Le Parc national de forêts a été créé en 2019 en plaine aux confins de la Côte-d’Or et de la Haute-Marne, avec une zone cœur de 56 000 ha très majoritairement forestière. Au sein de cette zone cœur, une réserve intégrale forestière de 3 100 ha (RI) a été établie en 2021 au sein de la forêt domaniale d’Arc-Châteauvillain (Haute-Marne). Son plan de gestion a été validé par le conseil d’administration du Parc en juillet 2023. Il s’agit de la plus grande RI en France métropolitaine. Lors d’une récente visite avec l’association Forêts sauvages, il a été possible de discuter avec un garde-moniteur du parc national qui est responsable de sa surveillance.
par Jean-Claude Génot *
Située à une altitude moyenne de 330 m, la RI s’étend sur un plateau calcaire creusé par des vallons sans ruisseau et des combes froides. Elle est parsemée de lapiaz, des roches calcaires apparentes créées par le ruissellement de la pluie et le travail du gel et du dégel. Son périmètre est de 27 km et sa plus grande longueur est de 8 km. Elle est longée en partie à l’est par une route départementale. Elle n’est pas entièrement entourée de forêts, notamment au sud où elle jouxte des terres agricoles.
La forêt est ancienne puisqu’elle figure sur la carte de Cassini du XVIIIe siècle. On y trouve des vestiges archéologiques qui témoignent d’une occupation humaine depuis au moins l’époque gallo-romaine. Trois clairières agricoles ont existé au début du XVIIIe siècle et ont fait l’objet ensuite de plantations. Les traces d’occupation anthropique sont nombreuses, notamment les charbonnières (1). Les habitats naturels sont divers types de hêtraies, dont la très rare hêtraie froide à dentaire pennée et quelques rares chênaies-frênaies. Mais la sylviculture a largement modifié ces habitats puisque le chêne pédonculé est dominant en surface (51 %) alors que le hêtre ne couvre que 24 % et pourtant considéré comme l’espèce « la mieux adaptée localement, dont la dynamique de régénération naturelle est forte » dans l’actuel plan de gestion de la RI, le reste étant un mélange de chênes et de hêtres avec d’autres feuillus comme le charme sous forme de taillis.
Parmi les originalités botaniques : la présence d’espèces montagnardes comme l’aconit napel dans les vallons frais et la grande gentiane au pied des versants exposés au sud. Dans les combes froides, on trouve également un lichen rare, le lobaire pulmonaire, indicateur de qualité de l’air et de l’ambiance forestière. Cette forêt abrite des populations importantes d’ongulés sauvages (cerfs, chevreuils et sangliers) longtemps étudiées par l’Office National de la Chasse et de la Faune Sauvage (ONCFS, devenu aujourd’hui l’Office Français de la Biodiversité), qui possède une station de recherche à Châteauvillain, commune située en bordure de la RI. En dehors de l’avifaune classique d’une forêt tempérée, il faut noter la présence d’un couple nicheur de cigogne noire, espèce qui a fait son retour dans une grande partie du Grand Est.
Si l’on regarde certains paramètres, la RI a un degré de naturalité très moyen. On note la présence d’espèces allochtones comme l’épicéa et le mélèze issus de plantations du début du XXe siècle à hauteur de 2 %. Il y a eu également eu des plantations de chênes sessiles alors que c’est le chêne pédonculé qui est naturel. Enfin, la structure de la forêt a été entièrement modelée par l’homme, passant du taillis au taillis sous futaie, puis de ce dernier à la futaie régulière avec des coupes à blanc. La forêt est jeune avec 75 % de bois moyens (entre 27,5 et 47,5 cm de diamètre) et 9 % de petit bois (entre 17,5 et 27,5 cm de diamètre). Il y a très peu d’arbres de plus de 70 cm de diamètre. Les plus vieux arbres sont dans les combes. Cette situation découle de siècles d’exploitation forestière avec des taillis de charme pour la production de charbon de bois, puis une conversion des taillis-sous-futaie en futaie régulière avec des coupes rases pour régénérer le chêne, amorcée en 1970 quand cette forêt autrefois privée est devenue domaniale.
Sur la base des habitats naturels, la RI n’a pas un bon état de conservation comme en témoigne la faible abondance des géophytes (2) liées aux vieilles forêts. Il y a encore trop peu de bois mort au sol et d’arbres secs sur pied de gros diamètre, mais le changement climatique va combler cette lacune comme le montrent les charmes qui fructifient abondamment, les épicéas secs et les branches mortes dans les cimes des chênes et des hêtres. La rareté des vieux arbres entraîne forcément un faible nombre de micro-habitats pour la faune et la fonge (3) forestières. L’historique particulier de cette forêt, utilisée aussi pour la chasse, explique également le déséquilibre entre la capacité d’accueil d’une forêt globalement peu productive et les fortes densités de cervidés, maintenues longtemps artificiellement pour les besoins cynégétiques. Selon notre interlocuteur, la forêt a été longtemps abroutie par les cervidés au point de ressembler à un pré-bois. D’ailleurs, l’importance actuelle des prairies intra-forestières pour les cervidés (2 %) témoigne de la vocation cynégétique de cette forêt dans le passé.
