« On perçoit comme forêt ce qui ne porte pas de façon apparente la marque de l’ordre humain » (1). Dans cette citation, François Terrasson (NDLR : membre historique des JNE) fait allusion au contraste entre l’alignement des arbres dans une plantation et leur dispersion aléatoire à l’issue d’une régénération naturelle, caractéristique des forêts. En effet, l’homme aime la ligne droite quand la nature l’ignore ce que le romancier Eric-Emmanuel Schmitt résume très bien avec la formule suivante : le tracé l’emporte sur le hasardeux. Mais l’ordre humain comprend tout ce qui permet à l’homme de rendre bien visible sa maîtrise et son contrôle de la forêt, qu’il s’agisse de la production de bois ou des loisirs en forêt.
par Jean-Claude Génot
Sur la base de la définition de François Terrasson, je dois avouer que les étendues boisées du massif vosgien que je parcours depuis des décennies sont loin d’être pleinement des forêts. Plantations de résineux, couloirs d’exploitation pour les abatteuses, larges pistes forestières empierrées parfois avec des gravats, empilement de grumes, de rondins ou d’arbres pour le bois énergie, marques de peintures tous azimuts (sur les arbres à abattre, sur les arbres en limite de parcelles et même sur les magnifiques rochers en grès, pour les postes de chasse, pour les lots de coupes des particuliers), miradors et postes d’agrainage pour la chasse, marquage permanent des multiples sentiers pédestres et itinéraires VTT et marquage temporaire à l’aide de rubans plastiques accrochés aux arbres pour les nombreuses marches populaires : tous ces éléments traduisent la mainmise de l’homme sur la forêt et contribuent à se sentir plus dans une usine à bois et un parc de loisirs que dans une forêt qui garde un certain caractère sauvage et un peu de mystère (pour le mystère, mieux vaut y venir la nuit).
Pourtant, dans de vastes massifs forestiers comme les Vosges, on peut trouver quelques réserves intégrales (trop petites et peu nombreuses), des zones hors sylviculture (trop modestes) et des peuplements plus ou moins mélangés, issus de régénérations naturelles qui peuvent presque donner l’impression d’une sylviculture « invisible », donc de ne pas ressentir l’emprise de l’homme sur la forêt. Mais il existe des exemples où une forêt concentre les aménagements pour le public et une gestion forestière très artificielle. C’est le cas de la forêt domaniale de Seillon, située aux portes de Bourg-en-Bresse (Ain), que j’ai eu l’occasion de visiter à de multiples reprises.
Cette forêt domaniale de 613 hectares est censée répondre à la multifonctionnalité de la forêt publique, à savoir : production, protection et accueil. En réalité, il s’agit d’un zonage qui répartit spatialement chacune des fonctions. Commençons par la fonction de production qui prend le plus d’espace. Cette forêt est naturellement une hêtraie-chênaie-charmaie mais elle est cultivée comme une monoculture de chênes (70 % de la forêt), et cela depuis le Moyen Age où elle était gérée par des moines de l’ordre des Chartreux. En 1792, la forêt a été entièrement détruite pour la construction navale et le siège de Lyon. Puis elle a été reconstituée par la plantation de plus de 50 000 arbres, dont plus de 15 000 chênes, près de 20 000 peupliers d’Italie et 13 000 platanes. Une partie de la forêt est censée être traitée en futaie irrégulière, c’est-à-dire avec un mélange intime des espèces et des âges sur une même parcelle. En réalité, le chêne est régénéré sur de larges trouées mises à nu après avoir éliminé toute végétation herbacée et ligneuse telle que la ronce, le charme et surtout le hêtre qui concurrence le chêne. On peut parler de futaie régulière par parquets plutôt que de futaie irrégulière. Dans une autre partie traitée en futaie régulière stricte cette fois, la régénération s’effectue par des fortes coupes sur toute une parcelle, en laissant quelques gros arbres qu’on nomme des sur-réserves.
