La COP15 biodiversité, qui se tient actuellement à Montréal (Canada), doit permettre l’adoption d’un nouveau cadre stratégique mondial qui fixera les objectifs mondiaux à atteindre pour mettre un terme à l’érosion de la biodiversité d’ici à 2030. Parmi lesquels, protéger 30 % des terres et des mers de la planète. La France s’enorgueillit de l’avoir déjà inscrit dans ses propres objectifs (1).
par Gabriel Ullmann
Contrairement aux affichages politiques et aux chiffres trompeurs, on en est loin comme nous allons le voir. Avec ses 12 141 703 km² (oui, vous avez bien lu !) de terres et de mers, elle a une responsabilité mondiale toute particulière, dont elle s’est très mal acquittée jusqu’à présent.
La Convention pour la diversité biologique « fête » ses 30 ans : l’insuccès est au rendez-vous
La Convention pour la diversité biologique a été initiée au sommet de Rio en 1992. Elle entend donner un cadre international pour lutter contre l’érosion de la biodiversité, qui n’a fait que s’effondrer depuis lors. Contrairement aux COP sur le climat, les Parties se réunissent, non pas chaque année, mais tous les deux ans (le symbole est déjà fort) dans une Conférence des Parties (COP Biodiversité). La COP 10, en 2010, fixa 5 buts et 20 objectifs : les objectifs d’Aichi.
Le texte adopté, ambitieux à souhait, se fondait sur les engagements des Parties à œuvrer pour que la destruction des habitats soit au moins divisée par deux (elle s’est accélérée), pour que dans le monde toutes les zones agricoles et les stocks de poissons soient gérés durablement (on n’a jamais autant consommé de pesticides et vidé les océans), et que les subventions néfastes à la biodiversité soient supprimées ou réformées (elles n’ont pas cessé). Tout cela pour atteindre un taux nul d’extinction d’espèces sauvages… en 2020 ! Un des rares résultats a été l’augmentation des aires protégées au niveau mondial, du moins sur le papier (moins de 2 % d’augmentation pour les zones terrestres et plus de 5 % pour les zones marines et côtières qui sont passées de 2,5 % en 2010 à 7,7 % en 2020). Le saut de 30 % en 2030 serait donc considérable. Mais l’affichage ne mange pas de pain.
Des aires protégées : oui, mais quelles protections et où ?
La COP 10 avait donné des critères qualitatifs pertinents et exigeants pour définir les aires protégées : « zones qui sont particulièrement importantes pour la diversité biologique et les services rendus par les écosystèmes » (l’importance du rôle des écosystèmes n’était pas oubliée), qui devaient constituer « des réseaux écologiquement représentatifs et bien reliés » (objectif de ne pas cibler quelques écosystèmes au détriment du reste, et importance de la continuité écologique), « intégrées dans l’ensemble du paysage terrestre et marin » et « gérées efficacement et équitablement » (surveillance, suivi, et prise en compte des populations humaines locales).
Au lieu de cela, force est de constater que les zones de protection sont très hétérogènes, avec des aires qualifiées de protection, de loin les plus nombreuses, qui n’offrent qu’un très faible niveau de protection. C’est le cas en France des parcs naturels régionaux (58 PNR couvrant 16 % du territoire) (2), ou bien les aires d’adhésion des parcs nationaux (3). De plus, la plupart de ces zones sont morcelées. Quand elles sont reliées entre elles, ce sont par des malingres trames vertes et bleues. Elles sont délimitées en fonction des choix politiques et du degré d’acceptation, et rarement en fonction de leur valeur écologique. Pour ces motifs, mais aussi pour des raisons culturelles, la protection privilégie des habitats comme les forêts et les montagnes, mais en délaisse d’autres, malgré leur grande richesse biologique et leur rareté, comme les savanes (Guyane et autres DOM) ou bien les pelouses sèches. De même, les mers et les océans bénéficient de peu de protection, alors qu’ils recouvrent plus de 70 % de la surface du globe et qu’ils abritent une biodiversité extraordinaire. Leur richesse est telle que les scientifiques évoquent la présence de forêts sous-marines, à l’image des forêts intertropicales.