Qu’en est-il de la gestion de cette RI, dont la taille implique un certain nombre de contraintes aux habitants locaux même si la densité de population est faible (5 habitants au km2) ? Désormais, les usagers sont privés de certaines pratiques comme la cueillette de fleurs, le ramassage de champignons et de bois de cerf, la coupe de bois de chauffage pour les particuliers ou cessionnaires, les loisirs de nature comme le VTT, l’écoute et l’observation du brame du cerf et la chasse. La circulation est réglementée et toutes les entrées de chemins sont fermées par une barrière et le rappel des interdictions à l’aide de pictogrammes. Aux entrées des chemins ouverts à la fréquentation figure une carte du plan de circulation des personnes dans la RI, car l’accès n’est autorisé aux piétons et aux chevaux que sur certains chemins et uniquement en période diurne. Pendant le brame du cerf (entre début septembre et mi-octobre), la RI est interdite à toute pénétration pour la quiétude de cet animal. Nous avons d’ailleurs pu en juger puisque notre visite s’est déroulée pendant cette période d’interdiction, mais on peut voir la RI en longeant ses lisières accessibles.
Outre les coupes d’arbres pour des raisons de sécurité par rapport aux chemins et routes qui longent la réserve, la principale action intrusive dans cette RI est la chasse qui s’y exerce et que le parc veille à nommer « régulation ». Cette « régulation » ne vise que le sanglier et le cerf (biche, faon et daguet), les cerfs adultes et les chevreuils ne sont pas tirés dans la RI. Elle a lieu 9 jours dans l’année, à savoir le vendredi (à noter que le département de Haute-Marne a décidé depuis plusieurs années de faire du mercredi un jour sans chasse). Des daims peuvent aussi être abattus car ils sont échappés d’un enclos situé en bordure de la RI. C’est le Parc national qui établit le plan de prélèvement et ce sont des groupes de chasseurs locaux qui sont mobilisés au travers d’une association dont les membres sont formés par le Parc et à qui ce dernier accorde une délégation de service public pour appliquer le plan de régulation. La RI est divisée en 3 lots « tournants », dont un où les tirs s’effectuent par battue traditionnelle et deux autres où la méthode employée est la traque-affût (les tireurs sont dispersés dans les parcelles et peuvent observer/tirer les animaux en train de se déplacer lentement et non en fuite comme lors des battues). Il s’avère que cette méthode de traque-affût est plus efficace (moins de tirs effectués) et moins perturbante pour la faune. Enfin, le Parc contrôle chaque animal tiré et des mesures biométriques sont effectuées. Le but du Parc national est de montrer qu’il n’y a pas que les chasseurs qui font de la régulation. L’argument développé par le Parc pour continuer de chasser des ongulés sauvages dans la RI figure dans un rapport (4) de 2015 rédigé par le Groupement d’Intérêt Public de préfiguration du Parc national : « favoriser la restauration du fonctionnement naturel de la végétation et limiter les perturbations anthropiques ». Enfin, la RI « ne doit pas générer un « effet réserve » ou être une « zone refuge » », compte tenu des impacts sur les zones agricoles voisines ». On comprend bien que la « régulation » effectuée dans la RI est différente des modalités de chasse pratiquées en dehors, c’est-à-dire en zone cœur. Mais chasser en zone cœur d’un Parc national reste une spécificité française de la protection dite forte…
Une réserve intégrale est aussi un endroit extraordinaire pour étudier et comprendre les processus naturels évolutifs d’une forêt sans activité extractive et intrusive. En la matière, il y a tout à faire en terme de monitoring et d’études comparatives, comme par exemple la réaction des forêts en libre évolution végétale de la RI face au changement climatique par rapport à celles exploitées de la zone cœur du Parc. Avant sa création, la forêt domaniale où se trouve la RI a fait l’objet de quelques inventaires naturalistes ponctuels ou dans le cadre des ZNIEFF. Mais ce sont surtout les travaux du Centre National d’Etudes et de Recherche Appliquée Cervidés-Sangliers de l’OFB sur les aspects démographique et spatial des cervidés et des sangliers qui ont marqué ce territoire et constituent un atout pour l’avenir de la RI. Il existe un réseau de placettes permanentes mis en place par l’INRAE en 1976 qui a servi à étudier le lien entre la pression d’herbivores et la dynamique de la végétation (5).
