L’humanité fait face à une crise écologique sans précédent (changement climatique et sixième extinction de la vie sauvage). Ce bouleversement est inédit car cette fois, c’est l’homme, Sapiens, qui en est responsable.
par Jean-Claude Génot
Quel que soit son niveau de richesse matérielle, sa couleur de peau, sa religion ou sa philosophie, nous sommes tous embarqués sur le vaisseau spatial Terre, même si certains voyagent en première classe et beaucoup d’autres dans les soutes. Malgré les délires de quelques ultra-riches, il n’y a pas de planète de rechange. Qu’est-ce qui nous a mené à cette situation ? La démographie qui pèse sur les ressources naturelles (nous étions 5 millions il y a 12 000 ans et nous serons 9 milliards en 2030 ; de plus, depuis le Néolithique et l’avènement de l’agriculture, la biomasse de la végétation terrestre a été divisée par deux et la biomasse vivante des vertébrés est la suivante : 59 % pour le bétail, 36 % pour les humains et seulement 5 % pour la faune sauvage (1), l’oligarchie mondiale avec son mode de vie insoutenable, le capitalisme financier et son insatiable accumulation de richesses, le mythe de la croissance martelé par tous les dirigeants politiques, l’hyperconsommation qui crée de l’insatisfaction permanente.
L’analyse des causes d’effondrement des sociétés historiques ou des anciens empires identifiées par le biologiste Jared Diamond (2) montre que tous les facteurs actuels sont au rouge : surexploitation des ressources naturelles, surpopulation, changement climatique, pollution chimique et radiologique, destruction des habitats naturels. Notre civilisation moderne n’est que la continuation d’anciens empires (Sumériens, Phéniciens, Egyptiens, Grecs, Romains) qui ont détruit leur environnement, le progrès technologique n’ayant fait qu’amplifier notre emprise. Cette domination totalitaire de la nature par Sapiens atteint un paroxysme en ce début de XXIe siècle. Nous vivons une période anxiogène où le seul horizon commun de l’humanité semble être une catastrophe écologique. Plus que jamais, il faut se questionner sur notre relation au vivant et sur les racines de notre domination de la nature.
Dans le monde occidental, les aspects sacrés, magiques et spirituels liés à la nature, qui ont perduré jusqu’au Moyen Age, n’ont pas résisté longtemps aux assauts de la religion et de la science. Lynn T. White, médiéviste et spécialiste de l’histoire des techniques (3), publie en 1967 dans la célèbre revue Science un article dans lequel il affirme que Sapiens est devenu destructeur de la nature en Occident à cause du christianisme médiéval latin. Toutes les espèces changent leur milieu de vie, de la termite à l’éléphant. Mais pour White, à partir du Moyen Age, l’homme change d’échelle grâce à la technique. Selon lui, le christianisme s’est imposé comme la « religion la plus anthropocentrique que le monde ait connue », au travers de la suprématie des sciences et des techniques. Le christianisme affirme que Sapiens est créé par un Dieu extérieur à la nature ; il détruit le rapport animiste avec le vivant non humain et fait de la nature un objet à exploiter par l’être humain. Comme le souligne le théologien Eugen Drewermann : « Nous, habitants de la terre, ne nous sommes jamais sentis comme part de la création mais comme des maîtres de la terre et avons légitimé notre pouvoir par des arguments anthropocentrés » (4). La science va également contribuer à déconstruire la nature en tant que modèle. Ainsi au XVIIe siècle, la vision mécaniste de René Descartes, en ne reconnaissant pas l’autonomie de la nature et en considérant l’animal comme une machine, va inciter l’homme à vouloir maîtriser la nature. Sa célèbre phrase « se rendre comme maîtres et possesseurs de la nature », malgré la nuance du comme, sonne comme une incitation à contrôler la nature par la science.
Les Romains, qui sont aux fondements de la civilisation occidentale, opposaient la cité-domestique et la nature sauvage, particulièrement la forêt. On nommait la forêt locus neminis, lieu n’appartenant à personne ; le mot latin nemus signifiant bois est issu du terme nemo qui veut dire personne (5). Pour les Romains, en forêt on était donc personne. Ce caractère « dendrophobe » des Romains explique avec quel élan la déforestation a touché très tôt le bassin méditerranéen. Plus largement, tous les problèmes actuels de destruction de la nature existaient déjà dans l’Empire romain : drainage des marais, déforestation, destruction des espèces animales (notamment pour les jeux de cirque) et pollution des eaux et de l’air dans les villes (6).
