Le projet de Francis Hallé, qui consiste à permettre la renaissance d’une forêt primaire en Europe de l’Ouest, est désormais bien connu, notamment des médias et des divers échelons politiques (Europe, Etat, Région, acteurs des sites potentiels).
par Jean-Claude Génot (écologue)
L’association qui porte ce projet existe maintenant depuis plus de trois ans et, grâce à son dynamisme, a largement contribué à faire parler de cette utopie plus que nécessaire en temps de crise. Un petit opuscule signé du célèbre botaniste, paru chez Actes Sud, a d’ailleurs été édité pour présenter le projet dans toutes ses dimensions. J’ai eu la chance de participer aux deux missions d’étude pour le choix d’un site, d’abord dans les Vosges du Nord et le Palatinat en novembre 2021, puis dans les Ardennes françaises et belges en mars 2022. Les deux sites se trouvent dans la région Grand Est et sont transfrontaliers pour donner à cette future forêt primaire une dimension européenne. Ce projet est « hors du commun » sur le plan de sa dimension, de sa temporalité et de ses implications socio-économiques. Il nécessite de revoir les cadres réglementaires et juridiques actuels et surtout d’imaginer de nouvelles manières de concerter les habitants des territoires sur lesquels il pourrait se mettre en place car il n’est pas question qu’un tel projet soit imposé par le haut.
A ceux qui douteraient du bien-fondé actuel d’un tel projet et le considéreraient comme « décalé » par rapport à la situation de crise que nous vivons, il est bon de rappeler que laisser se reconstituer une forêt primaire répond aux deux défis majeurs de notre planète : le changement climatique et la sixième crise d’extinction des espèces. Une forêt primaire aura besoin de plusieurs siècles pour se reconstituer à partir d’une forêt secondaire exploitée depuis fort longtemps. Cela veut dire qu’elle va évoluer librement sans coupe d’arbres et sans chasse et commencer à se doter des éléments caractéristiques des vieilles forêts : du bois mort, de très gros arbres vivants, des dynamiques écologiques spontanées, une augmentation de la diversité biologique forestière. Ces caractéristiques permettront à cette forêt d’atteindre un niveau de complexité qui facilitera sa résistance et sa résilience face au changement climatique et d’abriter une vie sauvage riche et diversifiée soumise aux processus évolutifs à long terme.
Il est légitime de se demander comment des milieux forestiers exploités par l’homme durant des siècles peuvent se transformer en des forêts naturelles ressemblant à celles que nous n’avons plus chez nous, mais dont il reste quelques témoins, plus ou moins fidèles, comme la fameuse forêt de Bielowieza, située de part et d’autre de la frontière entre la Pologne et la Biélorussie. Il s’avère qu’une telle expérience est déjà engagée dans la réserve de biosphère transfrontalière Vosges du Nord-Pfälzerwald depuis un peu plus de vingt ans. En effet, une réserve forestière intégrale transfrontalière – une première en France – a été créée en 2000 après une étude et de nombreux débats côté français. La réserve intégrale Adelsberg-Lutzelhardt couvre 400 hectares, 200 dans chaque pays. En 2018, les Allemands l’ont agrandi de leur côté de 76 hectares pour atteindre 3 % d’aires centrales (comprenez zones protégées) dans la partie allemande de la réserve de biosphère. Désormais, la réserve fait donc un peu moins de 500 hectares : une future « mini forêt primaire », à côté des 70 000 hectares proposés par Francis Hallé.
