnes à La Petite Pierre (Bas-Rhin), à la maison du Parc, le 28 novembre 2023.
Pour qu’une telle réunion puisse se tenir, il faut la présence de deux interprètes en cabine, d’un technicien pour le réglage du matériel de traduction avec casque remis à chaque participant et enfin deux modérateurs qui animent la journée. Ce parlement franco-allemand a deux objectifs : échanger des informations et mettre en œuvre des actions communes, sachant qu’il existe un parlement du lynx français et allemand. Quand les modérateurs ont demandé à chacun de se lever et de se mettre de chaque côté de la salle en fonction de l’objectif qu’il croit être prioritaire, une majorité est restée au milieu, considérant les deux objectifs importants. La matinée a été consacrée aux présentations sur la situation du lynx de chaque côté de la frontière, frontière invisible pour le lynx qui passe d’un côté à l’autre sans se soucier des limites administratives.
Après le programme Life, le ministère de l’Environnement du Land de Rhénanie-Palatinat a mis en place en 2021 un centre de coordination pour le suivi du lynx et du loup (KLUWO), responsable du monitoring et des expertises en cas de déprédation sur le cheptel domestique. Cette équipe est composée de cinq personnes, dont un chasseur spécialisé dans la recherche des pistes de lynx, avec un chien de chasse entraîné spécialement à cet effet. Ce dernier est intervenu en 2023 côté français lors de la découverte d’un jeune lynx très amaigri pour tenter de retrouver d’autres animaux. Le suivi des lynx s’effectue à l’aide de pièges photos installés au bord des chemins forestiers avec 2 pièges par site (pour photographier le lynx de chaque côté), soit 166 pièges dispersés sur l’ensemble du massif forestier et 11 autres installés dans des endroits spécifiques (barres rocheuses). Quand des proies sont retrouvées, des prélèvements de poils sont effectués pour des analyses génétiques. A l’issue de la période s’étalant de mai 2021 à avril 2023, 12 lynx ont été identifiés : 5 mâles, 4 femelles et 3 individus indéterminés. Des lynx ont quitté la forêt du Palatinat pour s’installer dans d’autres secteurs. Entre 2020 et 2022, 6 lynx sont nés. En 2023, il y a eu deux reproductions dans la forêt du Palatinat (avec 2 et 3 jeunes). Quatre lynx ont un domaine vital à cheval sur la frontière avec les Vosges du Nord. Il n’existe plus qu’un seul lynx avec un collier émetteur (équipé lors du dernier lâcher en 2020). Même s’il est difficile d’indiquer le nombre exact de lynx, les Allemands considèrent la population actuelle plus faible que ce qu’ils espéraient huit ans après le premier lâcher. L’autre constat est que les observations faites par des usagers de la forêt ont diminué et que la majorité des données ayant permis ce bilan vient du suivi officiel du ministère.
Côté français, le suivi est assuré par l’Office Français de la Biodiversité (OFB), qui consiste plus à suivre l’évolution de la présence à long terme sur des mailles de 10 km de côté que faire un suivi individuel comme le font les Allemands. Mais il faut noter qu’il existe en parallèle au réseau national un Observatoire des carnivores sauvages (OCS) pour le massif vosgien et le Jura alsacien, qui fournit des informations très fiables grâce à un réseau d’observateurs motivés et passant beaucoup de temps sur le terrain. En 2022, la présence du lynx a été détectée sur 21 mailles, dont 9 dans les Vosges du Nord. Neuf lynx sont présents dans le massif vosgien, dont 6 dans les Vosges du Nord qui bénéficient des effets de la réintroduction. Un lynx a quitté le massif vosgien pour aller dans le Jura alsacien. En 2023, deux reproductions ont eu lieu dans les Vosges du Nord : une avec deux jeunes (la femelle Lycka qui a également eu 2 jeunes en 2021 et 2022) et une avec un jeune mort, un autre chaton ayant été observé à 2,5 km sans que l’on sache avec certitude s’il appartenait à la même portée. Une association locale a posé 43 pièges photos sur des chemins forestiers le long de la frontière pour identifier les lynx transfrontaliers. Le Parc naturel régional des Vosges du Nord, qui anime le Plan Régional d’Actions en faveur du lynx boréal dans le massif des Vosges, met à disposition des bénévoles des pièges photos pour densifier le suivi et faire remonter le plus d’informations possibles.
Enfin, un bilan des données GPS sur trois lynx équipés de colliers installés du côté français a été présenté par une écologue française qui a travaillé avec l’équipe allemande chargée du programme Life. Ce bilan a déjà été détaillé dans un précédent texte publié sur le site des JNE (cliquez ici pour le lire). Le suivi de ces trois animaux montre que lors d’une réintroduction, dans un délai plus ou moins bref, certains lynx quittent la région du lâcher pour partir plus ou moins loin (de 100 à 260 km). S’agit-il pour certains animaux de retourner dans leur région d’origine (le Jura suisse) ou bien de quitter le Palatinat déjà occupé par des lynx? Quelle que soit la raison, ces animaux prennent des risques car leur déplacement, dans une région fortement peuplée, nécessite d’affronter des barrières comme l’autoroute A4, des voies rapides, des zones urbaines et le canal de la Marne au Rhin.