Si on poursuit cette chronologie en remontant le temps, il apparaît clairement que la révolution néolithique marque une étape importante dans la transformation et la destruction de la nature par l’homme. Sapiens détruit des forêts pour les remplacer par des champs, il créé des milieux artificiels par le drainage de zones humides, par l’irrigation de milieux arides, par l’édification de barrages, par la construction de cités, et il domestique des plantes et des animaux sauvages, enclenchant ainsi le début de l’érosion de la diversité du vivant. A ce jour, cette domestication atteint un paroxysme : 200 000 loups et 400 millions de chiens domestiques, 40 000 lions et 600 millions de chats domestiques, 900 000 buffles africains et 1,5 milliard de vaches et enfin 50 millions de pingouins et 20 milliards de poulets (7). Cette mutation majeure du nomade, chasseur-cueilleur, en sédentaire, pasteur-agriculteur, ne s’est probablement pas faite uniquement sous la contrainte des circonstances, mais elle peut aussi être vue comme le résultat d’une volonté plus ou moins consciente de l’homme (8).
Même si la transition entre le mode de vie du Paléolithique et celui du Néolithique a été progressive, il est peu probable que le Sapiens agriculteur soit devenu soudainement destructeur tandis que le Sapiens chasseur aurait été respectueux de la nature. La disparition de la mégafaune de l’Australie et de l’Amérique du Nord s’est enclenchée après l’arrivée de Sapiens et les changements climatiques ne peuvent pas être invoqués comme l’explique l’historien Yuval Noah Harari qui qualifie Sapiens de « serial killer écologique » (9). Ailleurs comme en Europe, le climat a joué un rôle en rétrécissant les milieux favorables à la mégafaune qu’ensuite Sapiens n’a pas eu de mal à éliminer par une chasse inlassable. L’élimination de la mégafaune par Sapiens a été directe par des méthodes de chasse rudimentaires consistant à pousser des troupeaux entiers du haut des falaises ou dans des canyons entraînant un énorme gaspillage (10). L’autre manière indirecte a été l’usage inconsidéré du feu qui a considérablement modifié les paysages et entraîné la mort de nombreux animaux dont certains appartenant à la mégafaune, comme le montrent les grands feux actuels en Australie. En termes d’extinctions, celle de la mégafaune à la fin de la dernière période glaciaire marque clairement l’entrée en scène fracassante de Sapiens (11). La chasse de Sapiens avait probablement d’autres motivations que celle de le nourrir et il est probable que l’acte de chasser pouvait remplir un rôle social de cohésion entre chasseurs, constituer un rite initiatique pour le passage à l’âge adulte, voire répondre à une aspiration mystique. Comme le dit le philosophe espagnol José Ortega Y Gasset : « On ne chasse pas pour tuer, mais on tue pour avoir chassé » (12), comme si la chasse était une fin en soi. La chasse était peut-être le moyen d’exercer une pulsion destructrice envers la nature, représentée par la faune sauvage. On retrouve d’ailleurs de telles pratiques de surchasse chez certains peuples indigènes tels les Gwich’in dans le nord de l’Alaska, comme le souligne l’anthropologue Nastassja Martin : « les Gwich’in ne laissent que très rarement échapper une occasion de tuer un animal qui passe » (13), ou bien l’écologiste suisse Bruno Manser qui vécut six années parmi les Penan au Sarawak à Bornéo : « Atteindre sa cible flatte notre propre estime. Le carquois des chasseurs reste toujours ouvert, prêt à tirer sur une proie. On reproche à l’homme civilisé et toujours en quête de profit d’exploiter les ressources et de manquer de compassion ou de considération pour son environnement, mais il ne faut pas attendre plus de compassion de la part des nomades de la jungle. Avec une arme et une boîte de cartouches, il peut abattre cinq sangliers en une journée, même s’il ne peut en consommer que la moitié » ou encore « La fièvre du succès est souvent plus forte que la raison. Parfois, un chasseur tuera le même jour trois sangliers, alors qu’il ne sera capable d’en rapporter qu’un au campement » (14).