Dans les jeunes chênes issus de ces régénérations rapides, des cloisonnements très rapprochés sont ensuite créés par gyrobroyage, des pratiques venues du monde agricole. Il y a certaines parcelles plantées avec du chêne rouge d’Amérique (3 % de la forêt), une espèce exotique à caractère envahissant. Ces jeunes plantations font l’objet d’éclaircies avec des abatteuses pour le bois énergie comme en témoignent les nombreux tas d’arbres empilés au bord des chemins. Il en va de même pour l’élimination du charme et du hêtre dans les chênaies.
Pour la protection de la biodiversité, la stratégie de l’ONF est fondée sur une trame de vieux bois avec des arbres vivants et morts conservés dans les parcelles (3 par ha), des îlots de sénescence (ou ILS) où les arbres vivent leur cycle naturel jusqu’à leur décomposition (de 50 ares à 5 ha) à hauteur de 1 % par massif forestier (ces massifs allant jusqu’à quelques dizaines de milliers d’ha) et des réserves biologiques intégrales ou RBI (de quelques centaines à quelques milliers d’ha) réparties à l’échelle nationale. Il y a également des îlots de vieillissement à hauteur de 2 % par massif où les arbres sont maintenus au-delà des diamètres d’exploitabilité, mais sont tout de même coupés. Cette trame de vieux bois a été décidée en 2009 au travers d’une note de service juste après que soit apparu le slogan du Grenelle de l’environnement pour la forêt, à savoir « produire plus tout en préservant mieux la biodiversité ».
Pour répondre à cette injonction de l’Etat, l’ONF a d’ailleurs décidé d’appliquer une sylviculture dynamique, c’est-à-dire avec plus d’éclaircies dans les jeunes peuplements et une augmentation des prélèvements. Cette trame de vieux bois représente la seule manière de garder des vieux arbres dans des forêts massivement rajeunies par la baisse des diamètres d’exploitabilité. Un pour cent pour la protection et 99 % pour la production, tel est l’effort de l’Etat dans ses forêts ! Mais dans une instruction de 2018 sur la protection de la biodiversité dans la gestion courante, l’ONF est prêt à faire plus que 1 % si on le paie pour cela… A Seillon, je ne pense pas qu’il y ait trois arbres par hectare conservés dans les parcelles parce que de nombreux peuplements sont trop jeunes pour désigner des arbres d’intérêt biologique et surtout parce que l’on y cultive le chêne, espèce de valeur que les forestiers sont moins enclins à conserver pour la biodiversité. De plus, le fait d’éliminer systématiquement le hêtre au profit du chêne dans la sylviculture prive la forêt d’une espèce qui, en vieillissant, possède de nombreux dendro-micro-habitats (cavité naturelle, branche morte, cavité de pic, décollement d’écorce, fente, etc.). Il existe un ILS dans le nord de la forêt sur une surface d’environ 4 ha, mais les arbres n’ont pas un gros diamètre.
Pour l’accueil, la forêt de Seillon n’est pas en reste : quatre parkings, des tables et des bancs, un parcours sportif, un sentier d’interprétation, une aire de jeux, un espace pédagogique pour les scolaires avec un site d’accueil abrité, des toilettes sèches, des sentiers jalonnés d’activité avec des livrets pédagogiques, sans oublier des itinéraires pour les randonneurs et joggeurs, les VTTistes et les cavaliers. L’aire de jeu pour les jeunes enfants repose sur un revêtement anti-choc comme en milieu urbain. C’est anachronique de voir cela en forêt, alors qu’il existe en ville des aires de jeu sur un sol couvert de gros copeaux de bois. Le sentier d’interprétation possède un endroit où le promeneur est invité à faire une écoute assis sur un banc. J’y suis passé à plusieurs reprises pour entendre plus souvent le bruit des voitures que celui de la forêt. En effet, Seillon est ceinturée et traversée par des routes très fréquentées et une voie ferrée car nous sommes à moins de 15 minutes en voiture du centre de Bourg-en-Bresse. Le sentier d’interprétation présente l’histoire de la forêt, la faune et la flore, mais sert aussi à faire « mieux comprendre la sylviculture », nous dit un site internet du département de l’Ain. Or, avec l’ONF, l’information est très souvent orientée de telle manière à passer sous silence certaines pratiques sylvicoles et à enjoliver la réalité pour non pas pour nous faire mieux comprendre la sylviculture, mais pour mieux nous la faire accepter.
