Ah le printemps, le jaillissement de la végétation après le repos hivernal, les concerts d’oiseaux du matin et la ronde infernale des tondeuses à gazon !
par Jean-Claude Génot
Celui qui habite en appartement ou seul dans une cabane au fond des bois ne connaît pas le bonheur de vivre loin des pelouses. Dès les premiers frémissements de pousse végétale, tout bon citoyen va chercher sa tondeuse pour ne pas se laisser surprendre par la nature débordante. Les quartiers pavillonnaires des villes, les lotissements péri-urbains et villageois résonnent du bruit des tondeuses car le gazon est aussi répandu que la haie de thuya – alias le mur vert – dans le kit maison-pelouse. Le samedi n’est plus seulement le jour maudit, car avec les RTT et les néo-retraités, on peut entendre les tondeuses toute la semaine. Entendons-nous bien, je ne reproche à personne de tondre son carré de pelouse quand l’herbe est trop haute. Je vise plutôt ceux – et ils sont nombreux – pour qui la tonte du gazon devient obsessionnelle et où chaque millimètre de pousse d’herbe enclenche le passage de la tondeuse. Mais peut-être n’ai-je pas compris le caractère métaphysique qui s’attache à l’action de pousser une tondeuse et de nettoyer ainsi son paillasson vert comme on passe l’aspirateur sur un sol poussiéreux.
D’où vient ce goût immodéré pour ces tapis verts et ce rite quasi hebdomadaire chez les plus acharnés à tondre sa pelouse tel un Robocop de banlieue ? Si l’on en croit l’historien Yuval Noah Harari dans son livre Homo deus, Une brève histoire du futur, l’idée de faire pousser des pelouses est née chez les nobles français et anglais à la fin du Moyen Age. Avec le temps, c’est devenu un signe de distinction de l’aristocratie, donc un symbole de richesse. Egalement un signe de pouvoir quand on voit la pelouse de la Maison Blanche ou de prestige avec les cours de tennis et les grands stades de football. Le gazon s’est démocratisé et très vite la classe moyenne américaine et européenne a pu s’adonner au plaisir de montrer ce signe extérieur de richesse. Montre-moi ta pelouse et je te dirais quel est ton statut social. Aux Etats-Unis, la culture du gazon est la plus répandue après celle du maïs et du blé. L’industrie de la pelouse (gazons, engrais, tondeuses, systèmes d’arrosage, jardiniers) est un business juteux qui rapporte des milliards de dollars chaque année.
Le choix du gazon est la quintessence de la double contrainte, largement développée par François Terrasson. C’est un bout de nature sans être vraiment de la nature (sous-entendu incontrôlable) mais qui lui ressemble tout de même. Pourtant de nombreux acteurs ont montré les mérites écologiques d’une prairie fleurie à la place du gazon, pauvre en plantes à fleurs, dont le seul mérite est d’être vert. Mais ce choix de la prairie fleurie reste minoritaire, tant le paillasson vert est ancré dans les mentalités. Ne riez pas, on en viendra peut-être bientôt à regretter le gazon tant le jardin 100 % minéral commence à se développer.
Photo du haut : gazon typique, le vert paillasson © Jean-Claude Génot