Une grande émotion naturaliste : le spectacle des lycaons, ces chiens sauvages colorés, dans la vallée de la Luangwa, en Zambie.
par Jean-Claude Génot *
Il m’aura fallu un huitième voyage en Afrique et le troisième dans le parc national du sud de la Luangwa (Zambie) pour observer un des carnivores les plus menacés du continent : le lycaon. Le parc national du sud de la Luangwa est une aire protégée d’un peu plus de 9 000 km2 dont l’épine dorsale est la rivière Luangwa, un des affluents principaux du Zambèze. Situé dans la partie orientale de la Zambie, ce parc est à un carrefour biogéographique entre l’Afrique centrale, l’Afrique australe et l’Afrique de l’Est. Avec environ 500 espèces d’oiseaux, plus de 100 espèces de mammifères et des milieux variés, la vallée de la Luangwa est un des écosystèmes les plus riches d’Afrique. Les populations de crocodiles, d’hippopotames, de buffles, de babouins et de poukous (le poukou, ou cobe de Vardoni, est une antilope au pelage roux) y sont remarquables et la densité de léopards est la plus élevée d’Afrique.
Le plus important habitat naturel du parc est constitué par la plaine alluviale de la Luangwa avec ses innombrables méandres, ses îles et ses bancs de sable, ses affluents et ses multiples zones humides, marais et plans d’eau. Parmi les forêts alluviales qui se sont développées sur des sols sableux enrichis par les sédiments de la rivière, on trouve de nombreux arbres parmi lesquels le marula, l’arbre à saucisse, l’acajou rouge, l’ébénier d’Afrique, le tamarinier, le chigomier, le figuier sycomore, l’arbre de pluie appartenant à la famille des légumineuses et divers palmiers. Il existe également des forêts de mopanes, arbre répandu en Afrique australe dont les feuilles ressemblent à des ailes de papillon. Ces forêts peuvent être inondées pendant plusieurs semaines. Le mopane est un arbre robuste qui peut survivre aux dommages occasionnés par les éléphants, mais qui résiste mal aux incendies répétés. Quand les forêts de mopanes subissent des feux répétés, elles sont remplacées par des arbustes qui forment un bush épineux et dense. Sur les pentes du relief montagneux entre 800 et 1300 m d’altitude qui limite le parc à l’ouest, se développent des forêts sèches variées en composition et en structure, de la savane boisée à la forêt dense. Enfin, le parc est occupé par des savanes à hautes herbes où l’on peut contempler également des baobabs parfois millénaires. En cet hiver austral, l’eau s’est déjà retirée de nombreux bras morts et affluents de la Luangwa dont le niveau baisse chaque jour mais elle persiste dans des plans d’eau et des mares. Le paysage est marqué par la présence de très nombreux arbres morts, qui n’ont pas supporté l’inondation lors de la saison des pluies, mais aussi les assauts des éléphants. Ce bois mort est un support formidable pour de nombreux organismes vivants. Du bois mort, il y en a aussi dans la rivière qui, par sa dynamique naturelle, ronge les berges pour creuser ses méandres et entraîne de nombreux arbres en bordure qui font d’excellents perchoirs pour les guêpiers ou les martins pêcheurs une fois dans l’eau.
En ce début de matinée du mois de juillet, nous roulons vers le sud du parc et traversons une grande plaine où se distinguent quelques arbres à saucisse et des ravines que les léopards ont l’habitude d’emprunter pour approcher les antilopes sans être vus. Rien de ce côté-là. Nous continuons plus au sud en empruntant une piste qui nous fait tomber soudain nez à nez avec un groupe de lycaons. L’émotion est forte, car les lycaons vivent sur des territoires de plusieurs milliers de km2 où ils ne se fixent que pendant la période de reproduction. Sinon, ils se déplacent beaucoup et leur rencontre reste très aléatoire. Ils se mettent en marche et se dirigent vers la plaine pour y chasser une proie. Nous avons le temps de voir le mâle alpha car il porte un collier, témoin du suivi effectué, probablement dans le cadre du programme zambien pour les carnivores (lion, lycaon, hyène et léopard) en lien avec les autorités du parc national. La meute est composée d’une quinzaine d’individus, tous différents avec leur pelage si coloré à base de blanc, noir, jaune et brun qui leur a valu le surnom de loup-peint. Nous avons tenté de les suivre, mais ils sont entrés dans le bush et nous les avons perdus. A la place, nous aurons la chance d’observer dans un arbre un jeune léopard mâle de six mois, perché dans une fourche au niveau du tronc, et au-dessus de lui, sa mère couchée sur une branche en train de consommer un babouin qu’elle a chassé le matin même. Un magnifique spectacle presque normal dans la Luangwa.
