Dans un système de production qui est devenu aujourd’hui un système de destruction, Bruno Latour en appelle à la constitution d’une nouvelle classe dont le rôle historique consisterait à « maintenir les conditions d’habitabilité de la planète » *.
par Michel Sourrouille
A l’époque de la révolution industrielle, le problème majeur était de produire plus pour redistribuer, le reste importait peu. Karl Marx était dans la même lignée, avec l’objectif de l’abondance pour tous. Le mouvement ouvrier était le mouvement social caractéristique de la société industrielle. L’idée que le capitalisme va dépérir parce qu’il exploite de façon outrancière les ressources de la nature n’existait pas. Le libéralisme et le socialisme n’étaient que les deux variantes d’un même modèle, le productivisme. Mais dans un système de production qui est devenu aujourd’hui un système de destruction, Bruno Latour en appelle à la constitution d’une nouvelle classe dont le rôle historique consisterait à « maintenir les conditions d’habitabilité de la planète ».
Il s’agit de superposer le monde où l’on vit avec le monde dont on vit. En effet le « matérialisme historique » de Marx n’a plus de fondement réel quand le quart de la population mondiale se permet de consommer plus de 80 % des ressources de la planète. Ce comportement rentre obligatoirement en collision avec la Nature par épuisement des ressources naturelles et réchauffement climatique. Il nous faut alors définir un « matérialisme écologique ». L’économique devrait satisfaire les besoins, mais économique et social dépendent des conditions biophysiques de l’existence de la vie sur Terre. Les fins de mois sont indissociables de la fin du monde vu les difficultés croissantes de la civilisation thermo-industrielle. On peut d’ores et déjà acter que les limites de la planète nous imposeront toujours davantage les « conditions d’habitabilité ». Mais alors, comment rassembler une classe écologique et la transformer en mouvement d’ensemble ?
Dans le schéma marxiste de la lutte des classes, il est nécessaire de nommer un adversaire à combattre ; ce sera les capitalistes. Les travailleurs créent la valeur de ce qui est produit, mais les patrons s’accaparent la plus-value : il y a exploitation, soulèvement et prise « inéluctable » du pouvoir au nom de la classe ouvrière. Encore faut-il que le prolétariat prenne conscience de son exploitation. Pour Karl Marx, il faut passer de la classe en soi, qui existe de fait, le prolétariat qui n’est possesseur que de sa force de travail, à la classe pour soi, dont les membres prennent conscience d’une appartenance commune et d’une action à mener. Cette analyse a permis la création des syndicats, puis des partis communistes et la révolution. Mais aujourd’hui la classe ouvrière n’est plus qu’une fraction des catégories socio-professionnelles et chacun ne voit que ses (dés)avantages catégoriels. Il n’y a plus de cohérence collective et un déclassé votera extrême droite plutôt que Parti communiste. Les temps changent, les motifs objectifs de résistance ne résultent plus de l’exploitation de l’homme par l’homme, mais de la surexploitation de la planète par un système marchand dont une grande partie des travailleurs profite par l’augmentation de son niveau de vie. Alors, où trouver la « classe écologique » que Bruno Latour appelle de ses vœux ?
L’adversaire n’est plus défini par les détenteurs des capitaux mais par ceux qui ont le pouvoir de détruire le cadre de vie d’une bonne partie des générations présentes et futures. On peut nommer de façon symbolique cette catégorie par l’expression « classe globale »; elle regroupe tous les possesseurs d’une automobile particulière. Les classes moyennes des pays riches sont membres de la classe globale, ainsi que les catégories favorisées des pays émergents. Cette classe est la principale contributrice aux émissions de gaz à effet de serre, elle est responsable du pillage de la planète. Cette classe globale est nombreuse, sachant qu’il y a au moins 1,2 milliard d’automobiles dans le monde. Cette classe est en expansion puisque beaucoup de personnes veulent accéder au standard de vie occidental. Cette classe paraît intouchable par sa cohérence idéologique, centrée sur le consumérisme en lien avec le productivisme. Rappelons-nous l’épisode des Gilets jaunes en France qui a fait trembler le gouvernement. Rappelons-nous que tous les politiques ou presque promettent de baisser le prix de l’essence. L’adversaire, c’est chacun d’entre nous quand nous prenons le volant. Notez qu’il ne s’agit pas là de la proposition du sociologue Ralf Dahrendorf, la « classe globale » comme élite mondialisée qui serait vouée à dominer la planète au mépris des frontières et des appartenances nationales. La gauche et la droite ne traduisent plus dans leurs idéologies les mouvements de fond en cours. L’écologisme va bien au-delà.
Résumons. Le système de production et la société de consommation détruisent les conditions de leur durabilité. Or l’existence de la classe globale constitue la principale entrave à la nécessaire rupture écologique. Le prolétaire avait un adversaire bien défini, le capitaliste. Dans la configuration actuelle, le travailleur ayant emploi et voiture devient son propre adversaire puisqu’il doit abandonner une partie de son mode de vie. Au sein de la classe globale s’opère alors une scission entre les humains qui croient à un futur dans le prolongement de notre passé croissanciste et les terriens qui s’interrogent : que faire pour garder notre terre vivable et viable ? Si quelques personnes pratiquent déjà la simplicité volontaire, les politiques commencent à intégrer l’idée de sobriété énergétique, les entreprises se veulent dorénavant plus vert que vert, le nombre d’adhérents des associations environnementales est bien plus important que les membres des partis politiques. On commence à comprendre contre qui se battre, et la controverse peut jaillir même à l’intérieur des familles : quel changement apporter à notre propre façon de vivre. La classe écologique l’emportera quand elle sera devenue plus nombreuse que les conservateurs allergiques à l’idée d’urgence écologique.
* Le Monde, 11 décembre 2021.
Photo du haut : Bruno Latour © Kokuyo Creative Commons