Création d’une Coordination Libre Evolution

Partant du constat édifiant que moins de 1,5 % du territoire terrestre métropolitain bénéficie d’une protection dite forte (zones cœur de parc national, réserves naturelles, réserves biologiques, arrêtés de protection de biotope) et que seulement 0,6 % permettent la libre expression des processus naturels (réserves forestières intégrales), plusieurs associations ont décidé en octobre 2020 de créer la Coordination Libre Evolution, ou CLE.

par Jean-Claude Génot

La CLE n’est pas une association, mais un collectif informel de structures qui s’unissent pour agir ensemble. Les associations fondatrices sont l’ASPAS, Forêts Sauvages, l’Association Francis Hallé pour la Forêt Primaire et Animal Cross qui anime la CLE. D’autres associations ont rejoint la CLE comme membres actifs de soutien : FNE Aura, FNE Midi Pyrénées, Bretagne Vivante, Mille Traces, Alsace Nature, Férus et Wild Europe qui est un collectif européen regroupant des ONG, des organisations internationales et des fondations. Enfin, la Fédération des Conservatoires d’Espaces Naturels et le Conservatoire du Littoral participent également à nos travaux. L’objectif de la CLE est d’obtenir 10 % d’espaces en libre évolution en France métropolitaine en 2030. Pour les membres fondateurs et de soutien, la libre évolution signifie une zone sans chasse, sans exploitation du bois, des terres ou des minéraux, sans contrôle des espèces.

La CLE s’est donnée trois missions  :

– Communiquer en faisant parler de la libre évolution dans les médias et en constituant un centre de ressources et un outil de dialogue sur la libre évolution pour arriver à un changement culturel ;
– Développer la libre évolution sur le terrain en  initiant des projets concrets d’espaces en libre évolution en lien avec des acteurs locaux, en facilitant la mise en œuvre de la libre évolution et en fournissant des arguments aux collectivités ;
– Intervenir dans le débat public en  jouant un rôle public, en prenant la parole ensemble et en se positionnant dans les stratégies publiques (projet de loi) pour encourager les décideurs.

Friche humide dans les Vosges du Nord : nul besoin de pâturage pour la vie sauvage © JC Génot

Parmi les actions mises en œuvre en 2021, la CLE a rédigé un manifeste fondateur (1), intitulé Redonnons de la place au vivant, signé par de nombreuses personnalités (parmi lesquelles Isabelle Autissier, Gilles Clément, Francis Hallé, Nicolas Hulot, Vincent Munier, Jacques Perrin, Matthieu Ricard et Sylvain Tesson) et des associations, qui est paru dans Le Monde le 8 décembre 2021. Un site internet a vu le jour début 2021. Une information a été transmise à 250 instances nationales et régionales sur le lancement de la CLE ainsi qu’une proposition de travailler en commun sur des expérimentations. Une proposition d’amendements a été déposée en faveur de la libre évolution dans la loi Climat. Une conférence a eu lieu en juin 2021 devant 30 parlementaires pour leur parler de la nécessité de développer la libre évolution. La CLE a sensibilisé de nombreuses personnalités lors du Congrès de l’UICN à Marseille en septembre 2021 et des liens sont tissés avec le groupe de travail UICN Wilderness et nature férale, dont l’auteur fait partie. Tout ce travail n’aurait pas pu se faire sans le dynamisme de l’équipe d’Animal Cross (animée par Valérie Thomé qui est la coordinatrice de la CLE : valerie@animal-cross.org, tél. : 06 75 73 72 42), une association qui défend l’animal domestique et sauvage et qui a parfaitement compris que, pour s’épanouir, la vie sauvage a besoin d’espaces en libre évolution, comme c’est le cas dans les réserves de vie sauvage de l’ASPAS.

Cette coordination considère que la libre évolution est une option plus que nécessaire pour répondre simultanément aux deux défis écologiques majeurs auxquels l’humanité est confrontée : le réchauffement climatique et l’extinction de la vie sauvage. Elle n’est pas la conséquence d’un contexte soudainement favorable à la nature sauvage en France, loin de là. Elle répond plutôt à la nécessité de regrouper les quelques acteurs qui veulent bien résister à la peur du sauvage et à l’obsession du contrôle qui caractérise l’écrasante majorité de la population française. François Terrasson avait raison, nous vivons dans une civilisation anti-nature qui n’épargne rien sinon quelques petits espaces protégés et jardinés. Les outils numériques éloignent encore plus les gens du réel, en l’occurrence la nature que l’on idéalise ou que l’on diabolise selon sa sensibilité. Les jeunes générations souffrent d’une d’amnésie environnementale qui leur fait accepter la pénurie de nature, ne se rendant pas compte des pans entiers d’espaces naturels irrémédiablement perdus.

La population est endormie par des mots rassurants comme la transition écologique dont Vincent Devictor, directeur de recherche au CNRS, estime qu’elle est une « simple rhétorique de diversion » (2). Ce que l’historienne Valérie Chansigaud appelle le « désamour des Français pour la nature » est un euphémisme. Pour ma part, j’y vois plutôt un réflexe anti-nature dont j’ai déjà eu l’occasion de détailler les causes dans un précédent texte sur cette spécificité française. Quant à la stratégie nationale pour les aires protégées, elle ne cherche qu’à rendre la biodiversité compatible avec les activités humaines et pas l’inverse, comme je l’ai également explicité dans un article. La libre évolution n’y est même pas retenue comme une option de gestion pour les aires protégées. Or les changements climatiques vont bouleverser la végétation et donc la faune inféodée dans de nombreuses aires protégées. Il serait plus judicieux de laisser ces sites à la dynamique spontanée plutôt que de tenter vainement de les conserver à tout prix ou de les restaurer car la nature sait mieux que nous ce qui est bon pour elle.

