Un président de la République qui demande en 2008 aux gens de la filière bois de produire plus ; un plan national de la forêt et du bois 2016-2026 qui prévoit de mobiliser plus de bois et qui demande expressément « d’adapter les sylvicultures pour mieux répondre aux besoins des marchés » ; et enfin un ministre de l’Agriculture qui lance un plan de relance de la filière bois via la plantation.
par Jean-Claude Génot *
Ces trois éléments suffisent à nous indiquer la vision de la forêt de nos dirigeants quel que soit leur bord politique : une forêt dévolue à l’économie, le reste du discours sur la gestion durable des forêts ne servant qu’à endormir le public. Mais il ne faudrait pas croire que nous sommes arrivés brutalement à ce stade d’industrialisation des forêts. Cette nouvelle étape est le résultat d’un cheminement qui s’inscrit dans un contexte historique ayant souvent favorisé une conception productiviste de la forêt plutôt qu’une gestion intégrant les règles de fonctionnement de l’écosystème forestier.
D’abord, la France possède la plus grande forêt artificielle d’Europe, issue de semis et de plantation. La création de la « forêt » des Landes est lancée à partir de 1857, avec près d’un million d’hectares, dont 9/10e en pin maritime. Si forêt est entre guillemets, c’est parce que cette dénomination ne correspond pas vraiment à la réalité de ce massif boisé. D’autres termes seraient plus adaptés comme champ d’arbres, culture de grumes pour reprendre une expression anglaise ou bien ligniculture. Cette vaste plantation mono-spécifique a remplacé des zones humides, des landes pâturées et des boisements naturels de feuillus pour enrichir cette région considérée alors comme un « désert ». Elle a hélas tous les défauts des monocultures : sensible aux pathogènes, aux tempêtes, aux incendies et très pauvre en vie sauvage. A ce titre, elle est le prototype du champ d’arbres où sont reproduites les pratiques agricoles en contexte sylvicole : mécanisation totale, travail du sol, utilisation d’engrais et/ou de pesticides. Evidemment, la coupe rase est de rigueur, ce qui fragilise encore plus les sols. Pas étonnant qu’aujourd’hui le président de la région Nouvelle Aquitaine considère la forêt comme de la « cellulose » (1)…
Une autre grande opération de reboisement artificiel a été mise en œuvre dans la seconde moitié du XIXe siècle. Il s’agit de la restauration des terrains de montagne (RTM) qui consiste à stabiliser et restaurer les sols pentus. Ceux-ci ont été surexploités par le surpâturage, l’écobuage et le défrichement des forêts, pratiqués par les populations paysannes. Ainsi entre 1882 et 1914, 300 000 hectares ont été reboisés majoritairement par des conifères (pin à crochets, pin sylvestre, épicéa, sapin), dont des espèces allochtones comme le pin noir d’Autriche et le cèdre de l’Atlas. Même si de très nombreux reboisements ont été mono-spécifiques, certains se sont toutefois enrichis en feuillus, venus spontanément.
Un autre important effort de plantation plus récent a eu lieu en France par l’intermédiaire du Fonds Forestier National (FFN). Le FFN a été créé en 1946 pour soutenir le développement de la filière bois et exploiter les forêts de façon plus rationnelle en encourageant le reboisement et en favorisant l’accès des forêts aux transporteurs de grumes. Ce fonds a notamment aidé à répondre aux fortes demandes lors de la reconstruction après la Seconde Guerre mondiale et au développement économique des Trente Glorieuses (industrie du papier et bois pour la construction). Entre 1947 et 1999, 2,3 millions d’hectares ont été plantés, majoritairement avec des résineux (épicéas, Douglas) et des peupliers clonés. Ces plantations pures ont appauvri la biodiversité, rendant les peuplements plus fragiles et moins résilients. Ces aides ont surtout privilégié certaines espèces et certaines souches menaçant la diversité génétique locale, notamment par hybridation via les pollens comme par exemple entre le pin noir d’Autriche et le pin de Salzman (2).
Mais n’allez pas croire que seule l’ère industrielle du XIXe et XXe siècle a marqué un tournant en remplaçant les forêts feuillues jusque-là naturelles par des champs de résineux à croissance rapide, estimés plus rentables. En effet, il y a eu des plantations dès le XVIIe et le XVIIIe siècle. Ce fut le cas dans le Béarn où l’on plantait du chêne autant pour le fruit que le bois sous la forme de vergers (3), mais aussi à Orléans et à Fontainebleau où furent plantés des pins maritimes et sylvestres à la place des feuillus. On peut considérer que l’Homme a transformé les paysages forestiers originels depuis au moins 4000 ans avant notre ère, en modifiant leur composition, selon ses besoins. Ainsi les feuillus ont régressé au profit des conifères dans les Alpes, le chêne pubescent a quasi disparu au profit du chêne vert et du pin d’Alep dans les collines méditerranéennes, enfin dans les plaines au climat atlantique, le chêne a supplanté le hêtre. Entre l’homme du Néolithique et celui de l’Anthropocène, le point commun est la modification des forêts pour les adapter à ses besoins. La différence qui caractérise l’homme moderne par rapport à son ancêtre est l’ampleur des changements à l’échelle spatiale (grandes surfaces) et temporelle (temps relativement court), sans oublier la nature de ces transformations (depuis l’ère industrielle, on transforme les feuillus autochtones en résineux le plus souvent allochtones), liée à la puissance des outils techniques. Parmi ceux-ci, la généralisation des abatteuses en forêt a marqué une étape importante dans la dimension industrielle de l’exploitation des bois, cette machine remplaçant une douzaine de bûcherons. Avec l’abatteuse, l’arbre ne pèse pas plus que l’épi de maïs devant une moissonneuse. Evidemment, cette machine engendre des tassements de sols et des blessures aux arbres non exploités, ce qui les rend plus vulnérables face au réchauffement climatique. De plus pour rentabiliser une telle machine, il faut des exploitations faciles comme les plantations mono-spécifiques avec des arbres de diamètre modeste, ceux justement demandés par la filière. Tout est lié, l’industrie veut plus de bois, alors on en coupe plus et l’abatteuse devient l’outil indispensable pour répondre à cette demande. En coupant plus de bois, on rajeunit inévitablement la forêt et on baisse son capital biologique et économique sur pied. Enfin, l’industrie travaille à flux tendu et le bois doit être fourni quand il le faut, même en période de reproduction de la faune forestière et quand les sols sont détrempés.
