Depuis quelque temps, il n’est plus question que de rewilding dans le monde de la conservation de la nature, sujet largement relayé par les médias. Mais que recouvre exactement ce terme et quelles valeurs sont sous-tendues derrière ce nouvel outil de la conservation qui se veut avant tout pragmatique ? Selon le contexte culturel et environnemental, l’approche est différente et le degré d’interventionnisme également.
par Jean-Claude Génot *
C’est très souvent le terme anglais qui prévaut alors qu’il existe une traduction française : le réensauvagement. Il existe un autre terme employé dans sa langue d’origine, la wilderness, mais dans ce cas particulier c’est parce que personne ne s’accorde sur sa traduction française. Or ce n’est pas le cas du rewilding. Peut-être s’agit-il de montrer que ce concept se décline désormais à l’échelle européenne avec l’anglais comme langue commune ? Pourtant, deux auteurs français ont intitulé leur ouvrage L’Europe réensauvagée (1). J’avoue que dans la suite de mon texte, j’emploierai rewilding par commodité, tout simplement parce qu’il est plus concis que le terme français. J’ai toujours été étonné que l’on parle de réensauvagement pour un espace domestiqué qui s’ensauvage. En effet le terme d’ensauvagement qualifie le processus de passage à l’état sauvage. Mais il s’avère qu’ensauvagement est utilisé majoritairement dans le domaine social où il signifie le fait de devenir sauvage en se coupant des autres hommes. Il est de plus en plus utilisé par l’extrême droite pour dénoncer la montée de la violence et de la délinquance dans la société. Deux architectes ont publié en 2023 un ouvrage intitulé L’ensauvagement. Cohabiter avec le vivant sauvage : comment et où lui faire place (2), véritable plaidoyer pour laisser plus d’espace au sauvage. Les auteurs ont conscience de l’accaparement de l’ensauvagement par certains politiques, mais expliquent pourquoi ils l’emploient : « Le sauvage a trop à nous apprendre pour le laisser être diminué par l’extrême droite et ceux qui la courtisent ». De même, dans notre ouvrage sur la nature férale, Annik Schnitzler et moi-même avons employé comme sous-titre Pour l’ensauvagement de nos paysages (3), dans le sens de laisser plus de place à la nature en libre évolution, bref à la laisser en pleine autonomie.
Si l’ensauvagement est le fait de passer d’un état domestiqué à un état sauvage, le réensauvagement, au travers du préfixe ré, exprime un retour à un état sauvage antérieur. Mais lequel ? Pour certains partisans du rewilding, la référence est celle du Pléistocène avant l’extinction de la mégafaune, c’est-à-dire avant – 126 000 ans. Or il y a déjà eu des changements majeurs au cours du Quaternaire et de multiples changements climatiques et astronomiques. L’Holocène ancien, avant l’empreinte humaine forte, était déjà écologiquement très différent des interglaciaires précédents. Aujourd’hui il ne peut plus y avoir d’état de référence dans le contexte des changements globaux qui modifient la biosphère (changement climatique, changement d’usage des sols, espèces exotiques envahissantes, polluants divers des eaux, des sols et de l’air, croissance de la population). Les espèces, les sols et les relations entre le milieu biotique et abiotique ont été bouleversés au point qu’un retour vers une nature d’avant la destruction des écosystèmes par l’homme n’est plus possible.
Comment le rewilding est-il défini par les spécialistes ? Dans un ouvrage scientifique de synthèse paru récemment (4), les points clés du rewilding sont la réduction de l’impact des interventions humaines, la restauration des espèces et des processus écologiques et l’obtention d’écosystèmes autonomes. En principe, il s’agit plus d’une réorganisation de la nature par elle-même via des trajectoires non prévisibles que d’une restauration consistant à intervenir parfois fortement pour revenir à un état précédent.
