Quels sont les freins psychologiques individuels à l’adoption d’un mode de vie vraiment sobre ? Voici le compte-rendu du webinaire JNE avec Michel Maxime Egger, qui s’est tenu le mardi 15 mars 2022, et était animé par Jean-Claude Noyé.
Compte-rendu rédigé par Nathalie Tordjman
Comme on peut s’en douter, les freins psychologiques individuels à l’adoption d’un mode de vie vraiment sobre sont nombreux et complexes. Michel Maxime Egger les expose à partir de ses recherches, de son engagement personnel et de son expérience de terrain. Sociologue de formation, il a été journaliste de 1981 à 1993. Il a travaillé de 1996 à 2016 dans deux ONG suisses de solidarité Nord-Sud où il s’est notamment occupé de plaidoyer politique. Il a ensuite créé au sein de ces deux ONG caritatives le Laboratoire de la transition intérieure. Inspiré par les travaux de l’éco-psychologie, il se situe également comme éco-théologien. Auteur de Se libérer du consumérisme, un enjeu majeur pour l’humanité et la terre (Ed. Jouvence, 2021), il a par ailleurs publié La Terre comme soi-même (Labor et Fides, 2012) ainsi que Soigner l’esprit, guérir la Terre (Labor et Fides, 2015). En août 2022, il sortira, aux éditions Jouvence, Réenchanter notre relation avec le vivant.
Résumé de son intervention
Sa définition de la sobriété ?
Elle n’est en rien synonyme du développement durable, un concept qui n’a jamais trouvé son équilibre entre les trois cercles, économique, social et écologique, puisque l’économie reste toujours aux commandes dans des logiques de croissance. Il faudrait plutôt se référer au concept de donut comme l’a formulé l’économiste anglaise Kate Raworth, avec deux frontières à ne pas franchir pour conserver les conditions d’un «bien vivre» : une frontière «intérieure» qui représente les besoins humains de base définis comme «plancher social», permettant à tous d’avoir une vie décente. Et une frontière «extérieure» qui symbolise la préservation de l’environnement comme «plafond environnemental» et marque les limites de la planète (utilisation des sols, de l’eau, des ressources, climat, etc.).
En cause, le système «CPC »
Quoi qu’il en soit, la transition écologique implique de passer d’un système que MM Egger nomme CPC, «croissanciste, productiviste, consumériste », destructeur du vivant à force de démesure et d’iniquité, à des sociétés sobres qui soutiennent le vivant avec des relations solidaires, justes, fondées sur la coopération, avec les autres vivants, humains et non humains.
L’information ne déclenche pas l’action
Il y a un hiatus entre l’abondance d’informations et
1. Notre incapacité à prendre au sérieux les changements en cours et notre impuissance à accepter notre responsabilité dans ces bouleversements.
2 – La difficulté à changer ce système CPC.
Aujourd’hui, l’information concernant les bouleversements en cours (rapport du GIEC, effondrement du vivant) ne manque pas, loin de là. Mais elle ne déclenche pas l’action. Il y a même un hiatus entre l’abondance d’informations et l’insuffisance tant de nos changements individuels que des réponses politiques apportées.
Quels sont les obstacles qui nous empêchent de regarder la réalité en face et d’en tenir vraiment compte ?
* Les neurosciences nous aident à mieux comprendre que :
1. Pour beaucoup, la perception des graves atteintes à l’habitabilité de la Terre demeure partielle car ils n’en voient (encore) les signes que de loin en loin. Même si les canicules, les tempêtes, les méga-feux rendent désormais le changement climatique plus tangible, il leur reste difficile de faire le lien avec leur propre responsabilité (plus ou moins directe) dans ces situations de crise.
2. Notre cerveau sélectionne (dissonance cognitive), dans la saturation d’informations , celles correspondant à des convictions d’autant plus ancrées en nous qu’elles sont partagées par d’autres (réseaux sociaux). D’où la difficulté à faire bouger les sceptiques.
3. Plus il y a de gens qui se préoccupent des questions environnementales, plus les autres se sentent autorisés à ne rien faire. La mobilisation des uns favorise (suscite) la démission des autres.
