par Antoine Bonfils, président des JNE
Le 10 novembre 2021, Grégoire Souchay, journaliste pigiste à Reporterre, et membre des JNE, couvrait une action de 80 faucheurs volontaires, qui souhaitaient vérifier la présence de semences OGM, des variétés rendues tolérantes aux herbicides (VRTH) sur un site de stockage du groupe RAGT Semences, à Calmont, dans l’Aveyron.
Lui et d’autres journalistes de l’AFP et de France TV suivaient cette « inspection citoyenne » dans l’enceinte du site. Des sacs de semences étaient rapidement identifiés et mis « hors d’usage » par les activistes, sans qu’aucune violence aux personnes ait été commise.
Deux jours plus tard, Grégoire Souchay publiait son reportage sur le site de Reporterre, photos à l’appui, contextualisé avec des directives européennes et autres injonctions du Conseil d’État. Mais depuis, Grégoire est poursuivi, non pas par RAGT Semences, mais par le parquet qui l’assimile aux faucheurs volontaires et lui reproche également sa participation au « saccage » des semences. Le procès devait se tenir le 10 décembre dernier. Il a été reporté au mois de juin 2023, peut-être en raison du battage médiatique que Reporterre et bon nombre d’autres médias ont fait de cette affaire.
Le cas de Grégoire n’est malheureusement pas isolé. Ainsi, notre consœur Inès Léraud, également membre des JNE, ainsi que la rédaction de Basta ! ont été poursuivies en diffamation par la société Chéritel, après la parution d’une enquête dénonçant les pratiques de cette entreprise agroalimentaire en mars 2019. Des poursuites qui ont finalement cessé au bout d’un an et demi après que la société ait retiré sa plainte. Les entraves au travail des journalistes se multiplient. Comme le rappelle Dominique Pradalié, présidente de la Fédération Internationale des Journalistes (FIJ), une procédure, même vouée à l’échec pour l’entreprise qui porte plainte contre un journaliste, est une victoire contre lui. Car, pendant toute la procédure, le journaliste est accaparé par son affaire. Autant de temps qu’il ne passe plus à enquêter. De plus, ses frais de défense sont à sa charge quelle que soit l’issue du procès comme pour toutes les procédures en pénal. C’est une façon sournoise de mettre hors d’état de travailler un journaliste. Qu’on se souvienne de l’affaire Benoît Collombat, poursuivi en diffamation avec son éditrice par le groupe Bolloré, qui trouva son épilogue en mars 2022, après treize ans de combat. Benoît Collombat avait été relaxé 3 fois, et 3 fois le groupe Bolloré avait fait appel. Sachant pourtant qu’ils allaient perdre, mais pas autant que les treize ans perdus par Benoît Collombat.
Tout aussi embarrassant, le procès en diffamation intenté à notre confrère et membre des JNE, Jean-François Noblet, par le président du Conseil général de l’Isère Jean-Pierre Barbier et son vice-président Fabien Mulyk. Au motif de la diffusion d’une chronique le 18 octobre 2021, sur France Bleu Isère, au cours de laquelle Jean-François Noblet avait reproché aux deux hommes d’avoir « ouvert des chasses présidentielles (aux cerfs élaphes) sur les hauts plateaux du Vercors ». Jean-François Noblet a été condamné pour diffamation le 29 juillet dernier. Depuis, le tribunal administratif a donné raison aux associations qui s’opposaient à l’ouverture de la chasse aux cerfs sur ces hauts plateaux.
Ce très long rappel des faits pour souligner l’importance des journalistes lanceurs d’alerte, qui bien que condamnés ou bâillonnés, vont initier une prise de conscience qui, à terme, peut se transformer en victoire juridique. Dans l’affaire Noblet, Jean-François a certes été condamné, mais le TA de Grenoble a suivi les associations de défense de l’environnement. Jugement sur le fond dans quelques mois…
Comme chacun le sait, la liberté de la presse est régie par la loi du 29 juillet 1881, elle-même « petite fille » de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme. Elle consacre « la libre communication des pensées et des opinions » qui « est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi ».