On distingue quatre types de rewilding : le Pléistocène qui veut restaurer les processus écologiques d’avant l’extinction des mégaherbivores; le trophique qui insiste aussi sur l’importance des processus écologiques liés aux mégaherbivores mais rejette la référence au Pléistocène; le passif qui consiste à laisser faire la nature dans un contexte post cultural et l’écologique qui implique des actions de gestion pour faciliter les processus naturels et leur permettre de devenir dominant. En 1998, deux biologistes des sciences de la conservation, Michael Soulé et Reed Noss, ont défini (5) le rewilding comme étant une méthode dite des 3Cs (Core, Corridor et Carnivores), à savoir : garantir des zones centrales protégées (Core), les relier par des couloirs pour la circulation des espèces (Corridor) et y réintroduire des grands prédateurs (Carnivores). Pour ces biologistes, il ne peut y avoir de rewilding sans espaces sauvages de taille suffisante pour que les écosystèmes soient complets, c’est-à-dire avec des grands prédateurs. Au cours des dernières décennies, on a réintroduit des prédateurs (lynx, ours) en Europe sans parler de rewilding, terme non utilisé à l’époque. Réintroduire une espèce sauvage dans un espace qui ne l’est pas du tout – d’où des conflits d’usage avec l’homme – ne peut pas être considéré comme un réensauvagement au sens complet du terme.
En 2004, l’écologiste Dave Foreman publie Rewilding North America (6), dans lequel il insiste sur les aires de wilderness. Mais la perception du sauvage varie géographiquement et culturellement. En Europe, la nature sauvage est très fragmentée et les aires protégées sont d’une superficie modeste qui n’a rien à voir avec les vastes étendues des aires de wilderness américaines. Les seules opportunités européennes sont offertes par la déprise agricole dans certaines zones rurales. Toutefois, dans un ouvrage consacré au rewilding en France (7), les auteurs ont eu le courage de proposer la création de nombreux parcs nationaux pour servir de sanctuaires à de nombreuses espèces qui en ont bien besoin, même si cela paraît bien optimiste. Un livre a été publié récemment avec pour titre Réensauvager la nature pour sauver la planète (8). Si on nomme nature une entité vivante sauvage et spontanée, réensauvager la nature est un pléonasme. L’éditeur a mal traduit ce livre anglais dont le titre original est Rewilding. The radical new science of ecological recovery, soit : « Réensauvagement. La nouvelle science radicale de la restauration écologique ». Le réensauvagement apparaît donc clairement comme un nouvel outil de l’écologie de la restauration, servant de base scientifique à l’ingénierie écologique qui vise au retour d’un écosystème vers un état de référence. Même si les auteurs se défendent de vouloir revenir à un état de nature antérieur, l’évocation permanente et appuyée des mégaherbivores du Pléistocène** conduit à penser le contraire, et à tout le moins, entretient une certaine confusion sur ce qu’est exactement le rewilding. D’ailleurs en page 81 de leur ouvrage, les auteurs indiquent : « Il est possible de restaurer et de récupérer des versions beaucoup plus anciennes de la nature, pas seulement une version renouvelée et inédite ».
Cet attrait des réensauvageurs pour les grands herbivores vient sans doute de la première expérience menée dans le polder de l’Oostvaardersplassen (OVP) aux Pays-Bas et considérée comme un acte fondateur du rewilding au niveau européen. Cette réserve naturelle de 5 600 ha est entièrement clôturée (9). Il s’agit d’une zone humide importante pour les oiseaux d’eau. Mais quand les saules ont commencé à coloniser cette zone, le biologiste Franz Vera a décidé d’y introduire dès les années 80 des herbivores sauvages (cerfs et chevreuils) et domestiques (chevaux et bovins) pour limiter la végétation arbustive et maintenir le polder en milieu ouvert. Pour Vera, les grands herbivores ont empêché la forêt de l’Holocène d’être dense par leur broutage et l’ont transformé en forêt plus clairsemée. Et c’est sur la base de ce constat qu’il a mené cette gestion de l’OVP. Mais les données palynologiques (NDLR : étudiant les grains de pollen, spores et microfossiles à parois organiques) ne donnent pas forcément raison à Vera, qui fait remarquer que les pollens des plantes herbacées sont plus rares que ceux des arbres à cause du broutage des herbivores. Une importante étude de synthèse à partir de plus de 1 000 relevés palynologiques montre que les espèces herbacées ont été très présentes dans les relevés partout en Europe à partir de 2 000 ans avant notre ère (10), soit au début de l’âge de bronze, ce qui coïncide avec une emprise de plus en plus forte de l’homme sur la nature (conversion des forêts en zones ouvertes pour le pastoralisme et l’agriculture). Là où Vera a raison, c’est que la forêt naturelle n’était pas forcément dense partout et qu’il existait des zones plus ouvertes non pas par la dent des herbivores mais plutôt suite aux aléas biotiques et abiotiques (tempêtes, feux, crues, pathogènes) sans oublier les espèces « architectes » comme le castor, grand pourvoyeur de zone humide (11).
