La dimension politique prise par les feux de forêts du lundi 9 août 2021 en Algérie, a complètement éclipsé le phénomène du changement climatique généralement cité dans ce genre d’événement, alors qu’au même moment, il était évoqué comme paramètre dominant dans les incendies qui ont eu lieu dans d’autres pays. En Algérie, le facteur météorologique – canicule et vent – n’a été mentionné que parce qu’il a attisé les feux, rendant leur extinction plus compliquée.
par M’hamed Rebah
En quelques jours, 89 000 hectares ont été incendiés, dont presque 60 % sont des forêts proprement dites. L’origine criminelle des départs de feux, simultanément en divers points du centre et de l’est du pays, particulièrement dans la wilaya de Tizi Ouzou, et qui se sont transformés au fil des jours en centaines de foyers d’incendies sur 35 wilayas, a été révélée par les experts de la Protection civile, sur la base d’observations directes sur le terrain, et par ceux de l’Agence spatiale algérienne (ASAL), à partir de l’interprétation des images satellites.
L’attention des Algériens s’est focalisée sur la wilaya de Tizi Ouzou, où les incendies ont eu, dès les premiers jours, les allures d’une catastrophe, à travers le lourd bilan en pertes humaines – des dizaines de morts parmi les habitants surpris par les flammes et parmi les personnes civiles et militaires qui luttaient contre les feux, des dégâts économiques considérables, et surtout le lynchage, mercredi 11 août à Larbaâa Nath Irathen, suivi de l’immolation puis la mutilation du cadavre calciné d’un jeune bénévole, Djamal Bensmaïl, accusé à tort d’être un pyromane, alors qu’il était venu de Miliana (à l’ouest du pays) pour aider la population sinistrée.
Cette situation a accrédité la thèse d’une action malveillante, préméditée contre l’Algérie, indépendamment du réchauffement climatique. Dans ces conditions, le débat a été automatiquement centré sur les questions d’unité et de sécurité nationales, laissant très peu de place au contexte de changement climatique. Pour la première fois, des incendies de forêts sont traités dans des médias algériens comme un acte terroriste, alors qu’auparavant ils étaient abordés sous l’angle écologique, en tant que phénomène naturel, même quand la responsabilité humaine était prouvée.
Par le passé, l’incendie volontaire d’une forêt en Algérie était motivé par des considérations économiques (défrichage pour les activités agricoles, pacage, charbon de bois…), ou alors, quand il était involontaire, partait d’ordures incinérées ou de gestes d’incivilité. C’est ainsi qu’en 1983, près de 222 000 ha ont brûlé; entre 1990 et 2000, décennie marquée par le terrorisme, les incendies ont dévasté plus de 500 000 ha, dont 280 000 ha pour la seule année 1994; en 2012, 99 000 ha brûlés et, derniers incendies en date, en 2017 près de 54 000 ha partis en fumée. Entre 2008 et 2017, plus de 320 000 ha (dont près de la moitié en superficies forestières) ont été incendiés. Tizi Ouzou et Bejaïa étaient en tête de la liste des 10 wilayas les plus touchées. Pendant longtemps, il n’y a pas eu de poursuites contre les auteurs des incendies, 75 % des foyers d’incendies étaient déclarés de « causes inconnues » et imputés aux fortes chaleurs alors qu’ils étaient provoqués par des comportements négatifs de l’homme.
Mais ce qui s’est passé en août 2021 est inédit, estime la directrice de la Protection de la faune et de la flore à la Direction générale des forêts (DGF), Ilhem Kabouya (entretien à la chaîne 3 de la radio algérienne, jeudi 19 août 2021). A Tizi Ouzou, selon son constat, il s’agit de destruction du patrimoine forestier et non pas de défrichement. En plus des pertes humaines, considérables, plus de 5.000 hectares d’arbres fruitiers et 19.000 animaux d’élevage ont brûlé, 8.110 ruches pleines, prêtes pour la récolte, et 3.101 ruches vides ont été perdues, d’après un bilan, non définitif, établi le 22 août par la Direction locale des services agricoles (DSA). Le préjudice subi par la biodiversité n’est pas encore entièrement évalué. Dans les incendies de forêts, les animaux perdent leur habitat naturel, carbonisé, et toute trace de leurs territoires.
Les particularités de la wilaya de Tizi Ouzou ont sans doute contribué à aggraver le bilan : beaucoup de petits villages dans la forêt, des terrains privés, des parcelles agricoles et des vergers sans protection contre le feu (les champs qui étaient entourés de cactus qui est un excellent coupe-feu, n’ont pas brûlé, a fait remarquer Ilhem Kabouya). L’utilisation de moyens aériens a été salutaire.
Dans les zones forestières de la wilaya de Tizi Ouzou, comme dans d’autres régions du pays, la DGF s’est investie depuis quelques années, dans le développement d’activités économiques pour contribuer à aider les ménages : plantation d’arbres fruitiers et rustiques, installation de ruches, encouragement de l’élevage…Pour la directrice de la Protection de la faune et de la flore à la DGF, qui sait exactement de quoi elle parle, les incendies de forêts du 9 août relèvent de l’acte « machiavélique, diabolique ». Elle estime que l’on a frappé le revenu des habitants.
