Dans le cadre de notre thématique 2022, « comment construire une société durable », voici une tribune d’un adhérent des JNE qui mène de longue date une réflexion sur ce sujet, notamment sur son blog Biosphère.
par Michel Sourrouille
Comme les personnes disent ce que tout le monde dit, on peut en arriver à se tromper lourdement au niveau d’une collectivité. Quand le sens commun dérape par rapport aux réalités biophysiques, cela prend même une dimension mortifère. Par exemple, tous les présidentiables pour le 10 avril 2022 estiment qu’il faut augmenter le Smic et préserver le niveau de vie. Ils n’ont donc pas conscience du devenir qu’on commence scientifiquement à envisager : une crise économique structurelle par manque de combustibles fossiles. Aux conséquences de cette descente énergétique, il faut ajouter les effets du réchauffement climatique, le stress hydrique, la chute de la biodiversité, etc. Le maître-mot pour cette année 2022 devrait donc être « sobriété », certainement pas « pouvoir d’achat ».
Pourtant, on raisonne encore aujourd’hui par rapport à des dépenses qu’on appelle « contraintes ». Elle auraient un caractère obligatoire du fait de la loi (impôts, assurances…) et de la signature de contrats (loyer, abonnement téléphonique, factures d’eau, services financiers…). Mais elles ne sont pas pré-engagées pour des raisons de dépenses absolument incontournables, elles restent conformes à ce qu’on estime être le mode de vie nécessaire. En 2021, les ménages français (couples avec deux enfants) ont dépensé en moyenne 1055 € par mois. Il faudra vivre prochainement avec beaucoup moins.
Le coût du logement, c’est environ 662 € (loyer, électricité, chauffage…). Mais chaque Français dispose en moyenne pour se loger de plus de 45 m2, en 2015 dans une maison (contre 23 m2 en 1970). Selon les commissions d’attribution locative, on pourrait prendre pour norme de surface habitable, 9 m2 pour 1 personne, 16 m2 pour 2 personnes puis 9 m2 par personne supplémentaire. En 1968, un logement sur dix était encore dépourvu d’eau courante et plus de la moitié n’avaient pas de salle de bain.
Le transport revient à 218 € par mois, dont le remboursement du crédit automobile, 186 € en moyenne. Mais nous devrions savoir que l’ère de l’Homo automobilis se termine. Les frais de communication (téléphonie, internet, abonnements numériques) comptent pour 80 € en moyenne. Les dépenses de télécommunications étaient quasi inexistantes dans les années 1960. On se souvient de l’article-portrait d’un couple de Gilets Jaunes pour lequel les fringues de marques faisaient évidemment partie de l’incontournable.
Pour un écologiste, le grand débat national pour la présidentielle 2022 aurait dû se pencher non sur le montant du salaire minimum, mais sur une définition du minimum vital, préalable à la dynamique d’une sobriété partagée. Cette problématique est complexe. Nnous ne sommes plus au temps de Vauban, pour qui le minimum vital pour une famille ouvrière française en 1707 était le seuil au-dessous duquel la survie n’est plus possible. La ration correspondait à quelque 1500 calories, mélange de blé et seigle appelé méteil, dont la part dans le budget total était presque de 70 %. Aujourd’hui ,le minimum vital regroupe la voiture, les vacances, les abonnements d’électricité et de gaz, l’accès aux services publics, etc. Or la manière dont nous consommons personnellement par notre mode de vie des carburants fossiles a des répercussions tant sur la vie des autres personnes que sur celle des non-humains et des générations futures, ce qu’on appelle les acteurs absents.
La loi d’Engel, définie en 1857 par le statisticien allemand Ernst Engel, énonce qu’au fur et à mesure que le revenu augmente, la part des dépenses alimentaires dans le budget total des ménages diminue. Au sortir de cette période de croissance économique insatiable, il va y avoir inversion : la part des dépenses de première nécessité, c’est-à-dire principalement alimentaires, va s’accroître. Cela veut dire aussi qu’il va falloir sabrer dans les dépenses superflues, moins de déplacements en voiture, moins de loisirs, moins de télécommunications, moins de tenues vestimentaires, moins de quads et de hors-bord, moins de résidences secondaires, etc.
Une telle analyse n’est pas indécente et encore moins ignoble, elle est tout simplement incontournable dans une société contrainte par les ressources naturelles. Il va falloir apprendre à trier entre besoins essentiels et besoins superflus, et cela ne va pas être facile. Ne pas se préparer politiquement à cette société de pénuries à venir, c’est aller vers un monde d’affrontements qui iront bien au-delà de l’occupation de quelques carrefours par quelques Gilets Jaunes. Cela veut dire que les CRS en France interviendront lourdement, il y aura beaucoup de manifestations, mais il y aura aussi de plus en plus de morts. Sans une volonté collective d’aller vers la sobriété, il n’y aura pas de société pacifiée. Limiter l’expansion indéfinie de nos désirs de consommer, c’est la seule voie réaliste vers une société d’abondance frugale.
En haut : portrait du statisticien allemand Ernst Engel, selon lequel la part des dépenses alimentaires diminue à mesure que le revenu augmente.