Or la loi a récemment évolué, souvent de manière insidieuse. En janvier 2017, le Canard enchainé révèle l’affaire des emplois fictifs de Pénélope Fillon. Une affaire qui a peut-être coûté l’élection présidentielle à François Fillon. La riposte ne se fait pas attendre. La loi organique du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique devient la loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l’information. Le tout contrôlé par le CSA (qui deviendra l’ARCOM).
Que dit la loi ? « Pendant les trois mois précédant une élection et jusqu’à la date du tour de scrutin, lorsque des allégations ou imputations inexactes (…) sont diffusées de manière délibérée (…) et massives par le biais d’un service de communication au public en ligne, le juge des référés peut, à la demande (…), de tout candidat, de tout parti ou groupement politique ou de toute personne ayant intérêt à agir (…) prescrire aux personnes physiques ou morales (…) toutes mesures proportionnées et nécessaires pour faire cesser cette diffusion». Autrement dit, tout candidat ou parti politique peut faire cesser la publication d’un article ou la diffusion d’un reportage, s’il porte atteinte au candidat. Encore une fois, cette mesure permet de faire perdre du temps au journaliste, qui devra attendre un jugement pour pouvoir publier.
La loi passe et d’autres tentatives vont suivre, comme la loi sur la sécurité intérieure du 25 mai 2021, dite loi « sécurité globale », et son terrible article 24 qui interdit la diffusion malveillante d’images ou d’éléments d’identification de policiers ou de gendarmes en opération. Images qui pourraient porter atteinte à l’intégrité physique ou psychique du policier ou du gendarme. L’intention malveillante devant être « manifeste », c’est-à-dire caractérisée par le juge. Là encore, faire perdre du temps au photo-reporter, l’entraver dans son travail sur le terrain. Cet article a heureusement été censuré par le Conseil constitutionnel.
Plus subtile, la directive européenne du mois de juin 2016 dite « protection du savoir-faire des entreprises », est adoptée malgré la vive opposition d’une partie de la presse. Ce texte, rapidement retranscrit dans le droit français, deviendra la loi du 30 juillet 2018, dite loi sur le secret des affaires. Cette loi est intégrée au Code du commerce ; elle relève donc de la compétence du tribunal de commerce et non plus de la 17e chambre correctionnelle du tribunal judiciaire de Paris, qui jugeait jusqu’à présent les affaires de presse. Cette loi « assure la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulguées ». Difficile d’enquêter sur une entreprise après ça… Savoir-faire et informations commerciales non divulguées… l’enquête s’arrêtera à la porte du service de communication de l’entreprise.
La loi sur secret des affaires va concerner directement le travail des journalistes, notamment membres des JNE, qui enquêtent par exemple sur le greenwashing des entreprises. L’article L151-8 du Code du commerce censé l’amender ne changera rien, car il laisse toujours au juge du tribunal de commerce le soin d’apprécier le caractère opposable ou non de l’intérêt général de l’information révélée. Et quand bien même l’information serait jugée d’intérêt général, il faudra attendre qu’un juge se prononce pour publier l’article. Or souvenez-vous, la procédure vaut victoire contre un journaliste !
Pour conclure, souvenons-nous des propos de Patrick Pouyanné, PDG de Total Energies, auditionné à l’Assemblée nationale, et qui s’emportait ainsi face à une question visiblement déplaisante : « dorénavant nous attaquerons systématiquement en diffamation ». Les mots ont un sens, ceux du PDG de Total Energie ont du poids. Certes, l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne garantit à « toute personne le droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontières. Et enfin, que la liberté des médias et leur pluralisme sont respectés ».
Il est à parier que les procédures contre les journalistes et les enquêtes à charge vont se multiplier dans les années à venir. Qu’il deviendra difficile de travailler sans intimidations. Que l’arsenal juridique va se muscler encore plus, trouvant ça et là des failles pour que le journaliste, qui ne cesse de se précariser, abdique faute de munitions.
Oui, la liberté d’enquêter est un droit démocratique fondamental, mais qui diminue proportionnellement avec l’intensité des crises. Il est de notre devoir, nous les JNE, d’accueillir ce nouveau paradigme, et de faire cause commune pour que puisse jaillir la vérité.