Décédé à Paris le 9 juin 2023 à l’âge de 97 ans, Alain Touraine était l’un des plus grands sociologues français. Entre 1976 et 1979, il fut le premier d’entre eux à se pencher sur le mouvement antinucléaire alors en pleine phase d’interrogations après la mort d’un manifestant lors du rassemblement de Creys-Malville en 1977.
par Laurent Samuel
Alain Touraine y recourait à sa méthode de « l’intervention sociologique », qui consiste à aider et stimuler les acteurs à analyser et expliciter les formes et le sens de leur action, au lieu de se contenter de les rencontrer et d’étudier leurs écrits comme le faisaient jusqu’alors la plupart des sociologues. A l’occasion de la sortie du livre d’Alain Touraine la Prophétie anti-nucléaire, consacré à cette enquête de trois ans et demi, notre confrère JNE Marc-Ambroise Rendu détaillait la démarche du sociologue dans le Monde du 15 mars 1980 (texte intégral à lire ici pour les abonnés à ce quotidien) : « Pour obliger une vingtaine de militants, choisis non parmi les environnementalistes tièdes, mais chez les écologistes les plus politiques, à définir le sens » le plus élevé » de leur lutte, les chercheurs interviennent constamment. En pressant les groupes à aller jusqu’au bout de leurs idées, en lançant des hypothèses, les sociologues agissent comme des excitateurs et non comme des modérateurs. »
Cette méthode inédite débouche sur des conclusions originales. Pour Touraine, « le mouvement anti-nucléaire ne peut se réduire ni à un groupe de pression ni à une sorte de nouveau parti politique, résume Marc-Ambroise Rendu. Son action n’est pas plus irrationnelle que celle de ceux qui croient aveuglément au progrès sans apercevoir les crises et les destructions qu’il provoque. Constater que l’on ignore les effets des radiations, que la question des déchets n’est pas résolue, que le tout-nucléaire bloque les recherches sur les énergies nouvelles, qu’il se développe dans une atmosphère de secret, de mensonge et parfois de répression, ce n’est fabuler ou déraisonner. » Selon Touraine, les militants anti-nucléaires sont aussi innovateurs que contestataires. « Ils créent, écrit-il, des modèles de connaissance, d’activité économique et de conduite morale qui sont post-industriels. » Pour Touraine et son équipe (Zsuzsa Hegedus, François Dubet, Michel Wieworka), le mouvement anti-nucléaire est « un événement historique dans lequel le progrès s’introduit par la rupture, la création par le refus ». Marc-Ambroise Rendu conclut : (ce mouvement) « serait en somme annonciateur d’une nouvelle science, d’une nouvelle éthique. Il se comporterait comme » l’instrument de la grande mutation qui nous porte de la société industrielle à la société post-industrielle « . Sa » prophétie « , c’est qu’il annonce les nouveaux conflits qui agiteront cette société : le soulèvement des populations contre les appareils technocratiques publics ou privés ».
Une « prophétie » dont on mesure, 40 ans plus tard, le caractère… prophétique, même si, dans les années qui ont suivi, le mouvement antinucléaire français s’est révélé impuissant à arrêter ou même freiner le programme massif de construction de centrales alors en pleine mise en oeuvre. L’oeuvre multiforme d’Alain Touraine (lire ici l’article très complet – réservé aux abonnés – qu’a consacré le Monde à cette grande figure de la « deuxième gauche ») ne se résume bien sûr pas à cette « intervention », mais il nous a semblé important de rappeler cette étape méconnue mais importante de son riche parcours.
Les JNE adressent leurs condoléances à la famille et aux proches d’Alain Touraine.