Des réserves d’eau qui risquent de se multiplier en France, pour quel avenir ?

La région Poitou-Charentes est confrontée à un vaste programme de création de réserves de substitution visant à conforter l’irrigation des cultures industrielles.

par Pierre Grillet

Ces réserves d’eau sont gigantesques : une dizaine d’hectares environ chacune avec des digues pouvant atteindre 10 mètres de hauteur. Ces bassines, construites sur des terres agricoles, seront remplies en hiver pour l’essentiel par pompage direct dans les nappes phréatiques. Elles seront utilisées par une poignée de grands exploitants agricoles (pour arroser 2/3 de maïs, semences, légumes industriels) et financées avec 70 % d’argent public (Agence de l’Eau, Région, Etat, Europe). Le programme est monstrueux : rien que pour les Deux-Sèvres, ce sont 16 bassines programmées, et beaucoup d’autres le sont aussi dans les départements voisins de la Charente-Maritime, la Charente et la Vienne… Y compris sur l’ensemble du territoire national. Même si le principe de ces bassines est largement discutable techniquement, cet article vise essentiellement à détailler la manière dont l’Etat et son allié principal, la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), par l’intermédiaire des chambres d’agriculture, s’y sont pris pour faire passer un projet qualifié d’exemplaire par le gouvernement.

Organiser un véritable déni démocratique
Alors que la gestion de l’eau doit concerner tous les citoyens et qu’il en est de même pour l’utilisation de l’argent public, les avis émis par le public et largement opposés au projet avec des arguments nombreux et détaillés (plus de 70 % des avis) lors de l’enquête publique de 2017 ont été ignorés par les commissaires enquêteurs qui ont rendu un avis favorable et sans réserve !

Faire croire à un « consensus »
La ficelle était très grosse. De nombreuses oppositions se sont fait connaître. Des manifestations importantes organisées sous l’égide d’un collectif Bassines, non merci, ainsi que des recours juridiques ont vite porté atteinte à la crédibilité du projet. Il fallait trouver une parade. La préfecture décide alors de mettre tout le monde (irrigants, syndicats, associations de protection de la nature…) autour de la table pour discuter. Elle réunit ainsi les « acteurs » (il n’y aurait plus d’adversaires, nous serions tous devenus des acteurs comme dans un grand jeu de rôles, voire dans un film) qui, au départ, sont tous d’accord pour se rencontrer. Très vite, certains interlocuteurs se rendent compte que les dés sont pipés : on ne vient pas pour discuter sur l’intérêt ou non de telles bassines pour la société, mais simplement pour savoir comment faire passer le projet, en l’habillant d’un peu de vert si possible. Résultat : les structures telles que Bassines non merci, jugées trop radicales, sont tout simplement expulsées des discussions qui finissent par l’élaboration d’un « protocole d’accord » signé le 18 décembre 2018. Parmi les signataires, on remarque la Fédération de Pêche, la Coordination de Défense du Marais poitevin et l’association Deux-Sèvres Nature Environnement (DSNE), membre de Poitou Charentes Nature et de France Nature Environnement. Parmi les « acteurs » qui ont refusé de signer, on remarque la Confédération paysanne, le Groupe Ornithologique des Deux-Sèvres (GODS), Nature Environnement 17 et l’Association de Protection, d’Information et d’Etude de l’Environnement et de l’Eau (APIEEE). Le petit monde de la protection de la nature se retrouve divisé, voire en crise (la décision finale du GODS s’est traduite par le départ de son Président et celle de DSNE par le départ d’un grand nombre d’adhérents). Le « consensus » tant recherché serait acté grâce à un protocole qui nous assure que la biodiversité et les changements de pratiques seraient garantis par certains engagements. On présente ce protocole comme « exemplaire », l’Etat s’en empare pour dire que cette méthode sera reprise dans d’autres départements, on en profite pour marginaliser les opposants (ils n’ont pas compris, ils sont radicaux, des ayatollahs verts, ils ne veulent pas discuter…) et on divise le monde de la protection de la nature…

Ignorer les recours juridiques
Actuellement plusieurs recours juridiques contre les bassines sont en attente. L’Europe elle-même doit se décider sur le bien-fondé de tels projets et vérifier si des directives européennes n’ont pas été respectées. Pourtant, les premiers travaux viennent tout juste de commencer le 6 septembre. Que se passera-t-il dans quelques mois si la justice rend des avis défavorables ? Julien Le Guet, l’un des porte-parole du collectif Bassines non merci, dénonce une telle situation en précisant : « les préfets sous la pression de la FNSEA commencent les travaux qui, quelques mois après, peuvent s’avérer illégaux ». A l’image du barrage de Caussade dans le Lot et Garonne, construit illégalement.

Un protocole pour changer réellement ou pour continuer comme avant ?
La Coop de l’eau présente ainsi ce protocole : « ils – les agriculteurs concernés et adhérents à la Coop – seront amenés à modifier plus ou moins leurs pratiques : allongement des rotations des cultures, développement des techniques de luttes alternatives, réduction de l’Indice de fréquence de traitement (IFT), autonomie fourragère, diversification des cultures, mise en place de cultures intermédiaires, plantation de haies, implantation de jachères, faune sauvage… », peut-on lire sur Agri79. Alors, doit-on y croire ?

