Figure incontournable, Pierre Rabhi a popularisé l’agroécologie et milité pour une société de sobriété heureuse. Un collègue JNE, qui a conduit en 2012 une délégation de notre association à sa rencontre dans sa ferme ardéchoise, et qui l’a interviewé à plusieurs reprises, l’évoque à grands traits.
par Jean-Claude Noyé
C’est peu dire que Pierre Rabhi a multiplié les vies et les identités. Du Sahara, où il a vécu ses premières années, aux Cévennes, où il s’est installé avec son épouse Michelle dès le début des années 60. De l’enracinement natif dans la culture coranique au baptême reçu à l’adolescence puis à l’éloignement de toute référence religieuse précise. De la vie d’OS à celle de paysan devenu un spécialiste international de l’agro-écologie. Du travail de la terre-nourricière à l’écriture d’essais appréciés d’un large public. Ce samedi 4 décembre, cet ardent promoteur de la sobriété heureuse a traversé le miroir à l’âge de 83 ans. Une hémorragie cérébrale l’a emporté vers l’autre rive. Celles et ceux d’entre nous qui l’ont approché n’oublieront pas son allure de philosophe-paysan vêtu d’un éternel pantalon de velours côtelé, d’un chandail hors d’âge, et de sandales portées été comme hiver. Une sobre barbichette, la parole lente et posée, petite taille et poids plume, il avait l’oeil perçant et une faconde propre à vous mettre sous le charme. Pour prendre la vraie mesure d’un homme, dit-on, il faut le découvrir dans son environnement. Ce que nous fîmes le vendredi 9 mars 2012, treize confrères et consoeurs des JNE et moi-même, dans sa ferme de Montchamp, à quelques encablures de Lablachère, dans les Cévennes ardéchoises. Il nous reçut en toute simplicité et nous eûmes tout loisir d’admirer le site où il avait choisi de s’installer au début des années 1960, après avoir quitté le poste d’ouvrier spécialisé d’une entreprise de la région parisienne où ses compétences de grand lecteur des philosophes n’étaient, nous expliqua-t-il avec ironie, d’aucun secours pour son patron. Depuis son verger d’oliviers, la vue panoramique plongeait sur dix-sept clochers et des espaces infinis bornés au loin par quelques monts. Nul bruit, rien que le chant des oiseaux mis en joie par le printemps.
En véritables pionniers, son épouse Michèle et lui on fait leur « recours à la terre nourricière » dans une ferme dont personne ne voulait : emplacement trop isolé, terres trop arides. Ils achetèrent ce lieu, nous fit-il valoir, à cause de la perspective entrevue d’y mener une vie nécessairement sobre. Et de sa rare beauté. Autour d’un thé à la menthe, il se prêta avec patience au flot des questions. En y répondant avec une sorte de retenue et un humour gai, relayé par des jeux de mots, de ceux qu’il utilisait à l’envi (quitte à en abuser) dans ses conférences. Ainsi de sa comparaison de l’existence de l’homme contemporain à une suite « d’incarcérations », de boîtes dans lesquelles chacun vit. De l’école (« boîte privée ou boîte publique ») à l’entreprise (« une boîte qui va fermer ! ») en passant par la « boîte » (le night club) où l’on se rend en « caisse » (la voiture). Jusqu’au terme final de notre existence : la boîte-cercueil. Avant notre départ, il nous fit faire le tour de son jardin non sans nous redire ce qui avait, pour lui, valeur de credo : « Le temps consacré à le cultiver n’est pas négociable .»
Notre rencontre lui permit bien sûr aussi de dérouler ses convictions et positions. La plus centrale étant sa remise en cause de la logique productiviste car elle réduit le bonheur à l’accumulation de biens matériels et condamne les trois quarts de l’humanité à la misère et ruine la planète. Dans une interview qu’il m’avait accordée en 2003 pour le mensuel Prier, il avait exprimé son regret que « l’idéologie qui érige l’insatiabilité et l’avidité de biens matériels en système économique est d’autant plus absurde et incompatible avec la réalité qu’elle s’est planétarisée et invite le monde entier à entrer dans cette dévoration ». Et il avait déroulé cet autre thème qui lui était cher : la nécessité pour l’humanité de retrouver une dimension spirituelle où tout chose apparaît comme sacrée. Nécessité fondée sur le postulat que notre intelligence n’est pas faite pour dominer mais pour aimer, non seulement les hommes mais toutes les créatures. Et d’exprimer son intérêt pour les Amérindiens et leur vision spiritualisée de la nature avec laquelle ils vivaient en symbiose avant qu’on les extermine et « prive, ce faisant, l’humanité d’une conscience précieuse qui eut pu l’aider à reprendre pied ».