Si l’industrialisation actuelle des forêts signifie que ce sont les demandes des entreprises de la filière bois qui influencent la transformation des forêts, alors ce phénomène n’est pas nouveau. Ainsi, dans les Vosges du Nord, une thèse sur l’histoire des forêts (4) a montré que dès le XVIe siècle, les forêts ont été façonnées par les activités industrielles (verreries, forges). Plus tard au XIXe siècle, les vastes plantations de pin sylvestre ont permis de répondre à l’industrie extractive demandant des bois pour étayer les galeries de mines. Autrefois, les chênes étaient envoyés en Hollande, aujourd’hui les hêtres partent pour la Chine. En France, 80 % des bois exploités sont pour l’industrie (papier et panneaux) et pour le bois énergie (5). Cela a des conséquences pour les propriétaires des forêts car ces usages rapportent moins que le bois d’œuvre et, pour le bois énergie, cela a un impact sur la fertilité des sols puisque l’arbre est entièrement exporté de la forêt avec branches et feuillage, privant ainsi la forêt d’un apport précieux pour sa litière. Le bois énergie, vanté comme la solution de la transition énergétique (en rien écologique !) face au changement climatique, nous fait retourner au Moyen Age avec 53 % du bois coupé dans les forêts européennes destiné à l’énergie (6). Mais entre le Moyen Age et aujourd’hui, la population mondiale a explosé et avec elle, des besoins infinis. Dès lors, l’industrie mondialisée est devenue quasi monstrueuse à travers les volumes de bois récoltés. Le moloch réclame son dû et toute forêt devient de fait une usine à bois. De plus, l’industrie n’est pas regardante sur l’origine de ces bois. Ainsi sur les volumes coupés pour le bois énergie dans l’Union européenne, 13 % sont d’origine inconnue (7). Il est très probable que ces bois soient coupés illégalement via des circuits mafieux. Pour l’industrie, peu importe que l’on coupe des vieilles forêts comme dans les Fagaras en Roumanie ou dans des parcs nationaux comme celui de Bükk en Hongrie ou de Poloniny en Slovaquie (8) Le monde se focalise sur la forêt amazonienne et ne voit pas ce qui se passe en Europe où l’on coupe des trésors naturels pas encore inventoriés pour faire des pellets. C’est comme si on utilisait les pierres d’un monument historique pour construire des logements !
Face au changement climatique et à la nécessité de fixer le carbone et maintenir la vie sauvage, l’option usine à bois est le pire choix pour les forêts françaises et européennes. Seule une forêt mélangée avec des gros arbres destinés à la construction (les coupes d’éclaircies pour obtenir des bois d’œuvre servant à l’industrie et à l’énergie) et gérée en futaie irrégulière avec maintien d’arbres creux et de bois mort pour la biodiversité rapporte à son propriétaire et permet de sortir de l’impasse coupe rase-plantation. Cette option qualitative est une alternative à l’usine à bois calibré, copiée du modèle agro-industriel qui produit de la masse et ne considère plus l’arbre comme un organisme vivant, mais comme une simple matière première. Mais pour l’instant, cette alternative d’une gestion plus proche de la nature, n’a pas l’air d’intéresser le ministre de l’Agriculture. Il vient d’ailleurs de signer avec ses homologues européens des pays productivistes, influencés par les lobbys du bois, un courrier adressé à la Commission européenne pour s’opposer à son texte stratégique sur la forêt qui avait le malheur de parler de la biodiversité des forêts avant les aspects socio-économiques. Son tonton Laurent Denormandie, ancien président de l’interprofession nationale France Bois Forêt (quelle coïncidence !), peut être fier de son neveu…
* Ecologue
(1) Communication personnelle d’Alain Persuy.
(2) Communication personnelle de Michel Bartoli.
(3) Bartoli M. et Geny B. 2013. Plantations de feuillus : le remarquable exemple du Béarn aux XVII et XVIIIe siècles. Revue de Pau et du Béarn n° 40 : 45-70.
(4) Jehin P. 2005. Les forêts des Vosges du Nord du Moyen Age à la Révolution. Milieux, usages, exploitations. Presses Universitaires de Strasbourg. 398 p.
(5) Communication personnelle de Gaëtan du Bus de Warnaffe d’après des données de l’IFN et du FCBA.
(6) Camia A., Giuntoli, J., Jonsson, R., Robert, N., Cazzaniga, N.E., Jasinevičius, G., Avitabile, V., Grassi, G., Barredo, J.I., Mubareka, S. 2021. The use of woody biomass for energy production in the EU. Joint Research Centre. European Commission. 178 p.
(7) Communication de Mary S. Booth faite lors du sommet pour l’action en faveur des vieilles forêts du 25 et 26 mars 2021.
(8) Communication de Mary S. Booth faite lors du sommet pour l’action en faveur des vieilles forêts du 25 et 26 mars 2021.
En haut : abatteuse en action dans le massif vosgien© JC Génot