Mais l’appel des lycaons est le plus fort et nous retournons vers le sud dans l’espoir de les retrouver. Nous les voyons courir au loin, traverser une zone bien dégagée puis entrer dans le bush. En repartant de notre dernier lieu d’observation, nous voyons un lycaon longeant les buissons. Non loin de là, deux hyènes semblent s’intéresser aux lycaons. En effet nous devinons au loin deux individus à l’arrêt. En nous approchant, nous découvrons quatre lycaons couchés au bord de la piste qui récupèrent de leur longue traque du matin. Celle-ci n’a rien donné car les animaux n’ont pas de sang autour de la gueule. A cette période de l’année, la meute chasse pour la femelle alpha qui reste au terrier avec ses jeunes. S’ils tuent une proie (dans la Luangwa : impala, phacochère, zèbre), les lycaons la consomment puis se reposent avant de rejoindre le terrier où ils nourrissent les jeunes par régurgitation. Les lycaons chassent à vue et poursuivent leur proie sur des kilomètres car ce sont des coureurs de fond plus que des sprinters. Ce matin-là, ils ont dû parcourir une vingtaine de kilomètres, d’où un repos bien mérité.
Le lendemain, nous retournons dans le sud du parc. Là, nous repérons une hyène en train de courir. Nous arrivons à un endroit où quatre lycaons finissent de consommer la carcasse d’un impala qu’ils ont tué ce matin. Deux hyènes ont surgi des herbes sèches et l’une a volé un morceau de la carcasse aux lycaons, ce qui n’a pas plu à l’autre hyène, d’où une altercation avec des cris. Les lycaons n’ont pas insisté car ils avaient sans doute consommé l’essentiel de leur proie. Ils s’en vont sous le regard placide de la femelle léopard assise en lisière du bush que nous n’avions pas repérée. Suivie de son jeune (celui observé la veille dans la fourche d’un arbre), elle vient récupérer des restes sur la carcasse. Elle fait la sentinelle pendant que son jeune mange. Mais une hyène surgit et prend le morceau au jeune. La mère et son jeune grimpent dans un arbre pour être en sécurité tandis que la hyène reste un instant sous leur refuge avant de s’éloigner. Le jeune léopard mange un morceau de la carcasse qu’il a dû préserver tandis que sa mère se repose plus haut sur une branche. L’observation d’une telle interaction entre trois prédateurs de la savane est une grande chance que nous apprécierons encore longtemps après l’avoir vécue. En dehors de la beauté des animaux et l‘impression d’observer des comportements rares, cette scène montre que la moindre proie tuée dans la nature sauvage peut faire l’objet d’âpres disputes entre les divers prédateurs.
Deux jours plus tard, direction le sud, vers la limite du parc marquée par des collines boisées. Nous longeons la rivière bordée d’une savane aux herbes jaunies et là soudain, la chance nous sourit une nouvelle fois : sept lycaons sont couchés dont deux dans des trous qui ne laissent apparaître que leurs grandes oreilles. Cette fois, ils se mettent à émettre des gémissements discrets qui servent à rassembler la meute et refaire la cohésion du groupe après une chasse. Un huitième individu les rejoint et se met à câliner un de ses congénères. Ils n’ont manifestement pas tué de proie ce matin. Ils sont à environ trente kilomètres de l’endroit où nous les avons vus il y a deux jours, ce qui est normal pour ces infatigables chasseurs à courre. Avoir pu observer les lycaons dans de bonnes conditions à trois reprises au cours d’une semaine est exceptionnel. Fred, notre guide, ne boude pas son plaisir, lui qui pourtant fréquente l’Afrique depuis des décennies.