Toutefois, il est difficile d’extrapoler des données locales à l’échelle d’un paysage pour imaginer à quoi ressemblait la nature il y a des dizaines de milliers d’années. Vera oublie que durant l’Holocène les prédateurs existaient et qu’ils exerçaient une pression empêchant les herbivores de brouter en paix. De plus, il ne tient pas compte de la réaction des végétaux capables de lutter contre les effets du broutage, de la compétition entre les herbivores, de leur niche écologique particulière et de leur déplacement. Il est souvent question d’abondance et de nombreuses espèces de mégaherbivores (12) au Pléistocène, mais Patrick Auguste, paléontologue et archéozoologue de l’université de Lille, souligne dans une conférence au collège de France que cette période était marquée par peu d’espèces et beaucoup d’individus pendant les périodes glaciaires et beaucoup d’espèces et peu d’individus pendant les interglaciaires (13). Enfin, il oublie le rôle de l’homme, chasseur très efficace qui pouvait également utiliser le feu pour ouvrir certains milieux boisés afin de les rendre accueillants pour les herbivores dont il était le super prédateur. Dans l’OVP, de nombreux éléments posent question : comment parler de nature sauvage alors que cette réserve est clôturée et que certains herbivores introduits sont des espèces domestiques, fruits de très nombreuses sélections et manipulations génétiques comme l’aurochs de Heck. Il s’agit d’un pâturage mais à plus grande échelle que celle des sites gérés pour le maintien des espaces ouverts dans les réserves naturelles et les sites des conservatoires d’espaces naturels. La seule part d’autonomie dans cette opération est que les animaux n’étant pas nourris artificiellement et n’ayant pas de prédateurs ont vu leurs effectifs augmenter avec deux conséquences : un surpâturage qui a fait régresser, voire disparaître certains oiseaux, et une forte mortalité des animaux au cours de l’hiver très rigoureux 2017-2018 avec les carcasses de 3 500 animaux jonchant la réserve. L’impact de cette situation sur une opinion publique sensible au bien-être animal a été catastrophique au point que cette expérience a été qualifiée de « désastre » (14). Dernier fait qui semble traduire une impréparation des artisans de cette expérience au moins sur l’impact psychologique de leur « pâturage sauvage » : 1 000 cerfs ont été abattus préventivement durant l’automne 2018 afin d’éviter qu’ils meurent de faim. On voit bien que lâcher des herbivores même dans de grands enclos et sans leurs prédateurs mène tout droit à des déséquilibres. Il n’y a aucune possibilité de migrer pour coloniser de nouveaux territoires en cas de surdensités et aucun carnivore pour disperser les herbivores et les forcer à quitter leurs territoires.
L’herbivorie est un processus écologique important (transport de graines, apport de nutriments au sol, sélection végétale, nourriture pour les nécrophages), mais sa manipulation par l’homme ne se fait pas sans risque comme on vient de le voir. Pourtant, l’introduction d’herbivores semble être un marqueur du rewilding européen. Ainsi, sur 10 projets dans divers pays européens soutenus par l’organisation Rewilding Europe (15), la moitié implique l’introduction d’herbivores domestiques. Le 11e projet, qui devrait se dérouler en France sous la responsabilité de Rewilding France, comporterait également une introduction d’herbivores domestiques. Cette focalisation sur le rôle des herbivores est liée au fait que ces animaux entretiennent des milieux ouverts souvent jugés plus riches en biodiversité que les milieux boisés, ce qui ne repose sur aucune base scientifique sérieuse parce que, d’une part la biodiversité est non mesurable et indénombrable (16) et, d’autre part, de nombreux travaux montrent les effets négatifs du pâturage sur les écosystèmes au niveau des herbivores sauvages, des pollinisateurs et des prédateurs, effets qui peuvent persister même après l’arrêt du pâturage (17).