Après les informations sur la situation des lynx, l’association Luchs Projekt Verein Pfälzerwald-Vosges du Nord a présenté le travail de ses 24 bénévoles qui aident les éleveurs à installer des clôtures pour mieux protéger leurs troupeaux. Cette association étant transfrontalière, il y a désormais 15 bénévoles français qui sont prêts à faire le même travail dans les Vosges du Nord. Dans le Palatinat, durant les 5 années de réintroduction, il y a eu 30 animaux domestiques indemnisés, dont la cause de la mort est attribuée au lynx. Toutefois, il faut noter que certains parcs sont installés dans des zones très forestières, d’où leur grande vulnérabilité. Une future ingénieure agronome a réalisé un sondage auprès de 14 éleveurs des Vosges du Nord ainsi que des élèves en formation pour devenir éleveur. Il ressort de cette enquête qu’il n’y a pas de véritable noyau d’exploitation dans le massif forestier, un maximum de 2 sièges d’exploitation dans deux communes. La perception du lynx par les éleveurs se partage entre coexistence, peur et neutralité. Les éleveurs déclarent connaître le lynx, mais seulement 50 % sont sûrs de leurs connaissances. Compte tenu de la disparité des élevages (de 50 à 1200 brebis), de la dispersion des parcs et du faible nombre d’attaques à ce jour, les éleveurs sont peu motivés pour engager des frais pour la protection (clôture, chien de protection, recours à un berger). Le Plan Régional d’Actions en faveur du lynx boréal dans le massif des Vosges prévoit la mise en place d’une personne chargée de médiation et d’appui technique pour les éleveurs afin d’anticiper les attaques.
Parmi les sujets de débat choisis par les membres du parlement, on retrouve inévitablement le sujet de la chasse, de l’élevage et des actions franco-allemandes en faveur du lynx. L’attitude des chasseurs vis-à-vis du lynx est très différente entre le Palatinat et les Vosges du Nord. La Fédération des chasseurs du Land de Rhénanie-Palatinat a été partenaire de la réintroduction, alors que côté français les fédérations de chasseurs des départements concernés (Moselle et Bas-Rhin) n’auraient jamais accepté de cautionner une réintroduction. Parmi les raisons de cette méfiance des chasseurs, voire de cette opposition au lynx, il y a peut-être le coût des chasses (7 à 8 €/ha côté allemand, contre 20 €/ha côté français). Il y a aussi les mentalités des chasseurs qui ont un sentiment d’appropriation des espèces chassables et voient le lynx comme un renard dans le poulailler. D’autres craignent de voir leur rôle de gestionnaire remis en cause par la présence d’un grand prédateur comme le lynx. Un responsable de la chasse dans le Palatinat a rappelé la réticence de certains chasseurs allemands au début de la réintroduction. Mais à force de données, d’informations permanentes comme l’impact limité du lynx sur les populations de chevreuils comparé au trafic routier, il a estimé que l’on peut changer les mentalités. L’autre question en suspens avec le monde de la chasse, et cela dans les deux pays, est celle de la remontée des observations du lynx par les chasseurs. Ces derniers ne les communiquent pas à l’OFB et même pas à leurs fédérations, de crainte de voir trop de fréquentation humaine dans leur lot de chasse. Côté allemand, il y a une véritable défiance des chasseurs vis-à-vis du KLUWO, même si certains jeunes chasseurs communiquent leurs observations. Il y a un gros travail d’informations, de débats et de médiation à faire côté français en employant les arguments déployés par les chasseurs allemands. Une information sur le lynx pourrait faire partie de la formation en vue de l’obtention du permis de chasse. Pour l’instant, la seule initiative sur le lynx est la réalisation d’un dépliant sur l’espèce édité par la Fédération nationale des chasseurs en liaison avec les fédérations départementales des massifs où vit le lynx (Vosges, Jura et Alpes). L’idée de payer le chasseur qui fournit des observations est rejetée car cela peut donner l’impression d’acheter l’informateur, voire de le pousser à prendre éventuellement des photos, donc de déranger le lynx. Et puis pourquoi payer les chasseurs et pas les autres bénévoles ? Le Parlement s’est terminé symboliquement en choisissant un nom commun aux deux pays à un lynx photographié des deux côtés de la frontière et c’est Sypa qui l’a emporté !
* Ecologue
Mes remerciements vont à Christelle Scheid, écologue spécialiste du lynx, pour la relecture du texte.
Photo du haut : le Parlement du lynx transfrontalier s’est réuni le 28 novembre 2023 à la maison du Parc naturel régional des Vosges du Nord © J.C. Génot