Des aires protégées : oui, mais quid du reste ?
Comme l’énonce avec justesse Didier Bazile, du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), « les aires protégées sont la partie visible de la conservation, augmenter leur surface est un moyen facile de montrer qu’ils sont enclins à protéger la biodiversité » (4). Comme les statuts (et donc les degrés) de protection sont multiples et complexes, le public a tendance à les confondre pour ne garder à l’esprit que l’idée d’une protection, même si elle est très faible. Il suffit de voir, par exemple, la confusion fréquente entre les parcs nationaux et les parcs naturels régionaux. Enoncer 30 % de protection sonne fort. Mais, outre le fait que les disparités – et donc les efficacités – au sein de ces aires sont considérables, cela sert parfois de caution à ne procéder à aucune protection pour le reste de la biodiversité et des écosystèmes.
Cette tendance se retrouve dans la démarche E,R,C (éviter, réduire et compenser) dans les études d’impact, du moins pour les opérations où elles sont exigées, dans lesquelles seules la faune et la flore menacées font l’objet, dans le meilleur des cas, de mesures de préservation. Il en résulte que la nature dite « ordinaire » disparaît à un rythme effréné. Ainsi, la seconde évaluation des espèces de la directive Oiseaux (2013-2018) a conduit au résultat selon lequel « depuis l’entrée en vigueur de la directive, une espèce d’oiseaux nicheurs sur trois est en déclin, en particulier parmi les espèces relativement répandues. Pour plus de la moitié de ces espèces, ce déclin représente une disparition de plus de 30 % des couples nicheurs » (5). On met en place des mesures (notamment par la protection de leurs habitats) des espèces les plus menacées, avec parfois un certain succès, mais on délaisse les autres espèces… qui deviennent peu à peu menacées à leur tour. Nous sommes dans une véritable course contre la montre, un engrenage sans fin, avec de plus en plus d’espèces à sauver.
La France couvre 11 millions de km² d’eaux territoriales et de ZEE : 6 % de protection forte
Avec 11 035 000 km² de zones économiques exclusives (ZEE) et d’eaux territoriales (6), la France, deuxième puissance maritime au monde (très près des Etats-Unis), couvre plus de 12 millions de km² avec les territoires terrestres (qui représentent à peine 10 %). Sans compter les extensions sous-marines des plateaux continentaux. Un atoll isolé comme Clipperton (7) dans le Pacifique Nord, avec à peine 7 km² de terres, génère une ZEE plus vaste que la surface de l’Allemagne. Moins de 5 % du territoire français se trouve en Europe, pourtant objet premier de nos « préoccupations » environnementales (8).
La notion de ZEE (9) trouve son fondement juridique dans la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (ou Convention dite de Montego Bay), signée le 10 décembre 1982. Ainsi, dans cette zone, l’État côtier a des droits souverains aux fins d’exploration et d’exploitation, mais aussi, c’est ce qui nous intéresse, de protection et de gestion des ressources naturelles, biologiques ou non biologiques, des fonds marins et de leur sous-sol, ainsi qu’en recherche scientifique marine. Les chiffres officiels sur la surface des aires protégées ne prennent toutefois pas en compte toutes les ZEE, ce qui conduit à accroître fortement le pourcentage d’aires protégées.
C’est dire la responsabilité de la France, Etat mondial par ses eaux, qui dispose d’un puissant levier pour préserver la vie marine. A ce jour, 730 000 km² (10) bénéficient d’une protection forte (terres et mers comprises), soit 6 % du total du territoire français (plus de 14 % officiellement). Seules 0,44 % des eaux continentales jouissent d’une protection dite forte, et seulement 0,03 % d’une « protection stricte », c’est-à-dire sans aucune pêche, selon une étude scientifique publiée en 2021 (11). La même année, la flotte industrielle a passé la moitié de son temps de pêche dans des aires marines françaises dites protégées (réserves, de parcs naturels, de zones Natura 2000 et autres types d’espaces destinés à la protection de la biodiversité marine). Ce pourcentage a doublé depuis 2015 (12).