Tout cela dépend évidemment des densités d’animaux, des milieux concernés et des pratiques pastorales. En fait, les réensauvageurs souhaitent obtenir une mosaïque de milieux plus ou moins ouverts mêlés à des milieux boisés plus ou moins denses, une situation que rien ne peut venir corroborer tant les données historiques manquent à l’échelle du paysage. Les réensauvageurs insistent sur le rôle fonctionnel des herbivores, mais toutes les espèces ont un rôle écologique dans les écosystèmes. Le chercheur Vincent Devictor (18) nous met en garde sur la tentation de certains écologues de vouloir insister sur la fonctionnalité des écosystèmes pour, dit-il, « donner une lisibilité politique à la biodiversité ». Il suffit de lier la biodiversité au bon fonctionnement d’un écosystème pour justifier sa protection. Et si cet écosystème n’est pas fonctionnel ou en mauvais état alors cela sous-entend qu’il ne correspond pas à ce que l’on attend de lui et l’auteur de nous questionner : « Mais qu’est-ce qu’on attend d’un écosystème ? » C’est bien ce que l’on pourrait reprocher à certains réensauvageurs : avoir une idée précise de ce que doit être un « bon » écosystème et peu importe les moyens employés pourvu que « cela fonctionne », alors que la notion même de sauvage liée au rewilding impliquerait de laisser le choix à la nature quelles qu’en soient les trajectoires. L’OVP nous montre que les herbivores sans prédateurs n’ont pas que des effets positifs sur les écosystèmes, c’est bien parce que certains écologues en sont convaincus que d’autres opérations de rewilding visent à réduire leur densité : la réintroduction du loup à Yellowstone face au surpâturage des cerfs ou encore les clôtures et la régulation du cerf pour favoriser le retour de la forêt en Ecosse (19).
C’est bien parce qu’il manque une définition unique et compréhensible du rewilding que l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) a mandaté un groupe d’experts pour rédiger un guide de 10 principes (20). Selon ces spécialistes, le rewilding relève d’une vision écocentrique du monde reconnaissant la nécessité de réduire la domination et le contrôle de l’homme sur la nature. Il est fondé sur l’écologie, à large échelle et sur le long terme, sur des communautés trophiques complètes. Il doit être source d’inspiration et d’optimisme, inclusif et collaboratif, adapté aux spécificités du contexte et prendre en compte la complexité, l’adaptabilité et l’autonomie de la nature. Enfin, il doit être éthiquement responsable et tourné vers le futur, même s’il s’inspire des conditions du passé. Le premier principe du rewilding souligne sa finalité : avoir des écosystèmes autonomes dans lesquels les populations animales autochtones sont régulées par la prédation, la compétition et les autres interactions biotiques et abiotiques. Si tel n’est pas le cas alors le but du rewilding est de réintroduire les espèces manquantes ou d’en renforcer les effectifs pour restaurer les interactions trophiques. Les auteurs soulignent l’importance des grands herbivores et des grands prédateurs pour le maintien de la diversité biologique à l’échelle des paysages. Le second principe insiste sur le rôle primordial des zones cœurs préservées qui doivent être des aires de wilderness, des parcs nationaux ou des sites gérés par des privés ou des associations. C’est le seul moyen d’assurer la survie du tableau complet des espèces. Evidemment, le travail du réensauvageur va se concentrer sur les interactions avec les activités humaines situées en dehors de ces zones cœurs, voire à l’intérieur. Ce point relatif à l’espace dévolu au sauvage est vital car il ne peut y avoir d’ensauvagement durable sans une situation foncière qui le permet et sans une acceptation culturelle et psychologique des gênes occasionnées par le retour des grands animaux. Derrière le paysage se cache un cadastre avec de multiples propriétaires publics ou privés dont le ou les terrains n’ont pas pour finalité la libre évolution. C’est la raison pour laquelle les auteurs insistent sur la nécessité d’avoir des aires protégées pour toute opération de rewilding à grande échelle.