Les espoirs que certains protecteurs de la nature ont fondé dans ce projet de Parc national ne se sont pas vraiment concrétisés dans la réalité. Il y a d’abord la taille de la RI, certes actuellement la plus grande de France métropolitaine, mais qui aurait pu avoir une superficie bien supérieure. D’ailleurs, l’étude préalable qui a fait l’objet du rapport cité précédemment évoquait 10 000 ha comme étant la surface optimale recommandée, surface largement atteinte dans de nombreux parcs nationaux européens. Cette surface n’a rien d’exorbitant, sachant que le cœur de Parc contient 29 000 ha de forêts domaniales. Des associations de protection de la nature ont proposé de créer d’autres RI de taille moyenne (de l’ordre de 1 000 à 2 000 ha) dans les autres massifs (Châtillon-sur-Seine et Auberive) pour avoir un réseau de RI reliées entre elles par de la forêt exploitée, mais cela n’a pas été retenu. Malgré les arguments en sa faveur, le Parc aurait pu renoncer à toute « régulation » dans la RI. Cela aurait pu être un choix également fondé sur le plan scientifique, notamment pour voir comment évolue librement une forêt sans chasse. C’est en tout cas le choix opéré par nos voisins allemands dans la forêt du Palatinat, où la chasse ne s’exerce plus dans une RI de 2 400 ha sans impact sur la végétation et avec une chasse en traque-affût en pourtour (6).
La venue possible du loup pourrait être une opportunité pour ce parc forestier et permettrait de montrer ce prédateur sous un autre angle, auxiliaire écologique pour réguler les ongulés sauvages, que celui des déprédations sur le cheptel domestique. A l’exception de l’unité territoriale d’Auberive où se pratique la futaie irrégulière à couvert continu, la sylviculture pratiquée dans les forêts de la zone cœur ne semble pas rompre avec les pratiques actuelles en vigueur à l’ONF, à savoir une futaie régulière avec de fortes éclaircies qui mènent à un rajeunissement d’une forêt qui n’a pas besoin de cela. Seule concession : la trame de vieux bois est plus généreuse qu’ailleurs, avec 8 arbres conservés par ha au lieu de 3 hors Parc et 7 % d’ilots de sénescence (ILS) en forêt domaniale au lieu de 1 %. Il est aussi prévu d’installer des ILS en forêt communale à hauteur de 3 %, mais on peut se demander si le Parc national ne financera pas le manque à gagner aux communes et même pour les 7 % domaniaux. A ce propos, le Parc gagnerait également à engager des études économiques pour montrer à moyen et à long terme ce que coûte une RI en prenant en compte son coût initial (combien a-t-elle été payée à l’ONF ?), sa gestion courante (le plan d’action 2022-2027 comporte 71 pages dans le plan de gestion qui en compte 137 !) et ce qu’elle rapporte (tourisme induit, stockage du carbone, protection des eaux souterraines, etc.) par rapport aux forêts exploitées voisines. Sachant que ce que deviendra cette RI dans des décennies est d’une valeur inestimable : une nature sauvage et autonome, c’est-à-dire un écosystème que l’homme est incapable de reproduire.
* Ecologue
(1) Plan de gestion de la réserve intégrale forestière d’Arc-Châteauvillain du Parc national de forêts. Version approuvée par le Conseil d’administration de l’Etablissement public Parc national de forêts, par délibération n°2022-16 du 7 juillet 2022. 137 p.
(2) Plantes vivaces passant la mauvaise saison sous une forme végétative souterraine comme le sceau de Salomon ou la tulipe.
(3) Ensemble des champignons d’une zone.
(4) Rapport de prise en considération du projet de Parc national des forêts de Champagne et Bourgogne. Rapport 4 : Réserve intégrale-validation de la localisation et détermination des principes de gestion. GIP des forêts de Champagne et Bourgogne. 42 p.
(5) Voir (1).
(6) Hohmann U., Hetting U., Ebert C. & Huckschlag D. 2021. Effekte einer grossflächigen Jagdruhe auf die holzige Vegetation im Pfälzerwald. Ann. Sci. Rés. Bios. Trans. Vosges du Nord-Pfälzerwald 20 (2019-2020) : 96-103.
Pour avoir accordé un entretien à l’association Forêts sauvages le dimanche 8 octobre 2023, mes remerciements vont à Antoine Brosse du Parc national de forêts et à Emilie Weber, botaniste indépendante, qui a également relu mon texte.
Photo du haut : forêt relativement jeune avec une majorité de chênes, mélangée à du hêtre et du charme dans la réserve intégrale du Parc national de forêts (Côte-d’Or et Haute-Marne) © J.C. Génot