« Au début, nous pensions qu’avec des connaissances scientifiques, en les mettant à la disposition de suffisamment de monde, on arriverait à mieux appréhender une solution des problèmes qui se posent. Nous sommes revenus de cette illusion. Nous pensons maintenant que la solution ne proviendra pas d’un supplément de connaissances scientifiques, d’un supplément de techniques, mais qu’elle proviendra d’un changement de civilisation… » Le 30 janvier 1972, Alexandre Grothendieck, le plus grand mathématicien de son époque, donne une conférence au CERN (Conseil européeen pour la recherche nucléaire) sur le thème : « Allons-nous continuer la recherche scientifique ? ». Il faut dire que ce chercheur hors-pair, dont la vie avait jusque là été quasi exclusivement centrée sur les mathématiques, a pris conscience, d’abord des ravages de la guerre du Vietnam, puis de la menace nucléaire, militaire, mais aussi civile, et plus largement de la crise écologique. Cela l’a conduit à fonder en juillet 1970 avec quelques amis mathématiciens (dont mon père Pierre Samuel, qui fut membre des JNE) l’un des premiers mouvements écologistes, Survivre (qui devra bientôt Survivre et Vivre).
Cinquante ans plus tard, alors que des étudiants d’AgroParisTech appellent un peu à sa manière à « bifurquer » hors des chemins de l’agro-industrie, les éditions du Sandre ont la bonne idée de republier ce texte dans un petit livre élégamment présenté. La conférence est prolongée par les questions d’un public passablement désorienté, et par les réponses de Grothendieck. Une excellente introduction de l’historienne Céline Pessis, auteure de Survivre et vivre. Critique de la science, naissance de l’écologie (Paris, L’Échappée, 2014), retrace l’itinéraire exceptionnel d’Alexandre Grothendieck, génie des mathématiques puis précurseur de l’écologie radicale, né en 1928 à Berlin dans un milieu juif anarchiste et mort en 2014 en Ariège, où il s’était retiré du monde. En supplément, cet ouvrage nous propose un court texte de Grothendieck, « Comment je suis devenu militant », paru en janvier 1971 dans la revue Survivre et Vivre.
Partageons en conclusion cet extrait de la conférence qui, un demi-siècle plus tard, n’a rien perdu de sa force : « Pour nous, la civilisation dominante, la civilisation industrielle, est condamnée à disparaître en un temps relativement court, dans peut-être dix, vingt ou trente ans… une ou deux générations, dans cet ordre de grandeur ; parce que les problèmes que pose actuellement cette civilisation sont des problèmes effectivement insolubles. Nous voyons maintenant notre rôle dans la direction suivante : être nous-mêmes partie intégrante d’un processus de transformations, de ferments de transformations d’un type de civilisation à un autre, que nous pouvons commencer à développer dès maintenant. Dans ce sens, le problème de la survie pour nous a été, si l’on peut dire, dépassé, il est devenu celui du problème de la vie, de la transformation de notre vie dans l’immédiat ; de telle façon qu’il s’agisse de modes de vie et de relations humaines qui soient dignes d’être vécus et qui, d’autre part, soient viables à longue échéance et puissent servir comme point de départ pour l’établissement de civilisations post-industrielles, de cultures nouvelles. »
A lire aussi le texte fleuve d’Alexandre Grothendieck, Récoltes et semailles, Réflexions et témoignage sur un passé de mathématicien, paru début 2022 chez Tel Gallimard en deux volumes totalisant plus de 2700 pages.
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Éditions du Sandre, 104 pages, 9 € – editionsdusandre.com
Contact presse : Guillaume Zorgbibe – guillaumezorgbibe@editionsdusandre.com
(Laurent Samuel)
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