Si, dans les DOM et en Outre-mer, le taux de protection forte se révèle supérieur, la pêche et autres activités illicites se maintiennent et même s’y développent dans maintes zones de protection, y compris fortes, faute de surveillance suffisante. A titre d’exemple, les ressources halieutiques du domaine maritime de Clipperton, avec ses 435 612 km², sont constamment pillées. La Marine nationale y fait une courte rotation… tous les deux ans (13). De plus, la seule Réserve naturelle nationale des Terres australes françaises (14) représente 99 % des surfaces marines à protection forte ! Comme l’indique le site de la Réserve, « son éloignement des centres d’activités humaines en fait un sanctuaire de biodiversité ». On peut se permettre une telle protection, car elle ne génère aucune gêne économique. Le corollaire, c’est la quasi absence de protection forte dans le reste des eaux françaises.
La France couvre 1 106 703 km² de terres fermes : toujours 6 % de protection forte
Les disparités, majeures, se retrouvent entre la métropole et les outre-mer. Le seul cœur du Parc amazonien de Guyane représente 50 % des surfaces terrestres à protection forte. On peut se permettre également une telle protection, car elle ne génère pas davantage de gêne économique. Malgré tout, cette protection est affectée par l’orpaillage, légal comme illégal (sachant que l’osmose est grande), les pollutions associées et le braconnage. Le taux de protection forte en métropole, quant à lui, n’est actuellement que de 1,51 %. Il a progressé de 0,3 %… en dix ans. L’objectif était de 2 % de protection forte sur le territoire métropolitain terrestre d’ici… 2020, à la suite du Grenelle de l’environnement en 2007 (mais que reste-t-il du Grenelle ?).
Cela en dépit de la mise en place de la Stratégie de création d’aires protégées en 2009. Ce qui n’a pas empêché, par ailleurs, la France d’œuvrer pour que la législation Natura 2000 ne s’applique pas dans les DOM. A titre de comparaison, les iles Canaries, sous souveraineté espagnole, abritent de nombreux sites Natura 2000. De nombreuses activités pouvant affecter ces habitats sont même autorisées en France, sans même devoir réaliser la moindre étude d’incidence, comme les installations classées relevant de la déclaration (90 % des installations classées) ou bien la chasse.
Les stratégies, les conventions, les engagements, de plus en plus ambitieux, s’envolent, la biodiversité continue à s’effondrer : pourquoi ?
Les lois d’accélération, de simplification, de modernisation, se multiplient pour faciliter la réalisation des projets d’aménagements. La dernière en date est la loi d’accélération des énergies renouvelables, qui comporte, notamment, de nouvelles dérogations aux lois littoral et montagne, afin de permettre l’implantation d’installations de production d’énergies renouvelables, aussi bien dans des friches (souvent très riches en biodiversité) qu’en discontinuité d’urbanisme. Par contre, aucune loi n’a encore été prise pour accélérer les procédures de mise en réserve ou de protection de milieux naturels (délai parfois supérieur à dix ans). C’est déjà démonstratif.
La connaissance, la conscience sont de plus en plus vives, la science est de plus en plus précise sur l’effondrement de la biodiversité (peut-on encore parler d’érosion, quand 80 % des populations d’insectes ont disparu ?), mais les Etats regardent ailleurs. De sommets en sommets, ils affichent des ambitions d’autant plus fortes qu’elles ne seront que peu suivies d’effets. Les politiques en faveur de la biodiversité restent des politiques secondaires, voire marginales. Pour les décideurs, c’est l’économie qui est le moteur de la vie de l’humanité. Pas la vie elle-même. La déconnexion est sidérante entre les actions ou stratégies pro-environnementales mises en œuvre dans un cadre global, auxquelles ont recours les Etats et les collectivités, voire certaines entreprises, et les projets d’aménagements réalisés au quotidien qui impactent lourdement la biodiversité. Et cela, sans aucun état d’âme : s’afficher globalement, détruire localement.