Le troisième principe affirme que la restauration des processus écologiques doit être fondée sur un écosystème de référence. Mais en même temps, il souligne la nécessité de prendre en compte les changements naturels inhérents à une nature en libre évolution ainsi que les modifications environnementales liées aux activités humaines. C’est peut-être ce point-là qui pose problème puisque à l’ère de l’anthropocène il ne peut plus y avoir de milieu de référence, tant les espèces, les sols et les interactions ont changé. On ne retourne jamais en arrière quelles que soient les échelles de temps; même s’il existe des périodes parfois très longues de lenteur, tout évolue sans cesse. En cas d’extinction d’espèces qui jouent un rôle clé au niveau du fonctionnement des écosystèmes, le rewilding peut faire appel à des substituts sauvages (donc non domestiques) là où la législation le permet et dont le rôle écologique est important. Il est étonnant que les experts n’aient pas rappelé la nécessité, en cas de réintroduction, de vérifier par des données historiques et archéozoologiques que l’espèce a bien vécu dans la zone concernée durant l’Holocène. Le cinquième principe considère que le rewilding peut amortir les effets du changement climatique et, parmi les exemples d’atténuation, cite la régénération naturelle après abandon des terres ou le remplacement du bétail par des herbivores sauvages. Enfin, le neuvième principe rappelle qu’en cas d’interventions, celles-ci doivent avoir pour but l’autonomie de la nature, donc la suppression du contrôle humain. Finalement, le rewilding est aussi un moyen de montrer comment le sauvage peut persister dans un monde dominé par l’homme.
Au regard des principes édictés par l’UICN, l’expérience de l’OVP ne relève pas du rewilding : elle ne se fait pas à large échelle, les communautés trophiques ne sont pas complètes (absence de grands prédateurs), certaines espèces introduites ne sont pas sauvages, alors que le troisième principe parle bien de substituts sauvages et, malgré son statut de réserve naturelle, l’OVP est clôturée donc sans communication avec les espaces voisins, ce qui empêche les déplacements qui font partie de l’écologie des herbivores sauvages. Si cette expérience a pris une référence dans le passé, alors elle ne respecte pas un des principes qui veut que même si tout point de référence est arbitraire, il est censé être autonome et résilient. Or la régulation effectuée sur les cerfs afin de leur éviter de mourir de faim est une action de gestion lourde et létale, éthiquement insupportable et qui n’est absolument pas souhaitée par l’UICN. Finalement, engager cette expérience dans un polder coincé entre la mer, des zones urbaines, des terres agricoles et des voies de communication (rail et autoroute) sans possibilité de libre circulation à plus vaste échelle, montre les limites du sauvage dans un pays aussi densément peuplé que les Pays-Bas. Quant à l’avenir de ce site, il est plus qu’incertain dans le contexte de la montée du niveau de la mer. On voit donc que selon la culture et la nature du pays, les réensauvageurs aiment plus ou moins la forêt et, de là, sont plus ou moins interventionnistes pour avoir des milieux ouverts. C’est le cas au Royaume-Uni où tous les projets impliquent des interventions (plantation d’espèces végétales, (ré)introduction d’espèce animale, suppression d’infrastructures, gestion de troupeau, suppression d’espèces exotiques envahissantes, etc.) (21).
Dans leur ouvrage (22), Jepson et Blythe présentent le rewilding comme une solution possible aux problèmes sociaux et écologiques de certains territoires. Parmi les problèmes écologiques, l’abandon des terres qui sont « la proie des broussailles, plus exposées aux incendies ». Ce discours à charge contre les friches est plus que paradoxal pour des gens supposés agir en faveur du sauvage, sachant que les terres abandonnées constituent un ensauvagement bénéfique pour la nature. Les auteurs envisagent également de financer le rewilding grâce au marché du carbone en revendant leurs quotas à des entreprises qui auront dépassé leur plafond d’émissions de gaz carbonique. Et comme les tourbières sont des puits de carbone reconnus, les deux auteurs considèrent qu’il faut réensauvager les tourbières, c’est-à-dire réhumidifier celles qui sont asséchées pour obtenir encore plus de crédits carbone.