Des engagements peu contraignants
Les engagements pris par les adhérents de la Coop de l’Eau s’avèrent peu contraignants et ne vont pas dans le sens d’un véritable changement. La biodiversité n’est prise en compte qu’à la marge, les plantations de haies sont réduites a minima et les éventuelles modifications de pratiques ne remettront pas en cause l’agriculture industrielle telle que prônée par la FNSEA. D’ailleurs, même les quelques engagements actés par le protocole semblent avoir du mal à être respectés : la députée Delphine Batho, qui avait soutenu dans un premier temps ces engagements, vient de retirer son appui en évoquant dans la presse le constat d’« une volonté de traîner les pieds en matière de changement des pratiques ». Pour la Confédération paysanne : « Ce protocole ne garantit pas de contreparties suffisantes en termes de pratiques agricoles et de préservation de la ressource en eau ».

Intervention de la maire de Poitiers, Léonore Moncond’huy, lors de la manifestation contre les projets de bassines qui a rassemblé près de 1000 personnes à Saint Sauvent dans la Vienne.le 5 septembre 2021 © Pierre Grillet

Des syndicats agricoles opposés au projet
La Confédération paysanne, un syndicat agricole important bien que non majoritaire, s’exprime avec force contre ce projet tout en insistant avec raison sur l’importance de l’eau pour l’agriculture : « Pour les paysan.ne.s, l’eau est une ressource indispensable. Elle sert à la croissance des cultures, permet l’abreuvement du bétail et la sécurisation de la production fourragère. La préservation et la répartition de la ressource en eau sont donc vitales pour l’activité agricole. La Confédération paysanne défend une autre gestion de l’eau : une répartition équitable de cette ressource et le développement d’une irrigation compatible avec les écosystèmes pour répondre aux enjeux de demain ».
Enfin, il est curieux de penser que, pour changer d’agriculture, il faudrait de tels investissements. L’agriculture industrielle consomme déjà beaucoup trop d’énergie pour produire. Personne n’a chiffré les dépenses énergétiques supplémentaires occasionnées par ces bassines : leur construction, la pose d’immenses surfaces de plastique et surtout leur maintenance. Dans la Vienne, d’anciennes bassines ont connu assez rapidement de gros problèmes d’étanchéité. Les coûts de réparation sont alors énormes.

Le congrès national de la FNSEA à Niort : l’occasion pour ce syndicat de promouvoir les bassines dans toute la France ?
La FNSEA s’apprête à tenir congrès à Niort fin septembre et va, de toute évidence, promouvoir ce soi-disant modèle deux-sévrien pour expliquer à la presse que les bassines sont la solution face au changement climatique pour sauver l’agriculture en France. On peut craindre alors une information déséquilibrée destinée à imposer ces projets. Il faudra alors être attentif pour y démonter tous les faux arguments et fake news dont notre gouvernement et ce syndicat ne sont pas avares.

Pour conclure, le mieux est de laisser la parole aux paysans eux-mêmes par l’intermédiaire de leur syndicat et dont les propos ont été publiés dans le Courrier de l’Ouest du 30 juillet 2021 : Amandine Pacault et Benoît Jaunet, co-porte-parole de la Confédération Paysanne, regrettent que « les discussions, mobilisations et débats autour du projet de bassines soient souvent assimilés à une lutte des écolos ​contre les agriculteurs​. Mais en l’état, ce projet ne bénéficiera qu’à une infime frange de l’agriculture dont la majorité est intensive et industrielle ».
Pour le duo, le calcul est vite fait. « Le soutien financier public est disproportionné et inégalitaire si on considère que 9,2 millions d’euros de financements Agence de l’Eau Loire-Bretagne ont été débloqués pour la première tranche de travaux des six bassines bénéficiant à 43 exploitations raccordées (68 concernées). Soit un soutien public moyen d’environ 214 000 € par exploitation raccordée. »La Conf’ s’oppose « à cette fuite en avant du modèle agricole intensif qui ne correspond plus ni aux attentes sociétales, ni aux enjeux environnementaux et se développe au détriment des paysans et paysannes ».

Une pétition déposée conjointement auprès du Parlement européen par le collectif « Bassines non merci » et la Confédération paysanne a été avalisée par la Commission PETI du Parlement. Il est possible de la soutenir en se rendant sur le site : Portail des pétitions du parlement européen. Il faut s’inscrire pour se connecter et rechercher la pétition 0095/2021.

Photo du haut : le 5 septembre 2021, une manifestation contre les projets de bassines rassemblait près de 1000 personnes à Saint Sauvent dans la Vienne. De nombreux élus locaux étaient présents dont la Maire de Poitiers, Léonore Moncond’huy, ainsi que des députés européens pour apporter leur soutien à cette lutte. Le 6 septembre 2021, les premiers travaux commençaient en Deux-Sèvres. Les manifestants arborent des bâtons qui symbolisent des « pigouilles » ces perches qui servent à faire avancer les bateaux dans le Marais poitevin, qui sera fortement impacté par ces projets ! © Pierre Grillet