Ces chiens sauvages sont dotés de certaines spécificités. Ils possèdent quatre doigts à chaque patte au lieu de cinq pour les autres espèces. Leur crâne rappelle celui des hyènes (d’où le nom de chien-hyène) avec une large mâchoire, la marque des carnassiers. Leurs grandes oreilles rondes munies de poils sont une autre originalité. Cela permet d’éviter les insectes et les parasites qui ne manquent pas. Leurs petits cris n’ont rien à voir avec les hurlements des loups. Enfin, le dessin de leur pelage est une mosaïque de couleur, propre à chaque individu. Ils sont très sociables et vivent en meute de taille très variable (5 à 20 individus). Ils ne se fixent que pour la reproduction du couple alpha. Sinon ce sont des nomades à l’intérieur de vastes territoires pouvant atteindre 2 500 km2. Les lycaons sont solidaires puisqu’ils nourrissent les individus vieux ou handicapés, incapables de chasser avec la meute. En cas de conflit pour la nourriture, les lycaons adoptent des comportements d’apaisement pour éviter les combats. Malgré la hiérarchie au sein de la meute, chaque individu peut effectuer n’importe quelle tâche à l’exception de l’allaitement des jeunes.
Mais, comme tous les prédateurs, le lycaon est éliminé par les fermiers et les éleveurs. Il a même fait l’objet de destructions dans certains parcs. Il est victime de maladies infectieuses transmises par les chiens domestiques et du trafic routier à cause de la fragmentation de son habitat. Actuellement, sa population est estimée à 6 600 adultes répartis en 39 sous-populations isolées (donc fragiles à cause du risque de consanguinité), dont 1 400 individus matures, c’est-à-dire capables de se reproduire (1). Cette estimation est délicate car le lycaon est soumis à des fluctuations de populations à l’échelle spatiale et temporelle. Cela augmente également le risque d’extinction. L’espèce est quasiment éteinte dans le nord et l’ouest africain. Ses effectifs ont été fortement réduits dans le nord-est et le centre du continent. Les plus grandes populations se trouvent dans le sud (nord du Botswana, ouest du Zimbabwe, est de la Namibie et ouest de la Zambie) et en Tanzanie. Les aires protégées de trop petites tailles présentent des effets de lisière trop importants avec les zones occupées par l’homme pour préserver efficacement l’espèce.
Dans la Luangwa, la population de lycaons est estimée à 150 individus, ce qui est peu pour un parc de 9 000 km2. Malgré cela, les lycaons ignorent les limites du parc et sont parfois victimes des collets posés par des habitants pour piéger des antilopes qu’ils consomment comme viande de brousse. Le lycaon est capable de vivre dans des milieux variés (des plaines herbacées à la savane boisée et des zones semi désertiques aux forêts de montagne). Pourtant, il est le carnivore africain le plus menacé de disparition (il occupe aujourd’hui 6 % de son aire de répartition historique contre 9 % pour le guépard, 17 % pour le lion et 51 % pour le léopard). Il existe des programmes de conservation au niveau de chaque pays africain concerné par l’espèce, qui se déclinent au niveau régional. Espérons que ces programmes porteront leurs fruits car ce chien sauvage est réellement fascinant. Lueur d’espoir : 14 lycaons ont été réintroduits dans deux parcs nationaux du Malawi en 2021. Le spectacle de ces chiens sauvages colorés dans la vallée de la Luangwa est véritablement une de mes grandes émotions naturalistes.
* Ecologue*
Ce voyage nature, comme les précédents, a été réalisé avec African Escapades dont le fondateur est Frédéric March, guide depuis 30 ans en Afrique australe et de l’est.
(1) Woodroffe, R. & Sillero-Zubiri, C. 2020. Lycaon pictus (amended version of 2012 assessment). The IUCN Red List of Threatened Species, 2020.
Photo du haut : Un lycaon au repos après une chasse matinale © J.C. Génot