La fin du livre est un véritable plan d’action pour faire du rewilding l’alpha et l’oméga de la protection, détrônant le terme de conservation et enterrant celui de préservation. Pour que le rewilding puisse se déployer partout et que son action phare, à savoir le « pâturage naturel », devienne la norme de la future conservation, les auteurs préconisent de créer des races d’herbivores similaires à leurs ancêtres sauvages par l’aspect, le comportement et le rôle écologique, de développer une banque européenne de la faune sauvage qui permettraient aux réensauvageurs d’emprunter des troupeaux d’herbivores pour leurs projets, d’adapter la réglementation du bétail domestique pour que les herbivores domestiques soient reconnus comme espèces sauvages, de relâcher le bison d’Europe dans d’autres milieux que la forêt et d’assouplir les règles régissant son élevage, son transport et sa réintroduction et d’utiliser la technologie, l’internet mobile et la télédétection pour surveiller les bisons susceptibles de causer des dégâts aux agriculteurs locaux en les équipant d’étiquette GPS qui émettent un bourdonnement irritant et une décharge électrique si le mégaherbivore s’approche trop près d’un village. Enfin, nos deux auteurs nous prédisent un avenir fait de start-up du rewilding, de villes intelligentes où les habitants se connecteront à la nature par leur téléphone, de dialogue entre réensauvageurs, bûcherons et agriculteurs, de « parcs réensauvagés » abritant des expériences de « désextinction » pour faire revivre le mammouth laineux ou le tigre à dent de sabre. Pas un mot sur la nécessité de créer des aires protégées ni de les relier qui est la base du rewilding à l’origine. Tout cela sent le pragmatisme qui a pour principe de n’en avoir aucun.
Ne cherchez pas une éthique du rewilding chez ces réensauvageurs, ni un quelconque respect de la biogéographie ou de l’archéozoologie. Seule compte l’action qui au final se cache derrière le sauvage pour mieux continuer à manipuler, contrôler et créer « une nouvelle nature ». Par leur attrait pour la technologie et l’esprit d’entreprise, les auteurs se rapprochent des néoenvironnementalistes américains qui n’estiment plus nécessaire de se battre pour conserver des sanctuaires de nature sauvage parce que l’homme est la priorité et que seule la technologie pourra nous sauver (23). Cette « herbivophilie » qui caractérise les réensauvageurs européens mène à tous les excès que commettent ceux qui ne voient la nature qu’au travers d’une espèce ou d’un groupe d’espèces. Le rewilding tel que le théorisent ces deux auteurs n’est qu’une nouvelle forme d’exploitation des terres par une ingénierie écologique qui mène immanquablement à une double contrainte du type « recréer le sauvage ». L’herbivorie, considérée au départ comme un outil, est devenue un but en soi ; de ce fait, les réensauvageurs se perdent dans une gestion néopastorale, alors que le but initial est la nature sauvage et autonome. Pourtant Aldo Leopold, pionnier de la wilderness américaine (24), soulignait que la nature sauvage est la seule chose que l’homme ne peut pas créer et qu’elle est un lieu d’humilité, alors n’oublions pas que la nature est tout à fait capable de s’ensauvager sans notre intervention.
Mes remerciements vont à Annik Schnitlzer, écologue, pour avoir relu et amélioré mon texte.
* Ecologue
**Au Pléistocène ont considérés comme mégaherbivores l’éléphant, le rhinocéros, l’hippopotame en période tempérée et le mammouth et le rhinocéros laineux en période glaciaire.
(1) Gilbert Cochet et Béatrice Kremer-Cochet. 2020. L’Europe réensauvagée. Vers un nouveau monde. Actes Sud. 322 p.
(2) Philippe Benoît et Baptiste Wullschleger. 2023. L’ensauvagement. Cohabiter avec le vivant sauvage : comment et où lui faire place. Editions Yves Michel. 216 p.