Cet apôtre du « Retour à l’émerveillement » (1) était, de fait, un représentant du courant « spiritualiste » de l’écologie, convaincu que la société ne changera pas si on ne change pas le coeur de l’homme. Dans une interview à La Vie, il m’avait redit cette conviction absolue et l’avait étayée en ces termes : « Il suffit de regarder l’Histoire : un tyran remplace l’autre, une bourgeoisie s’en va, l’autre prend sa place. La quête de boucs émissaires, politiques ou autres, ne peut me dédouaner de ma propre responsabilité. C’est donc à moi de changer. Même si je devais être le seul parmi des milliards, oui, cette responsabilité m’incombe. » Cet accent quasi exclusif sur « l’insurrection des consciences » (une de ses formules appelées à la postérité) en fit aussi, et par conséquent, l’incarnation d’une approche apolitique de l’écologie. Une posture qui lui fut reprochée (2) et qu’il avait exprimée ainsi sur un tract de sa campagne à l’élection présidentielle de 2002 : « Ma propre insurrection, qui date d’une quarantaine d’années, est politique, mais n’a jamais emprunté les chemins de la politique au sens conventionnel du terme. Mon premier objectif a été de mettre en conformité ma propre existence (impliquant ma famille) avec les valeurs écologistes et humanistes ». On connaît la suite : il n’obtint que 184 parrainages d’élus sur les 500 requis.
Sa candidature (qui avait été poussée par ses amis et à laquelle il consentit sans enthousiasme) contribua à le faire connaître d’un public plus large et à populariser ses autres leitmotivs comme le refus d’un mode d’organisation social où l’homme s’est coupé de son environnement naturel. Alors que celui-ci est sa matrice et qu’il devrait être logiquement (selon lui) la source de son épanouissement. Cette condamnation de la vie-hors-sol a inspiré nombre de ses ouvrages tel son livre-plaidoyer, Vers la sobriété heureuse, vendu à plus de 460 000 exemplaires depuis sa parution en 2010 (3). Elle l’incita à fonder le mouvement des Colibris (avec Cyril Dion) et à lançer l’initiative Oasis en tous lieux, ainsi que diverses associations ou fondations comme Terre et Humanisme.
Volontiers sollicité par les journalistes parce que sa parole était déliée et sa figure iconoclaste, ce philosophe-paysan fut également médiatisé par des documentaires comme Pierre Rabhi. Au nom de la Terre ou Pierre Rabhi, les clés du paradigme. Autant d’occasions de l’entendre préciser sa vision d’un monde juste, solidaire et viable. Et de voir cet homme de la rencontre aux côtés, entre autres personnalités, de Nicolas Hulot, de Matthieu Ricard, moine bouddhiste et traducteur du Dalaï Lama, de la comédienne Marion Cotillard. Tous séduits, comme l’ex-ministre de la culture et éditrice Françoise Nyssen, ou le chef d’Etat Thomas Sankara (4), par la parole de ce paysan-écrivain habile à dénoncer les mécanismes pervers de la société de consommation.
(1) Thème d’une conférence qu’il a donnée lors des premières Assises chrétiennes de l’écologie, à Saint Etienne, en 2011, aux côtés du philosophe Bertrand Vergely.
(2) Notamment dans l’article « Le système Pierre Rabhi » paru dans Le Monde diplomatique, édition d’août 2018. A la suite de ce texte qui le blessa profondément, il donna une longue réponse argumentée et notre consœur Marie-Monique Robin prit sa défense.
(3) Selon le journal Libération, édition du 4/12/2021
(4) Chef d’État du Burkina Faso, Thomas Sankara (1949-1987) a mis en pratique les méthodes de l’agro-écologie promue par Pierre Rabhi, auquel il avait demandé de former les paysans burkinabés.
Photo du haut : Pierre Rabhi lors de sa rencontre avec les JNE en mars 2012. Au centre, Carine Mayo © Danièle Boone