Cette réserve intégrale représente un échantillon modeste mais typique des basses Vosges gréseuses, à savoir des collines se situant entre 330 et 400 mètres d’altitude, couvertes de forêts et agrémentées de rochers en grès dont certains ont été fortifiés ou ont servi de base à des châteaux à la période médiévale. Sur ces sols sablonneux, acides et à faible rétention d’eau, la hêtraie est dominante. Pourtant lors du premier inventaire réalisé en 2005 par l’Office National des Forêts, côté français, à l’aide d’un réseau de placettes permanentes (une placette par hectare) (1), la composition des arbres en couvert* était la suivante : 47 % de pins sylvestres, 24 % de chênes sessiles et 7 % d’épicéas. Le hêtre, espèce majoritaire de la forêt naturelle des Vosges du Nord, ne couvrait que 17 %, ce qui montre à quel point la composition naturelle a été modifiée par la sylviculture. En effet, les forestiers ont planté massivement du pin sylvestre et du chêne dès le XIXe siècle. Ces deux espèces sont autochtones dans les Vosges du Nord, mais en tant qu’espèce de lumière, elles sont très limitées face au hêtre qui est une espèce d’ombre. Dans le passé, le hêtre a été surexploité pour le charbon de bois ou éliminé par les forestiers pour favoriser le chêne et le pin. Lors du second inventaire en 2013 (2), la composition était sensiblement la même qu’en 2005. Les espèces allochtones (épicéa, douglas, pin de Weymouth, mélèze) constituaient 10 % de la proportion en couvert, ce qui éloigne encore ces forêts de leur état naturel. Enfin le cerisier tardif, espèce exotique à caractère invasif, est présent dans la réserve au stade de semis mais pour l’instant son expansion est lente, sans doute à cause du couvert forestier assez dense. Même si vingt années ne représentent pas grand-chose dans le cycle naturel d’une forêt tempérée, le suivi effectué par les forestiers permet toutefois d’observer l’enclenchement du long processus de maturation vers une vieille forêt. Ainsi sans intervention humaine, le hêtre se régénère mieux que le pin et le chêne. Les arbres grossissent et le volume global est en progression puisqu’il n’y a plus de prélèvements. Le nombre d’arbres avec des dendro-micro-habitats (fente, cavité naturelle, trou de pic, décollement d’écorce, pourriture, etc.) augmente alors que la quantité de bois mort a diminué entre 2013 et 2005, tout simplement parce que l’exploitation des arbres laissait au sol des branches et des houppiers ce qui n’est plus le cas. Il faut attendre des chablis** ou des dépérissements pour observer une augmentation de la quantité de bois mort, un indicateur de naturalité des forêts. Dans la partie allemande de la réserve, l’administration forestière du Land de Rhénanie-Palatinat a réalisé le même inventaire que les Français, mais les résultats sont différents en ce qui concerne la composition des arbres en couvert en 2005 : 21 % de pins sylvestres, 41 % de chênes sessiles, 15 % d’épicéas et 17 % de hêtres (3). Le hêtre est minoritaire, mais les proportions des autres espèces ont changé puisqu’il y a nettement plus de chênes que de pins sylvestres. Les espèces allochtones sont plus importantes que du côté français avec 19% (épicéas et douglas). Les résultats du second inventaire de 2013 sont quasi identiques à ceux de 2005, à ceci près que la proportion du hêtre a augmenté, passant de 17 à 20 %. Le volume de bois mort est plus faible que du côté français, mais entre les deux inventaires il a plus que doublé.
Au-delà des données fournies par ces inventaires, il y a ce que l’on observe quand on visite cette réserve. On voit nettement la densification du couvert due à l’accroissement des arbres, ce que corroborent les chiffres puisque le volume de bois sur pied est de 500 m3/ha, alors qu’il est en moyenne de 237 m3/ha dans les forêts exploitées des Vosges du Nord (4). Sur les vingt premières années de cette réserve, il n’y a pas eu de gros chablis ni d’importants dépérissements à la suite des sécheresses de ces dernières années. Ce dernier constat semble en accord avec des travaux ayant montré que les éclaircies dues aux coupes augmentent la température au sol, ce qui rend la forêt plus vulnérable au changement climatique par rapport à des forêts à canopée dense (5). Il sera très intéressant d’observer dans les décennies à venir si la densité du couvert d’une forêt en maturation est une bonne assurance contre les effets du changement climatique.
