En 2022, 10 lynx ont été détectés dans le massif vosgien : 5 dans les Vosges du Nord, 1 dans les Vosges centrales et 4 dans les Hautes Vosges. Ces dix lynx ne constituent pas la population réelle, mais celle en l’état des moyens déployés sur le terrain pour identifier les animaux (on peut reconnaître un lynx à son pelage et à ses taches noires). Sur ces 10 animaux, 7 proviennent des lâchers effectués entre 2016 et 2020 dans le Palatinat, voisin des Vosges du Nord.
par Jean-Claude Génot
En tant que membre du réseau loup lynx pour le département du Bas-Rhin, j’ai assisté en décembre 2022 à une réunion des correspondants* organisée par l’Office Français de la Biodiversité (OFB) du Grand Est et la Direction Départementale des Territoires du département du Bas-Rhin. On y rencontre des gens de l’OFB, de l’ONF, des naturalistes et les divers intervenants invités selon l’ordre du jour. Après un aperçu de la situation nationale du loup et du lynx, un focus sur le Grand Est a montré une situation pas très brillante pour ces deux carnivores. En 2022, le loup ne possède que quatre zones de présence permanente : dans les Hautes Vosges, les Vosges centrales, le nord de la Haute Marne et le sud de l’Aube en limite avec l’Yonne. Dans trois cas il s’agit de mâles solitaires, mais dans les Hautes Vosges la présence d’abord d’un mâle puis récemment d’une femelle pourrait donner naissance à une meute. Mais le recours aux hurlements provoqués en été 2022 n’a pas permis de détecter la présence de jeunes.
Dans le massif vosgien, il existe un autre réseau d’observateurs agissant en parallèle à celui piloté par l’Etat. Il a été créé par Alain Laurent, un ancien technicien de l’Office National de la Chasse et de la Faune Sauvage, qui est le meilleur spécialiste du lynx pour le massif vosgien, mais également un bon connaisseur du loup. Ce réseau comporte moins de participants que le réseau officiel, mais il est plus efficace grâce à des naturalistes qui passent beaucoup de temps sur le terrain, dont Alain Laurent lui-même dont les connaissances permettent d’installer ses pièges photos à des endroits stratégiques où passent le loup et le lynx. En 2022, 10 lynx ont été détectés dans le massif vosgien : 5 dans les Vosges du Nord, 1 dans les Vosges centrales et 4 dans les Hautes Vosges. Ces dix lynx ne constituent pas la population réelle, mais celle en l’état des moyens déployés sur le terrain pour identifier les animaux (on peut reconnaître un lynx à son pelage et à ses taches noires). Sur ces 10 animaux, 7 proviennent des lâchers effectués entre 2016 et 2020 dans le Palatinat, voisin des Vosges du Nord. C’est justement dans cette partie septentrionale du massif vosgien que la femelle Lycka, lâchée en 2020 par les Allemands, s’est reproduite en 2021 et 2022 avec deux jeunes : une première après l’absence de l’espèce durant plusieurs siècles. Mais sur les cinq individus présents dans les Vosges du Nord, il n’y a qu’une femelle et quatre mâles. On ne peut pas parler d’une population bien établie et la situation reste très fragile. C’est d’ailleurs la raison qui a conduit le tout nouveau Plan National d’Actions pour le lynx, piloté par l’Etat, à lancer une « étude sur les conditions de réussite préalable à une potentielle décision de recours à une opération de renforcement ». On notera la prudence dans le choix des mots, un signe qu’il ne faut pas braquer les opposants à tout renforcement de population.
