Le numéro de février 2022 de la revue Silence est consacré au sauvage, thème retenu par les JNE pour l’année 2021. Un article concerne une interview du directeur de la LPO (Ligue pour la protection des oiseaux), Yves Vérilhac, quant à la position de cette association sur le réensauvagement.
par Jean-Claude Génot *
Yves Vérilhac commence par dire que « la LPO reconnaît l’idée de la « non gestion », de laisser faire la nature ». On est rassuré que l’une des principales ONG françaises de protection de la nature accepte la libre évolution… Mais seulement comme idée ? Car, immédiatement, apparaît un gros bémol : « Mais pas partout, pas tout le temps », et plus loin « pas à l’échelle de nos territoires, ni à l’échelle de quelques siècles seulement ». Avec une telle position, on comprend bien que laisser faire la nature est pour la LPO une position philosophiquement concevable, mais pratiquement peu ou pas applicable.
D’ailleurs, le directeur souligne que les membres de la LPO sont des « naturalistes pragmatiques » ; donc des gens qui ne se soucient que d’efficacité et pour qui ne compte que ce qui fonctionne réellement, donc pas la nature laissée à elle-même. Cela sous-entend que les défenseurs de la libre évolution (option très peu appliquée par les gestionnaires de la biodiversité dont la LPO fait partie) sont soit des doux rêveurs, soit des idéologues (dans le discours public et notamment politique, on oppose souvent idéologie et pragmatisme, l’idéologie ayant le sens négatif de doctrinaire et le pragmatisme le sens positif d’une ouverture à tout ce qui est efficace sans s’accrocher à des idées, bref utopie contre réalisme).
La nature n’a pas attendu Yves Vérilhac pour se manifester puisque en 30 ans, 2 millions d’hectares de terres agricoles ont été regagnées par la forêt qui a recolonisé « nos territoires ». Le « ni à l’échelle de quelques siècles seulement » semble vouloir dire que pour la LPO, seule la nature intacte depuis des millénaires a une valeur. Effectivement, celle-ci a disparu depuis bien longtemps, mais cela ne fait pas partie du pragmatisme de la LPO de constater que la nature reprend vite ses droits quand l’homme l’abandonne et qu’au bout d’un siècle, celle-ci fait bien mieux en termes de diversité, de naturalité et de beauté que ce que l’homme a pu faire depuis le Néolithique. On appelle cela la nature férale. Concrètement, pour la LPO, seule une forêt peut être laissée en libre évolution. Pour les autres milieux, ça ne convient pas car « si vous n’intervenez pas pour protéger une tourbière ou un marais, vous vous tirez une balle dans le pied car vous laissez le milieu se fermer et s’appauvrir ». Voilà enfin explicitée la raison qui empêche la LPO d’adhérer pleinement à la libre évolution. C’est l’éternel rengaine du milieu ouvert qui, laissé à la dynamique naturelle, va « se fermer et s’appauvrir ». La notion de fermeture n’a aucun fondement écologique, mais traduit un ressenti purement culturel et subjectif selon que l’on aime ou pas les arbres. Car c’est bien de cela qu’il s’agit.
Yves Vérilhac semble ignorer qu’il existe des tourbières boisées ou que l’arbre dans une tourbière n’est pas une incongruité. De la même façon, les marais peuvent également être plus ou moins boisés selon les conditions de sol, de climat et de configuration du bassin versant. Quant à l‘appauvrissement, c’est une pure fable qu’aiment à se répéter les gestionnaires de la biodiversité, servant à légitimer leurs interventions permanentes (défrichement des arbres, pâturage) pour lutter contre l’apparition des saules et des bouleaux dans ces zones humides. Les études comparatives entre un milieu ouvert et un milieu boisé analogue, fondées sur des inventaires d’espèces, ne permettent généralement pas de conclure en faveur de l’un ou de l’autre : si les espèces liées au milieu ouvert régressent ou disparaissent, d’autres espèces liées aux milieux boisés font leur apparition. Ce qui est gênant, c’est que la prétendue « perte de biodiversité » ne repose que sur quelques espèces décrétées « patrimoniales », sans regarder d’autres taxons moins emblématiques, mais plus fonctionnels pour le milieu. Quant au sol, il est rarement pris en compte alors qu’il est le compartiment clé des écosystèmes. De toute façon, les gestionnaires n’ont pas encore compris, que la biodiversité est indénombrable et non mesurable, comme le souligne le biologiste de la conservation et philosophe Vincent Devictor (1). Ce dernier rappelle que « la biodiversité est tout à la fois la diversité vivante et ce qui rend possible la diversification » ; dès lors, ce qui compte, ce n’est pas le nombre d’espèces, mais « la dynamique, les processus et les interactions ».
Or, tout cela est largement ignoré par les gestionnaires qui bloquent la dynamique évolutive pour le maintien d‘espèces liées à des stades pionniers, sous prétexte que les perturbations n’existent plus. Pourtant, les nombreux sites naturels vont connaître de multiples aléas écologiques avec le renforcement du réchauffement climatique et l’extinction de la diversité du vivant (sécheresse, agents pathogènes, inondations, montée du niveau de la mer, incendie, expansion d’espèces exotiques, sans parler d’autres impacts négatifs d’activités anthropiques). Eliminer des arbres sur des sites protégés est un non-sens écologique qui traduit un réflexe dendrophobe*, expression utilisée par George Monbiot, écologiste et journaliste britannique, vis-à-vis de ses concitoyens obsédés par les milieux ouverts. Les gestionnaires de la biodiversité ont finalement peur de la nature, comme l’expliquait François Terrasson. A vouloir conserver par des artifices techniques une nature (les milieux ouverts) qui par essence change, ils sont victimes d’un mirage lié à la courte durée de vie humaine, comme le souligne fort justement le généticien André Langaney. En ne choisissant pas la nature sauvage et spontanée comme but et critère, ils ont fait en sorte que la protection de la nature se résorbe dans la culture, l’élevage et le jardinage, diagnostic porté il y a plus de 50 ans par le naturaliste et artiste suisse Robert Hainard. Qu’il soit chasseur, pêcheur, forestier, agriculteur ou gestionnaire de la biodiversité, l’homme ne s’intéresse qu’à une partie seulement de la nature et n’a hélas aucune vision holistique de ce qu’Aldo Leopold, pionnier de l’écologie américaine, nommait la communauté biotique. Accepter la nature sauvage et spontanée est une preuve d’humilité et de conscience écologique. Le réflexe dendrophobe est une preuve d’orgueil technicien et de volonté de contrôle et de maîtrise de la nature.
* Ecologue
* La dendrophobie est la peur des arbres (NDLR)
(1) Vincent Devictor. 2021. Gouverner la biodiversité ou comment réussir à échouer. Editions Quae. 81 p.
Photo du haut : le marais de Vaux-Saint-Sulpice (Ain), un espace naturel sensible avec une saulaie © JC Génot