Si la nature pouvait parler, que dirait-elle de Sapiens, sa créature ? En tant qu’inépuisable force créatrice de diversité du vivant sur Terre, mon atout majeur est le temps long. Ce temps engendre un inévitable changement sur des millénaires. C’est cette évolution qui a mené à Sapiens. Ainsi il y a quelques millions d’années, au cœur de l’Afrique est apparu un nouveau primate aux caractères physiques similaires à ceux d’autres singes : pouce opposable, vision binoculaire, un nez avec des narines vers le bas, dépourvu de queue et omnivore. Ce primate ressemblait beaucoup aux chimpanzés et aux bonobos, mais il s’en est séparé, vivant dans les forêts comme les chimpanzés, mais aussi dans les savanes comme les babouins. Devenu strictement bipède, ce primate a lentement évolué vers un genre n’ayant jamais existé avant cela, le genre Homo. Ce genre a essaimé en dehors de l’Afrique en diverses espèces qui se sont toutes éteintes car elles n’ont pas su faire face aux difficultés : changements climatiques, maladies, prédateurs, compétition intra-spécifique. En matière d’évolution, je procède comme un arbre qui développe des branches : certaines mèneront à de puissantes charpentières tandis que d’autres vont disparaître. Mais toutes les espèces finissent par disparaître. Finalement, il a fallu des millions d’années pour que ce primate augmente sa taille et celle de son cerveau et qu’un embranchement de mes productions biologiques fasse apparaître Homo sapiens. Je ne savais pas encore que cette espèce allait bouleverser la planète tel un « big-bang biologique » (15) : sans m’en rendre compte, j’avais créé un animal pas comme les autres. J’aurais dû me méfier en voyant un des ancêtres de Sapiens, Homo habilis, concevoir dans sa tête des outils en pierre et les fabriquer pour l’usage voulu, puis un autre de ses prédécesseurs, Homo erectus, domestiquer le feu, ouvrant ainsi de multiples possibilités à ce primate intelligent : modifier son alimentation, se protéger des prédateurs et du froid et façonner son environnement. L’outil et le feu ont permis à Sapiens de s’affirmer face à l’animal et lui ont donné conscience d’être une autre créature, extérieure à la nature qui l’entoure. J’ai vu la différence entre l’animal et l’homme : l’animal vit dans une zone géographique et climatique précises tandis que l’homme peut vivre partout ; l’animal modifie son proche environnement tandis que l’homme bouleverse le monde vivant à grande échelle. Son intelligence lui a permis d’acquérir une puissance inégalée dans le monde animal, devenant un mammifère monstrueux. Parfois, je me demande bien pourquoi il est devenu si redoutable et destructeur. Certains ont émis des hypothèses : « Tout, finalement, découle de ce sentiment de terreur qui submerge l’homo sapiens devant la nature qui tout à coup le dépasse, qu’il ne comprend plus : pris de rage et d’effroi, il se met à détruire. Il fait ça. Il domine, assiège et contrôle pour ne plus avoir peur » (16). Tout viendrait de son cerveau qui en ferait « une hypertrophie du vivant » car « les exigences, les agitations, les impatiences et les pulsions destructrices, les leurres du fantasme, les difficultés du plus grand nombre à dominer leurs comportements, tous ces constats trahissent chez Homo, dit sapiens, une activité extrêmement vive du système neuronique » (17).
C’est sans doute cette crainte que l’homme a ressentie face à la nature et ce besoin d’échapper au réel qui l’ont poussé à créer des armes et des outils performants. La situation est amère, j’ai engendré une créature qui s’est retournée contre moi, faisant disparaître les autres espèces et anéantissant des écosystèmes entiers au point de saper les bases de sa propre survie. Ce méga-prédateur m’a littéralement colonisé et étendu son empire sur la planète entière, même là où il ne vit pas en permanence. Comme le dit un écrivain italien : « L’espèce humaine s’est répandue partout sur la surface de la planète, à l’image de la poussière » (18) Cette colonisation l’a conduit à corseter les fleuves avec des barrages, surexploiter les océans en raclant les fonds, piller les sous-sols de leurs minerais, raser les forêts et exterminer le monde vivant. A cause de cet « écocideur » planétaire, il ne reste de moi que de vagues vestiges et des ghettos controversés (parcs, réserves) car partout où vous regardez, je suis aménagée, bouleversée, cultivée, dominée, éliminée, fertilisée, gérée, harcelée, incendiée, jardinée, labourée, modifiée, normalisée, occultée, polluée, quadrillée, rabotée, supprimée, transformée, urbanisée, vitrifiée. Que