(3) Annik Schnitzler et Jean-Claude Génot 2020. La nature férale ou le retour du sauvage. Pour l’ensauvagement de nos paysages. Editions Jouvence. 175 p.
(4) Nathalie Pettorelli, Sarah M. Durant and Johan du Toit. 2019. Rewilding. Cambridge University Press. 437 p.
(5) Michael E. Soulé and Reed Noss. 1998. Rewilding and Biodiversity : Complementary Goals for Continental Conservation. Wild Earth : 18-28.
(6) Dave Foreman. 2004. Rewilding North America. A Vision for Conservation in the 21st Century. Island Press. 295 p.
(7) Gilbert Cochet et Stéphane Durand. 2018. Réensauvageons la France. Plaidoyer pour une nature sauvage et libre. Actes Sud. 168 p.
(8) Paul Jepson & Cain Blythe. 2022. Réensauvager la nature pour sauver la planète. Editions 41. 223 p.
(9) https://fr.wikipedia.org/wiki/Oostvaardersplassen
(10) Esther Githumbi, Ralph Fyfe, Marie-Jose Gaillard, Anna-Kari Trondman, Florence Mazier, Anne-Birgitte Nielsen, Anneli Poska, Shinya Sugita, Jessie Woodbridge, Julien Azuara, Angelica Feurdean, Roxana Grindean, Vincent Lebreton, Laurent Marquer, Nathalie Nebout-Combourieu, Migle Stancikaite, Ioan Tan¸tau, Spassimir Tonkov,Lyudmila Shumilovskikh, and LandClimII data contributors. 2022. European pollen-based REVEALS land-cover reconstructions for the Holocene : methodology, mapping and potentials. Earth Syst. Sci. Data 14 : 1581–1619.
(11) Stéphane Durand. 2018. 20 000 ans ou la grande histoire de la nature. Actes Sud. 240 p.
(12) https://en.wikipedia.org/wiki/Megaherbivore
(13) https://www.college-de-france.fr/agenda/seminaire/neandertals-et-denisoviens/paysages-et-faunes-de-europe-pleistocene
(14) https://www.pressreader.com/ L’Etat sauvage par Valentine Faure 17 avril 2020
(15) https://rewildingeurope.com/landscapes/
(16) Vincent Devictor. 2020. Gouverner la biodiversité ou comment réussir à échouer. Editions Quae. 78 p.
(17) Alessandro Filazzola, Charlotte Brown, Margarete A. Dettlaff, Amgaa Batbaatar, Jessica Grenke, Tan Bao, Isaac Peetoom Heida and James F. Cahill Jr. 2020. The effects of livestock grazing on biodiversity are multitrophic: a meta-analysis. Ecology Letters 23 : 1298-1309.
(18) Voir (16).
(19) Voir (4).
(20) Steve Carver, Ian Convery, Sally Hawkins, Rene Beyers, Adam Eagle, Zoltan Kun, Erwin Van Maanen, Yue Cao, Mark Fisher, Stephen R. Edwards, Cara Nelson, George D. Gann, Steve Shurter, Karina Aguilar, Angela Andrade, William J. Ripple, John Davis, Anthony Sinclair, Marc Bekoff, Reed Noss, Dave Foreman, Hanna Pettersson, Meredith Root-Bernstein, Jens-Christian Svenning, Peter Taylor, Sophie Wynne-Jones, Alan Watson Featherstone, Camilla Fløjgaard, Mark Stanley-Price, Laetitia M. Navarro, Toby Aykroyd, Alison Parfitt, Michael Soulé. 2021. Guiding principles for rewilding. Conservation Biology 35 : 1882-1893.
(21) Voir (4).
(22) voir (8).
(23) George Wuerthner, Eileen Crist and Tom Butler. 2014. Keeping the wild. Against the domestication of earth. Island Press. 271 p.
(24) Jean-Claude Génot. 2019. Aldo Leopold. Un pionnier de l’écologie. Editions Hesse. 117 p.
Photo du haut : le castor est une espèce architecte qui modifie la nature et crée de nouveaux habitats. Il participe au rewilding passif © J.C Génot