Ce grand livre est un petit bijou. D’abord, c’est la beauté des images de Michaël Cailloux qui nous touche (voir « Luxuriante nature »), et qui nous accompagne tout au long du récit. L’univers poético-naturaliste de Cailloux s’harmonise parfaitement à celui de Salten, la douceur de l’imaginaire visuel tisse d’étranges liens avec la dureté réaliste de l’histoire.
L’autre grand intérêt de l’ouvrage, c’est de nous restituer l’essentiel du roman original, culturellement vampirisé par un autre imaginaire, celui de Disney. Comme dans d’autres récits animaliers, tel « Le livre de la jungle » de Kipling, il en émane une sagesse profonde, noble, une acceptation du temps qui passe, des épreuves et de la fin de la vie. Ces lois de la nature sont brisées par l’intrusion de « l’Autre » (l’humain) et ses traîtres de chiens. Dans le dessin animé, la mort de la mère de Bambi a été une scène traumatisante pour des générations d’enfants, Stephen King a même déclaré qu’il s’agit du premier film d’horreur qu’il ait jamais vu. Mais le roman original est encore plus violent, avec l’agonie de la compagne de Maître Lièvre ou du renard, impitoyablement achevé par son cousin le chien de chasse. Les chasseurs détestent le Bambi de Disney, qui leur donne le rôle des méchants ; le roman original est à la fois plus cruel et moins manichéen.
Dans la dernière partie du livre, un passionnant article de Kathryn Schulz (« New Yorker » 17 janvier 2022, traduit par Martine Toulet pour le magazine « Books ») nous apprend entre autres que Félix Salten, personnage ambigu et sulfureux, était lui-même chasseur et aurait abattu quelque 200 cerfs. Son idée était plus de montrer aux lecteurs naïfs que la vie est une rude compétition. Les animaux s’y déchirent entre eux, ce que le film a soigneusement évité de montrer. À l’opposé Gobo, le frère de Faline, a été adopté et choyé par des humains (une fois en liberté, il reste néanmoins trop confiant et il est abattu), et le père de Bambi lui montre un homme mort, relativisant sa toute-puissance. D’autres analystes ont vu dans le roman viennois une métaphore sur les persécutions des juifs en Europe. Il y aurait encore beaucoup à dire, notamment sur le rôle fantomatique et essentiel du père, mais il faut découvrir la force de cette œuvre paradoxale, et ce beau livre en est l’opportunité.
Pour les naturalistes, notons que Bambi est en réalité un chevreuil, même si Disney (et la couverture du livre) en ont fait un cerf. Au fait : c’est l’anniversaire du roman, qui fête ses 100 ans !
Voir aussi les merveilleux tableaux animés de Michaël Cailloux : michaelcailloux.com
.
Éditions Delachaux et Niestlé, 24,90 € – www.delachauxetniestle.com
Contact presse : Laureen Gatien. Tél. 01 70 96 87 83 – lgatien@lamartiniere.fr
(Marc Giraud)
.