La situation a donc changé, l’origine des derniers incendies de forêts est criminelle et leurs mobiles sont politiques : déstabilisation et atteinte à l’unité nationale, selon les communiqués officiels. Le changement climatique est quasiment ignoré. La publication, le 9 août, jour des départs de feux, du premier volet (sur trois, les deux autres seront achevés en 2022) du sixième rapport d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), qui est la référence dans la lutte contre le changement climatique, est passée inaperçue en Algérie, comme si elle ne concernait pas notre pays. Pourtant, un expert algérien, Noureddine Yassaa, commissaire du Commissariat aux énergies renouvelables et à l’efficacité énergétique (CEREFE), a participé, par visioconférence, aux travaux de la session d’approbation de ce rapport.
Intitulé Changements climatiques 2021 : les bases scientifiques, le document a été largement exploité dans la presse internationale, comme un argument supplémentaire, pour faire ressortir plus spécialement, la part du réchauffement climatique dans la vague d’incendies qui ont frappé la Grèce et la Turquie, pays du bassin méditerranéen tout proches, et les lointaines Californie (Etats-Unis) et Sibérie (Russie).
Les conclusions établies par les experts internationaux qui prouvent le lien entre changement climatique et incendies de forêts sont vérifiables dans le cas de l’Algérie. Selon l’expert du PNUE (Programme des Nations Unies pour l’environnement), Niklas Hagelberg, qui se réfère au GIEC, les changements climatiques entraînent une augmentation de la fréquence et de l’intensité des incendies de forêt. Il explique : « les feux de forêt sont un phénomène naturel. Néanmoins, ces dernières années, nous avons constaté une augmentation de la température moyenne, ce qui a entraîné une augmentation de l’évaporation. Nous observons également des sécheresses prolongées. Le paysage est tellement sec après plusieurs années de changements progressifs que la fréquence et l’intensité des incendies ont soudainement augmenté ».
Les spécialistes considèrent que l’Algérie du nord est d’une vulnérabilité très élevée aux feux de forêts. Ils affirment que sur « le pourtour méditerranéen, les conditions sèches, chaudes et venteuses qui favorisent et renforcent les feux de forêt vont s’accentuer à mesure de l’ampleur du réchauffement ». L’exposition au risque d’incendie de forêt s’accroît, avec, comme on l’a vu, ses conséquences désastreuses. La directrice de la Protection de la faune et de la flore à la DGF espère qu’il n’y aura pas d’autre épisode analogue aux incendies du 9 août.
En même temps, Ilhem Kabouya signale qu’il reste encore un déficit dans les actions de prévention, à cause d’un problème d’effectifs, insuffisants pour couvrir tous les postes vigies et toutes les brigades mobiles. L’effectif de la DGF est en deçà des normes internationales, fait-elle remarquer. Chaque année, des saisonniers sont recrutés pour les différents travaux d’aménagement préventif (ouverture de pistes et de tranchées pare-feux, poste de vigie, points d’eau), une façon de contribuer à la résorption du chômage, mais à la DGF, on déplore l’insuffisance de postes budgétaires. Il faut recruter au moins trois fois plus de saisonniers qu’il n’en est recruté chaque année.
Un plan général de prévention du risque d’incendies de forêts est en élaboration, tardive puisque la loi sur la prévention des risques majeurs qui prévoit ce document, date de… décembre 2004. La politique de prévention des risques naturels repose notamment sur leur identification et leur localisation, sur la réglementation de l’occupation des sols et l’information pour sensibiliser la population à la vulnérabilité face aux aléas naturels et pour préciser les conduites à tenir en cas d’événement.
Le Plan national climat, validé par le gouvernement algérien en septembre 2019, reconnaît le faible niveau de sensibilisation de la population et de sa capacité d’adaptation face aux incendies de forêts. Les derniers incendies ont montré que les gens ne savent pas qu’il faut évacuer les lieux immédiatement dès qu’il y a départ de feu. Ils ne savent pas que le feu se propage très vite. Dans le Plan national climat, le secteur des forêts est concerné à la fois par les actions d’atténuation et par les actions d’adaptation.
La protection du patrimoine forestier national (seulement, 4,1 millions d’hectares) est l’affaire de tous. Ce principe dicte d’associer les populations concernées à la stratégie préconisée par le Plan national climat pour la lutte contre les feux de forêts. Les volontaires et bénévoles qui ont animé le mouvement de solidarité avec les sinistrés, et ceux qui ont été aux côtés des éléments de la DGF, de la Protection civile et de l’Armée nationale populaire (ANP) pour éteindre les incendies, devraient être associés à l’élaboration de la politique de prévention.
Ce texte est une version adaptée pour les JNE d’un article publié dans La Nouvelle République (Alger) le mercredi 25 août 2021.
Photo en haut : Ilhem Kabouya, directrice de la Protection de la faune et de la flore à la Direction générale des forêts (DGF) – photo IISD, Earth Negociations Bulletin