Quelques inventaires naturalistes ont été effectués dans la réserve. Un inventaire ornithologique (6) a permis d’établir la nidification de la chevêchette d’Europe et des pics noir, cendré et mar, ces quatre espèces figurant à l’annexe I de la directive 2009/147/CE du Parlement européen et du Conseil du 30 novembre 2009 concernant la conservation des oiseaux sauvages, nommée plus simplement Directive oiseaux. Toutefois, ces espèces nichent également dans les forêts exploitées environnantes, ce qui n’en fait pas des indicateurs stricts de forêt en libre évolution mais montrent qu’il y a déjà des arbres à cavités dans cette jeune réserve. Un premier inventaire des insectes saproxyliques*** a permis d’identifier 452 espèces de coléoptères, dont 334 espèces saproxyliques (7.) Parmi ces 334 espèces, 70 figurent sur la liste des indicateurs de la valeur biologique des forêts françaises, dont 3 sont remarquables car très rares à l’échelle nationale. Pour les deux auteurs de l’étude, ces découvertes traduisent l’intérêt biologique de cette réserve. Toutefois, il faut préciser que les pièges à insectes ont été posés principalement dans les parties les plus âgées de la réserve, et notamment sur la colline du Adelsberg, où se trouve une zone protégée et clôturée de 1,4 hectares depuis bientôt une cinquantaine d’années et dominée par le chêne et le tilleul avec une importante quantité de bois mort. En ce qui concerne les espèces de mammifères protégés, la réserve a certainement été traversée par des lynx depuis leur réintroduction en 2016 dans la forêt du Palatinat. Mais la superficie de la réserve est bien insuffisante pour inclure le domaine vital d’un seul lynx (entre 50 et 400 km2) (8.) Elle suffit peut-être pour abriter le domaine vital d’un autre félin protégé, le chat forestier (entre 90 et 320 ha pour une femelle et entre 320 et 1290 ha pour un mâle) (9).
La mini forêt primaire de la réserve de biosphère Vosges du Nord-Pfälzerwald a encore un très long chemin à faire pour exister en tant que telle. Si le processus de développement du hêtre est enclenché et avec lui le recul programmé du pin sylvestre et du chêne, si la maturation des arbres et l’augmentation du bois mort au sol ou sur pied sont dans l’ordre des choses, il n’en reste pas moins que les traces des activités humaines (chemins, tranchées datant de la Seconde Guerre mondiale, introduction d’espèces allochtones, plantations) nécessiteront une longue période avant d’être atténuées ou effacées par les dynamiques écologiques spontanées. Mais, hormis la ruine médiévale de la Lutzelhardt côté français, il restera toujours un élément central d’origine anthropique dans cette réserve : la frontière. Des décennies de coopération entre les deux pays et l’ouverture totale des frontières nous ont habitués à répéter que la frontière n’existe plus et qu’elle est plutôt dans nos têtes. Pourtant, si elle ne se voit pas d’un point haut car elle est sous le manteau forestier, elle existe bel et bien au ras du sol. La réserve est traversée d’est en ouest par un couloir sans arbres sur quelques mètres de largeur, un peu comme une limite entre deux parcelles. En la parcourant, on peut voir ça et là des arbres renversés, des branches mortes et des jeunes semis, parfois un rocher en plein milieu car la frontière ignore la topographie. Mais les vrais repères de cette frontière, qui resteront même si la nature efface ce couloir actuellement sans arbres, sont des bornes installées à des distances variables selon le relief. Des bornes du début du XIXe siècle (1826) qui, côté allemand, sont gravées avec la lettre B comme Bayern (car le Palatinat appartenait à la Bavière) et des plus récentes (2007), avec de chaque côté un F pour France et un D pour Deutschland. Vers la Moselle (côté français, la réserve se trouve à parts égales sur les départements de la Moselle et du Bas-Rhin), les bornes précédentes sont doublées de bornes plus anciennes datant du XVIIe siècle (1605) quand ce territoire se partageait entre le duché de Lorraine et le comté de Hanau-Lichtenberg, qui faisait partie du Saint-Empire romain germanique. La frontière est fascinante car si elle est facile à traverser, cela ne signifie pas pour autant qu’il est simple d’aller chez l’autre où tout est différent : langue, culture, mythes, système administratif et politique.