ce soit avec le feu ou avec le machinisme ultra-moderne, Sapiens a étendu son pouvoir de destruction en légitimant son action par le fait que je ne peux exister que transformée par lui. Je n’ai pas le droit d’être moi-même telle que j’étais avant son apparition. Des individus ont toujours pris ma défense, certains peuvent même en mourir, d’autres ont vécu en bonne intelligence avec moi mais, minoritaires, ils sont également menacés de disparaître comme le monde vivant non humain. Certains humains sont en droit de se demander pourquoi je ne réagis pas, pourquoi je ne cherche pas à me venger ? Tout simplement parce que je ne suis pas une entité pensante, n’étant ni bonne, ni méchante. Pour moi, Sapiens ne vaut pas plus qu’une autre espèce. Je ne possède pas de morale, mais des lois biologiques auxquelles sont soumises toutes les espèces, Sapiens compris. Il a voulu s’en extraire et obtenir sa liberté, c’est donc à lui de prendre ses responsabilités, je ne peux plus rien pour lui. Le plus intolérable est d’entendre parler de catastrophes naturelles à chaque inondation, à chaque éruption volcanique ou tremblement de terre alors que c’est Sapiens qui décide d’habiter sur les pentes des volcans, de construire en zone inondable ou de bâtir des châteaux de cartes. Il n’y a pas de catastrophes naturelles, il n’y a que des erreurs humaines dues à l’incapacité de Sapiens de se donner des limites. A l’inverse, Sapiens n’analyse l’histoire que sous un angle anthropocentrique, ne prenant jamais en compte mon influence, qu’il s’agisse de l’effondrement de certains empires (19) ou du cours de certains évènements historiques. Même s’il me détruit à l’échelle planétaire, j’ai le temps pour moi car j’ai vécu d’autres graves crises. Mais lui ne bénéficie pas du même capital temporel et ses actes actuels pourraient précipiter son déclin en tant qu’espèce. Pourtant je pourrais me féliciter qu’une de mes créatures ait si bien réussi puisque chaque espèce cherche à se reproduire, étendre son domaine vital et se développer. Sur ce plan, Sapiens est un champion car il a su éliminé ses pathogènes et ses prédateurs. Mais je crains que son intelligence ne l’empêche d’avoir une clairvoyance suffisante pour anticiper sur ce qui risque de se passer s’il continue à me détruire. Il y a trop d’arrogance et de démesure chez Sapiens pour que son raisonnement lui impose de changer radicalement de paradigme. Il est urgent que des humains trahissent leur espèce et me libèrent partout où cela est possible de l’emprise totalitaire de Sapiens car il me reste à peine 3 % de terres intactes (20). Je ne suis pas sa propriété et il est urgent que de nombreux espaces soient décolonisés (21).
(1) C. Bradshaw et P. Ehrlich. 2021. Notre planète aujourd’hui. L’Ecologiste N° 58 : 24-25.
(2) J. Diamond. 2006. Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie.
(3) L. T. White. 2019. Les racines historiques de notre crise écologique. PUF.
(4) R. Suter. 2020. Bruno Manser. La voix de la forêt. Bruno Manser Fonds.
(5) R. Harrisson. 1992. Forêts. Essai sur l’imaginaire occidental. Flammarion.
(6) P. Fedeli. Ecologie antique.
(7) Y.N. Harari. 2015. Homo deus. Une brève histoire du futur. Albin Michel.
(8) R. Clarke. 1980. Naissance de l’homme. Seuil.
(9) Y.N. Harari. 2015. Sapiens. Une brève histoire de l’humanité. Albin Michel.
(10) C. Ponting. 2000. Le viol de la Terre. Depuis des siècles toutes les civilisations sont coupables. Nil éditions.
(11) C. Frankel. 2016. Extinctions. Du dinosaure à l’homme. Seuil.
(12) J. Lewis-Stempel. 2021. La chasse, ce sport national. Courrier international n° 1614 du 7 au 13 octobre 2021 : 26-27.
(13) N. Martin. 2016. Les âmes sauvages. Face à l’occident, la résistance d’un peuple d’Alaska. La Découverte.
(14) Voir note 4.
(15) H. Ulrich. 1998. Je ne fais que passer. La Nuée bleue.
(16) P. Ducrozet. 2020. Le grand vertige. Actes sud.
(17) Voir note 15.
(18) E. De Lucca. 2005. Sur la trace de Nives. Gallimard.
(19) K. Harper. 2019. Comment l’empire romain s’est effondré. Le climat, les maladies et la chute de Rome. La Découverte.
(20) A.J. Plumptre, D. Baisero, R. T. Belote, E. Vazquez-Dominguez, S. Faurby, W. Jedrzejewski, H. Kiara, H. Kühl, A. Benitez-Lopez, C. Luna-Arangure, M. Voigt, S. Wich, W. Wint, J. Gallego-Zamorano and C. Boyd. 2021. Where Might We Find Ecologically Intact Communities ?
Photo en haut : le chimpanzé est notre lointain cousin et Sapiens pourrait le faire disparaître comme tous les grands singes © Jean-Claude Génot