4. Le techno-solutionnisme demeure un frein puissant à la mobilisation. La foi en la technologie, en la puissance du génie humain qui résoudra tous les problèmes, reste en effet très répandue.
5. Quant à la force d’inertie au changement par confort et par difficulté à remettre en cause ses habitudes, elle est puissante.
6. Enfin, il faut bien tenir compte du «bug humain », selon le titre du livre de Sébastien Bohler, avec cet organe niché au centre du cerveau humain, le striatum, qui nous pousse à satisfaire cinq besoins : manger, se reproduire, acquérir du pouvoir ou du prestige, trouver de l’information, ménager nos efforts. Le striatum fonctionne à la dopamine (hormone du plaisir), réclamant toujours plus de récompenses, jusqu’à l’excès.
De leur, côté, les écopsychologues soulignent qu’être informé ne suffit pas à être lucide de la situation. Les informations, si on les regarde en face, peuvent générer des émotions comme la colère, l’impuissance, la douleur, la peur (ce que l’on qualifie d’écoanxiété) que l’on préfère refouler. Dans les ateliers mis en place au sein du Laboratoire de la transition intérieure, on arrive à « honorer notre douleur pour le monde », pour reprendre l’expression de Joanna Macy, à reconnaître ces émotions, à les exprimer, à les partager (dynamique de groupe) pour les composter et se mettre en mouvement, s’engager vers le changement.
Autre aspect du problème : la puissance de l’imaginaire lié à la consommation. Malgré tous les effets destructeurs et négatifs de la consommation, le système CPC continue d’être attrayant parce qu’ il n’est pas extérieur à nous, il vit en nous. Il colonise notre imaginaire, participe à notre culture. Il s’appuie sur des ressorts intimes comme le désir, la quête d’identité et la peur du manque (liée à l’angoisse de la mort). Il colonise notre cerveau, il influence nos modèles de comportements, comme système de représentation et de valeur d’un modèle d’idéal d’accomplissement humain. Il utilise la puissance du désir qu’il fait passer pour des besoins que le marché peut ensuite satisfaire.
Pour le contrer, il faut déconstruire cet imaginaire, réorienter la puissance du désir vers les sources de satisfaction fondamentales de l’être humain : l’amour, la beauté, la solidarité, la justice. Avec « moins de biens, plus de liens », alors la soif de consommer diminue.
Le plus important est de se mettre en mouvement, sans culpabiliser, pour gagner peu à peu en cohérence. Il ne s’agit pas de vivre la sobriété comme une privation. L’effort n’est pas de se priver, mais de créer un vide qui peut être plus nourrissant pour l’âme. L’hormone du plaisir peut être activée par la solidarité, la coopération si l’environnement social valorise ces comportements.
Trois propositions phares pour mettre en place la sobriété heureuse
1. L’éducation, en privilégiant notamment les pédagogies basées sur non plus sur la compétition mais sur la valorisation de la coopération. L’autre enjeu étant de permettre aux enfants d’être davantage en contact avec la nature et apprendre à la connaître et à l’aimer
2. Que la puissance publique (les collectivités locales notamment) soutienne les expériences alternatives, d’initiatives de transition à toutes les échelles (ville, quartier, village, jardin communautaire, etc. ) où s’expriment le monde de demain.
3. Définir de nouveaux indicateurs de richesse comme, par exemple, le Bonheur National Brut (BNB) mis en place par le gouvernement au Bhoutan. Et ce pour en finir avec le PIB et permettre à la société de viser le bien commun.
Ci-dessous, la vidéo du webinaire ;
Pour aller plus loin
+ Les ressources du laboratoire de transition intérieure
+ Ateliers Futur proche création de construction collective d’un avenir désirable
+ Artisans de la transition qui proposent des « Conversations carbone » en groupe
http://artisansdelatransition.org/
+ Carbone 4 pour la publication (juin 2019) du rapport Faire sa part ? Sur le pouvoir et la responsabilité des individus, des entreprises et de l’Etat face à l’urgence climatique
http://www.carbone4.com/publication-faire-sa-part
+ Sur la théorie du donut
http://www.oxfamfrance.org/actualite/la-theorie-du-donut-une-nouvelle-economie-est-
Photo du haut : Michel Maxime Egger pendant le webinaire JNE du 15 mars 2022 © DR