Même dans la réserve, de chaque côté on nomme les habitats forestiers autrement et les règles de gestion ne sont plus les mêmes, puisque désormais les Allemands n’y chassent plus alors que les Français continuent de le faire. Il est certain que passer de 476 ha à 70 000 ha constitue un défi en soi, mais il faut avoir conscience que la mini forêt primaire est fragile face à un ouragan qui pourrait la renverser sur une grande partie de sa surface. Cela n’enlèverait rien à son intérêt scientifique, mais diminuerait son intérêt écologique en supprimant des stades âgés qui sont déficitaires dans les Vosges du Nord et le Palatinat. De plus, elle ne permet pas de tamponner suffisamment les effets de lisières qui sont importants dans la configuration actuelle, sans parler du fait qu’elle est entièrement entourée de routes et de chemins. Enfin, elle est trop petite pour accueillir une population viable de grands mammifères, prédateurs compris. Peut-être faudra-t-il utiliser la procédure des nouveaux parcs nationaux allemands qui se constituent à partir d’un noyau dur plus modeste que la surface totale souhaitée et se donnent comme objectif à moyen et long terme d’augmenter les surfaces en libre évolution, ce qui permet d’habituer les usagers à un sevrage progressif de leurs activités dans l’espace et dans le temps. Ainsi, l’embryon actuel de 500 ha pourrait passer à 5 000 ha au démarrage du projet, puis par divers paliers (15 000, 30 000 et 45 000 ha) pour atteindre l’objectif des 70 000 ha fixé par l’association Francis Hallé, avec chaque fois l’assentiment de la communauté de tous les acteurs, des locaux au plus haut niveau décisionnel et cela des deux côtés de la frontière, concernés par cette expérience unique.
*La composition en couvert est calculée à partir de la surface terrière de chaque arbre, à savoir la surface de la section transversale de cet arbre à hauteur d’homme. Cette surface terrière s’exprime en m2/ha et renseigne sur la densité des arbres.
**Un chablis est un arbre renversé par le vent.
***Un insecte saproxylique réalise tout ou partie de son cycle de vie dans le bois en décomposition.
Références
(1) Balcar P. 2008. Waldstrukturen im grenzüberschreitenden Naturwaldreservat Adelsberg-Lutzelhardt. Ann. Sci. Rés. Bios. Trans. Vosges du Nord-Pfälzerwald 14 : 27-45.
(2) Ficht C., Malinge A. & Leichtnam D. 2013. Suivi dendrométrique sur un réseau de placettes permanentes. Réserve biologique intégrale transfrontalière de Lutzelhardt-Adelsberg. Rapport ONF. 16 p.
(3) Voir (1).
(4) Paillereau D. & Silvavenir. 2015. Suivi des espaces boisés du Parc naturel régional des Vosges du Nord par un réseau de placettes permanentes. AgroParisTech. Parc Naturel Régional des Vosges du Nord. Rapport. 44 p.
(5) Blumröder J.S., May F., Härdtle W. & Ibisch P.L. 2021. Forestry contributed to warming of forest ecosystems in northern Germany during the extreme summers of 2018 and 2019. Ecol. Solut. Evid. DOI: 10.1002/2688-8319.12087
(6) Muller Y. 2014. Expertise avifaunistique de la réserve forestière intégrale transfrontalière Adelsberg – Lutzelhardt. Phase 2 (2014) : Dénombrement des oiseaux nicheurs par Indices Ponctuels dʼAbondance et cartographie des territoires. Bilan final. Rapport LPO. 46 p.
(7) Fuchs L. & Millarakis P. 2018. Premier échantillonnage des coléoptères saproxyliques de la réserve biologique intégrale transfrontalière de Lutzelhardt-Adelsberg. Ann. Sci. Rés. Bios. Trans. Vosges du Nord-Pfälzerwald 19 : 54-88.
(8) Stiftung für Natur und Umwelt in Rheinland-Pfalz. 2021. Life Luchs Pfälzerwald. Rapport technique 2015-2021. 8 pages.
(9) Lamelin J., Martzolff A., Weirich W., Schumann D., Mazur J., Hermann M. & Génot J-C. 2014. Organisation spatiale et utilisation du milieu par le Chat forestier (Felis sylvestris) dans les Vosges du Nord. Ann. Sci. Rés. Bios. Trans. Vosges du Nord-Pfälzerwald 17 : 117-132.
Photo du haut : dans la réserve intégrale de Lutzelhardt-Adelsberg, certaines parties matures commencent à se doter de bois mort © Jean-Claude Génot