Homo sapiens, dès son origine, ne se déploie qu’au détriment des autres : les autres espèces d’Homo qu’il a côtoyées puis supplantées il y a à peine 40 000 ans, puis progressivement toutes les autres espèces vivantes : faune, flore, mais aussi les individus de sa propre espèce (guerres, génocides, esclavage, etc.). Son activité, son existence même, reposent entièrement sur ces fondements : d’un côté l’exploitation, la destruction de la biodiversité, de l’autre les déchets et les pollutions qu’il lui restitue. Ce comportement consubstantiel à Homo sapiens ne portait pas à conséquence quand il concernait quelques millions d’individus, avec peu de besoins. Face à un monde de 8 milliards d’habitants, avec des besoins devenus autrement plus dévorants, ce n’est même plus une question de conscience, de bonne volonté, c’est devenu une question de changement radical de l’essence humaine.
(1) Stratégie nationale pour les aires protégées 2030 et plan d’actions 2021-2023 pour les aires protégées 2030 (ministère de la Transition écologique).
(2) C’est pourquoi de nombreux élus (à l’exception de Laurent Wauquier) se précipitent pour que leurs territoires deviennent des PNR.
(3) A ne pas confondre avec les zones cœur des parcs nationaux, qui jouissent d’une forte protection (mais de moins en moins forte, au fur et à mesure de leur récente création).
(4) « Biodiversité : la COP15 au défi de protéger 30 % de la planète… et les 70 % restants », Le Monde, 7 décembre 2022
(7) Clipperton, bien qu’inhabité, a toutefois le privilège de disposer d’un code postal (98799).
(8) Pour plus de détails, voir l’excellent ouvrage Tour du monde des terres françaises oubliées, Bruno Fuligni, Editions du Trésor , ainsi que le très intéressant Atlas des terres oubliées de l’empire français, Historia, n° 912, décembre 2022. Voir aussi le dossier documenté du Courrier de la Nature : « Aires protégées, quels objectifs ? », nov-déc. 2021, n° 331.
(9) Une zone économique exclusive (ZEE) est, d’après le droit de la mer, un espace maritime sur lequel un État côtier exerce des droits souverains et économiques en matière d’exploration et d’usage des ressources naturelles. Elle s’étend à partir de la ligne de base de l’État jusqu’à 200 milles marins (370,42 km) de ses côtes au maximum ; au-delà il s’agit des eaux internationales (Wikipedia).
(10) Source : INPN (juillet 2022). Cela n’inclut pas la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française. Voir aussi Regard sur les stratégies et objectifs d’aires protégées, Société française d’écologie et d’évolution, B. Chevassus-au-Louis,. Il est très difficile d’obtenir des données fiables sur les surfaces réellement protégées (on ne trouve généralement que des pourcentages, ou bien des chiffres isolés par types de protection). De plus, les chiffres avancés ont tendance à sous-estimer les chevauchements réels entre différents types d’aires protégées, compte tenu qu’elles couvrent souvent plusieurs statuts différents de protection (jusqu’à parfois plus de dix !). Avec 1, 3 million de km², soit la quasi-totalité de la ZEE de Nouvelle-Calédonie, le parc naturel de la mer de Corail constitue la plus grande aire marine protégées en France et dans le monde, mais les zones de protection forte sont très réduites et la surveillance quasi inexistante.
(11 ) Critical gaps in the protection of the second largest exclusive economic zone in the world, Joachim Claudet, Charles Loiseau et Antoine Pebayle, Marine Policy, volume 124, février 2021.
(12) « En France, 47% de la pêche industrielle a lieu… dans des zones protégées », Reporterre, 7 octobre 2022.
(13) Historia, op. cit., page 51.
(14) Composée des trois districts austraux des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) – Crozet, Kerguelen, Saint-Paul et Amsterdam – cette réserve est située à 3 000 km de La Réunion, au cœur de l’océan Austral. Elle est classée au patrimoine mondial de l’Unesco.
Image du haut : © Nature Québec