Une ruine envahie par la végétation : symbole du retour de la nature © JC Génot

Soutenus par les élus locaux et par l’Etat, les tenants d’une ruralité purement fonctionnelle et utilitaire rejettent tout projet visant à rendre un peu d’espace à la vie sauvage, comme l’a montré l’acquisition du site drômois de 580 ha par l’ASPAS. La haine des grands prédateurs est un autre indicateur de ce refus du sauvage avec des actes de braconnage jamais sanctionnés pour le lynx ou pour l’ours, voire encouragés pour le loup avec une politique de l’Etat totalement incohérente, contraire aux recommandations des scientifiques, aboutissant à cette autre « spécificité française » : plus il y a de loups abattus, plus il y a de dégâts dans les troupeaux !

Le droit dessert la libre évolution dont il n’existe aucune définition juridique. Il privilégie l’usage d’un terrain par son propriétaire et non son abandon à la nature. Ainsi une friche peut être remise en valeur agricole par défrichement sur la base de l’article L.125.1 du code rural qui prévoit que  « toute personne physique ou morale peut demander au préfet l’autorisation d’exploiter une parcelle susceptible d’une mise en valeur agricole ou pastorale et inculte ou manifestement sous-exploitée depuis au moins trois ans par comparaison avec les conditions d’exploitation des parcelles de valeur culturale similaire des exploitations agricoles à caractère familial situées à proximité, lorsque, dans l’un ou l’autre cas, aucune raison de force majeure ne peut justifier cette situation. Le délai de trois ans mentionné ci-dessus est réduit à deux ans en zone de montagne ». De plus, une zone en libre évolution située en région sèche peut être débroussaillée pour éviter les risques d’incendie. Ailleurs elle peut servir de refuge à des ongulés sauvages, accusés de provoquer des « dégâts » agricoles ou forestiers dans les terrains voisins dont les propriétaires peuvent demander des indemnisations pour les dommages occasionnés.

Un vieux châtaignier dans une forêt spontanée du massif jurassien © JC Génot

Même si certaines structures qui gèrent des espaces naturels envisagent de laisser certains sites sans intervention, beaucoup de gestionnaires de terrain craignent de voir leur savoir-faire technique remis en cause, convaincus que la biodiversité a besoin d’eux. Très souvent, les gestionnaires justifient leurs interventions en affirmant que la libre évolution conduit à une homogénéisation des milieux et une perte de biodiversité. C’est clairement un abus de langage due à une vision comptable de la biodiversité alors que le chercheur Vincent Devictor (3) souligne que « la biodiversité est en fait tout simplement non mesurable. On s’accorde bien vite pour ne pas limiter la question de la diversité biologique à un nombre d’espèces ». Le choix de conserver des prairies est culturel et n’a rien de fondé sur le plan scientifique, ce d’autant qu’une friche diversifie forcément le milieu où elle s’installe en créant des strates verticales buissonnantes et plus tard arborescentes en devenant une forêt, ce qui complexifie la végétation et donc la faune associée en créant de multiples interactions, des dynamiques et des processus nouveaux.

L’obsession du contrôle est si tenace que même en décidant de favoriser la libre évolution, des gestionnaires envisagent certaines interventions pour orienter la nature avant de la laisser faire, on parle alors de libre évolution relative ou assistée. Même le rewilding, ou réensauvagement, très à la mode actuellement, n’a rien à voir avec la libre évolution. Il se résume souvent à introduire des herbivores sauvages et domestiques dans de grands enclos dans le but de limiter le retour de la forêt, une vision très étrange du sauvage qui s’apparente plus à de l’éco pâturage pratiqué dans de très nombreux espaces naturels gérés qu’à la libre évolution puisque c’est l’homme qui décide des espèces d’herbivores à (ré)introduire et de leur densité. Il s’agit d’expérimentations qui ne sont en aucun cas transposables en pleine nature.

La place à accorder à la nature en libre évolution n’est pas une question mineure. Si elle se heurte à tant d’obstacles d’ordre politique, économique, juridique et psychologique, c’est parce qu’elle soulève un débat fondamental sur la place de l’homme dans la nature et sur le fameux dualisme occidental qui veut que l’homme se différencie nettement de la nature. La défense d’espaces en libre évolution est une revendication majeure parce qu’elle rend à la vie sauvage la place qui lui convient face à une domination totalitaire de la nature par l’homme. Elle est subversive parce qu’elle remet en cause l’anthropocentrisme et apparaît à certains comme une trahison de l’espèce humaine, alors qu’elle insiste sur la nécessaire humilité de l’homme face à la nature. Comme le dit l’écrivain Armand Farrachi : « la défense de la nature reste un projet révolutionnaire » car « ce qui s’oppose à la nature s’oppose tôt ou tard aux droits de l’homme et à la liberté » (4).

Face aux puissantes forces antinature qui s’opposent à laisser en pleine conscience la nature tranquille en certains endroits, la Coordination Libre Evolution a de multiples chantiers à engager sur le plan politique, économique, juridique, scientifique et psychologique. Il faudra une CLE passe-partout pour ouvrir ces nombreuses portes…

(1) Voir redonnons-place-vivant270421.pdf (coordination-libre-evolution.fr)

(2) Vincent Devictor.2021. Gouverner la biodiversité ou comment réussir à échouer. Editions Quae. 81 p.

(3) Voir note 1.

(4) Armand Farrachi. 2021. La « Nature » et la Révolution française. L’Ecologiste N° 58 : 28-30.

 

Photo du haut : friche dans le Morbihan, un foisonnement végétal riche en diversité @ JC Génot