L’écologue Christelle Scheid a été chargée de traiter les données GPS des colliers émetteurs de trois lynx lâchés dans le Palatinat et qui sont venus s’installer dans le massif vosgien. Elle a présenté ses résultats lors de cette réunion des correspondants. Chaque collier est pointé trois fois par jour aux heures d’activité maximale du lynx (20 h, 23 h et 3 h). La femelle Lycka, originaire du Jura suisse, a été lâchée le 20 mars 2020 et a pénétré dans les Vosges du Nord dix jours plus tard. Son comportement de chasse a été analysé entre l’hiver 2020/2021 et l’automne 2021, sans jeune puis avec ses deux jeunes nés au printemps. La détection des proies tuées par le lynx se fait en localisant les groupements de points ou clusters à un même endroit, car une fois la proie mise à mort le lynx en mange une partie puis revient plusieurs jours pour la consommer. La durée entre deux proies varie de 4,5 à 9 jours, la durée de consommation d’une proie varie de 2,5 à 3,5 jours et enfin la durée de recherche d’une proie va de 2 à un peu plus de 5 jours. La distance entre deux clusters varie de 2 à 8 km. Le trajet maximal parcouru entre deux proies varie de 12 km sans jeunes à 60 km avec jeunes. La femelle accompagnée de ses jeunes doit chasser plus pour les nourrir, d’où une durée entre deux captures de proie et de recherche plus courte que lorsque la femelle est seule. Elle a utilisé un domaine vital de 20 000 ha en hiver et au printemps, puis, en été et en automne avec ses jeunes, son domaine vital s’est réduit à 3 000 ha, quand les jeunes étaient au gîte de reproduction, puis à 9 000 ha quand ils se déplaçaient avec la mère.
En plus du comportement de chasse, cette étude a permis de connaître l’habitat utilisé par ces trois lynx et les corridors qu’ils ont utilisés pour se déplacer. Le mâle Arcos vit dans les Hautes Vosges entre 600 et 1300 m d’altitude dans des forêts de résineux (sapin) et son domaine vital en dehors des excursions est de 19 000 ha. Le mâle Libre a fréquenté deux secteurs : dans les Vosges centrales entre 300 et 1000 m d’altitude dans des forêts de résineux (sapin et épicéa), où son domaine vital était de 14 000 ha et dans les Vosges du Nord entre 200 et 580 m d’altitude dans des forêts mixtes (pin, hêtre et chêne) avec un domaine vital de 47 000 ha. Enfin, la femelle Lycka vit dans les Vosges du Nord entre 200 et 430 m d’altitude dans des forêts de feuillus (hêtre,) avec un domaine vital de 19 000 ha. On constate que les lynx occupent les parties peu urbanisées du massif et les clusters sont souvent à proximité des lisières qui sont plus fréquentées par les ongulés sauvages et au niveau des barres rocheuses, utilisées par les lynx comme zones de repos et d’embuscades.
Les barrières aux déplacements identifiées sont nombreuses : les axes routiers, dont l’autoroute Paris-Strasbourg, le canal de la Marne au Rhin, les vallées urbanisées et les grandes zones ouvertes. Les corridors utilisés pour les déplacements sont les ponts, les passerelles et les continuités forestières. Chaque lynx effectue des déplacements et occupent des domaines vitaux différents. Les trois points par 24 h sont insuffisants pour analyser précisément tous les déplacements car les lynx se déplacent également de jour. On peut penser que les domaines vitaux utilisés par ces trois lynx sont optimaux car le massif vosgien est encore peu colonisé par le lynx. Cette colonisation ne sera possible que si les chasseurs acceptent la présence du lynx car en dehors des maladies et des collisions routières, le tir illégal du lynx reste un danger permanent dans le massif vosgien comme dans le massif jurassien, où un lynx a été tué par arme à feu cet automne.
* Un correspondant a reçu une formation sur la biologie des grands prédateurs, il participe à des suivis sur le terrain organisés par l’OFB et est chargé de collecter des données sur la présence du loup et du lynx. A cet effet, il est susceptible de remplir une fiche de présence pour tout indice relevé par lui-même ou par une tierce personne dont il a connaissance.
Photo du haut : la femelle Lycka, lâchée dans la forêt du Palatinat le 20 mars 2020. Elle vit dans les Vosges du Nord, où elle s’est reproduite en 2021 et 2022, avec chaque fois deux jeunes © Cornelia_Arens_KLICKFaszination