Morceaux choisis sur les panneaux du sentier d’interprétation
« Laissée à l’état sauvage, une forêt ne peut produire du bois de qualité ». Je ne suis pas du tout convaincu de cela après avoir visité des forêts multiséculaires en libre évolution en Pologne, en Slovaquie et en Roumanie avec des arbres bien droits et très élancés sans aucune branche (donc sans nœud) sur une grande hauteur.
« En coupant certains arbres, les forestiers créent des espaces de lumière, qui profitent à la croissance de tous les arbres, arbustes et plantes de la forêt, assurant du même coup, le gîte à une plus grande variété d’animaux ». L’obsession du forestier pour la régénération et le « produire plus » le pousse désormais à pratiquer de fortes éclaircies, même avec les espèces d’ombre, ce qui ne sera pas sans conséquence pour la forêt face au réchauffement climatique. Pourtant, il y a assez de chemins et de lisières à Seillon pour permettre à la lumière latérale de faire son effet. Affirmer que la lumière procure le gîte à une plus grande variété d’animaux est une légende sylvestre car la science, elle, nous dit que la sylviculture – qui consiste à couper des arbres pour en laisser d’autres pousser à la lumière – réduit la biodiversité car c’est dans les vieux bois et ceux en décomposition que se trouve la plus grande diversité animale, notamment les insectes qui se nourrissent du bois mort, sans parler des mammifères et des oiseaux qui vivent dans les gros arbres (chauves-souris, écureuil, martre, rapaces diurnes, cigogne noire, pics, chouettes et autres passereaux cavernicoles comme les gobemouches, sittelles et autres mésanges).
« Chaque année, on peut ainsi prélever les arbres arrivés à maturité : le bois servira à la menuiserie, à la charpente… ». On met ici en évidence l’usage le plus noble du bois qui répond le mieux au stockage à long terme du carbone, à savoir le bois d’œuvre. Mais pas un mot sur une grande partie des prélèvements dans les éclaircies, utilisée comme bois énergie, pas vraiment vertueux pour deux raisons. D’abord, les arbres sont coupés par des machines et non ébranchés pour être stockés en tas en bord de chemin et tous les éléments nutritifs qui sont dans les houppiers et les feuilles ne retournent pas au sol, d’où un risque d’appauvrissement. Ensuite, le bois est brûlé, donc dégage du gaz carbonique, ce qui ne permet pas un stockage durable du carbone.
Un panneau parle pour le massif de Seillon qui concentre le public d’un « modèle de futaie irrégulière ». Or, il n’en est rien puisque la régénération s’effectue non pas par des prélèvements à l’arbre comme cela est la règle en irrégulier (ce qui favoriserait le hêtre), mais par des grandes trouées ou parquets pour obtenir du chêne.
Enfin, sur un panneau, un dessin représente un troglodyte demandant à un arbre si la forêt est menacée par les coupes, et l’arbre de répondre « Non, ne t’inquiète pas petit Troglo, les forestiers savent ce qu’ils font ! ». On peut en douter quand on voit l’intensité des prélèvements et en conséquence le rajeunissement de la forêt, la très faible part de la forêt consacrée à la protection intégrale et la mécanisation qui n’est pas compatible avec une vision écosystémique de la forêt. La gestion durable revendiquée par l’ONF est un credo qui ne correspond plus vraiment à la réalité.
Si cette forêt péri-urbaine est si aménagée pour le public, c’est parce que l’agglomération burgienne et le département de l’Ain ont financé ces équipements. Particulièrement le département, puisque Seillon est labellisé depuis 2017 en Espace Naturel Sensible (ENS). On ne peut être que surpris que le département s’intéresse à une forêt domaniale, alors qu’au départ la politique des ENS était faite pour protéger foncièrement certains sites privés à l’aide d’une taxe prélevée par cette collectivité sur toutes les nouvelles constructions. Le conseil départemental déléguant son droit de préemption aux communes sur lesquelles se trouvent ces sites dits sensibles afin de les acquérir. Encore faut-il que les communes soient motivées pour cela. J’ai visité un site de l’ENS Haute vallée de l’Ain où, le long du cours d’eau, plusieurs parcelles étaient occupées par des cabanons, voire des caravanes. Manifestement, le département n’a pas essayé ou réussi à éliminer ces verrues dans le paysage.
De même, le marais de Vaux, également labellisé ENS en 2017, peut être traversé par un sentier de 950 mètres de long grâce à une passerelle sur pilotis, qui sans nul doute pénalise la quiétude de la vie sauvage et ôte son mystère à ce marais en le rendant accessible au plus grand nombre, sans parler de l’impact de cet aménagement qui a nécessité de déboiser une partie de la saulaie. Comme le souligne Bernard Boisson (NDLR : membre des JNE), en facilitant l’accès du public à la nature, on la fait reculer. Il semble bien que la politique des ENS de l’Ain se résume à « valoriser » ces sites à des fins touristiques par l’ouverture au public et la diffusion de guides de découverte. Ces sites sont dits sensibles, mais il y a peu de chances que le département finance une étude sur l’impact de la fréquentation sur la vie sauvage de ses ENS.
Seillon est une forêt entièrement dédiée aux hommes, aménagée par eux et pour eux. La nature spontanée ? Elle n’a qu’à se contenter des restes, un petit îlot dans un coin du massif, le 1 % naturel comme il existe le 1 % culturel dans certains projets d’aménagement. L’ONF ne fait pas d’efforts dans sa gestion courante pour atténuer l’impact de ses pratiques sylvicoles (coupe rase, coupe de bois énergie, gyrobroyage des cloisonnements et des parquets de régénération, rajeunissement de la forêt). Tout est fait pour communiquer au public des informations rassurantes sur la biodiversité et la gestion durable, les mots incontournables du langage technocratique. Sur un panneau, on peut lire : la forêt est un « théâtre de verdure », elle est « aménagée pour que nous puissions nous y promener en toute sécurité ». Eh bien non, une forêt digne de ce nom reste un milieu sauvage auquel l’homme doit s’adapter plutôt que de l’adapter à ses besoins de confort et de sécurité. Mais on sent bien que, si tout est fait pour rendre Seillon aussi domestiquée que le parc de loisirs de Bonvent situé à moins d’un kilomètre, l’ONF ne peut pas cacher au public que des branches peuvent tomber en cas de vent dans la partie laissée en libre évolution (et pourquoi pas ailleurs en forêt exploitée ?), que des tiques peuvent transmettre la maladie de Lyme ou encore que les chenilles processionnaires du chêne ont des poils urticants, en omettant de préciser que, comme tous les pathogènes des arbres, elles s’attaquent plus facilement aux monocultures.
Un département sensible aux enjeux du XXIe siècle, à savoir le réchauffement climatique et la sixième crise d’extinction des espèces, ouvert à la nature sauvage, aurait pu dédommager financièrement l’ONF pour que la moitié de la forêt de Seillon soit en libre évolution et sans chasse (peu compatible avec la fréquentation de la forêt) avec un espace pédagogique dédié à l’éducation au sauvage. Un tel projet pourrait rendre le public plus sensible à la forêt spontanée et lui permettrait d’avoir accès à la poésie et la beauté de la forêt libre. On peut rêver, non ?
(1) Génot J-C. 2013. François Terrasson. Penseur radical de la nature. Editions Hesse. 237 p.
Photo du haut : dans la forêt de Seillon (Ain), cet « îlot de sénescence » ne représente que 1 % de la surface. Le 1 % naturel , comme il y a le 1 % culturel © J.C. Génot