La récente Stratégie Nationale pour les Aires protégées (SNAP) des ministères de la Transition écologique et de la Mer ne nous apporte hélas rien de nouveau quant à la philosophie de la nature de notre gouvernement.
par Jean-Claude Génot *
Ce document de 70 pages est le pur reflet de la protection « à la française » (qui consiste à tolérer des activités humaines extractives comme la coupe de bois, le pâturage et la chasse dans les aires protégées) dont j’ai essayé d’esquisser les racines dans un précédent texte publié sur le site des JNE. La préface du président de la République nous éclaire sur la vision purement anthropocentrique de nos dirigeants : « Ce combat pour la biodiversité, c’est d’abord un combat pour notre propre survie ». On aurait pu espérer d’un jeune dirigeant du XXIe siècle qu’il comprenne aussi l’impérieuse nécessité éthique de protéger la nature pour elle-même, au nom du respect des vivants non humains qui peuplent la terre depuis plus longtemps que nous.
Le mot d’introduction de la ministre de la Transition écologique se veut très consensuel et un passage résume à lui-seul la protection « à la française » et l’objectif des aires protégées : « Elles offrent des modèles de développement durable, d’activités conciliant production et protection de la nature. » La conciliation entre prélèvement et prise en compte de la nature devrait concerner tout le territoire et les aires protégées être de véritables sanctuaires de nature. Plutôt que de s’acharner à maintenir des activités humaines agro-pastorales dans les parcs nationaux et les réserves naturelles, il serait plus pertinent de les promouvoir là où domine l’agriculture industrielle. La conclusion est pour le moins étrange : « C’est cela, l’écologie à laquelle je crois : une écologie de l’action, du concret. Une écologie des territoires et du progrès, qui crée de l’emploi en inventant l’avenir.» Remplacez écologie par économie et vous comprendrez que les aires protégées sont vouées à servir la croissance économique.
Enfin la ministre de la Mer reste bien alignée sur la vision utilitariste de la nature dite protégée : « Les aires protégées s’inscrivent de ce fait au cœur de mon ambition ministérielle : planifier les espaces maritimes en conciliant préservation de l’environnement et économie bleue. » Notons que contrairement à sa collègue ministre de la Transition écologique, elle n’emploie ni le terme nature qui met tant de gens mal à l’aise comme si c’était un mot grossier, ni même celui de biodiversité, substitué à nature, mais le terme environnement, à la fois has been et pur symbole de l’anthropocentrisme. C’est la secrétaire d’Etat chargée de la biodiversité qui dévoile l’esprit de la protection « à la française » : « retrouver les équilibres entre nature préservée et activité humaine » et concilier « exigence environnementale et fort potentiel de développement ». Si les équilibres entre la nature préservée et les activités humaines se mesurent à l’aune du pourcentage de sites réellement dédiés à la nature à ce jour (1,8 %) et de celui des espaces occupés par les hommes, la secrétaire d’Etat a du pain sur la planche ! Quand on parle d’activité humaine dans les aires protégées, s’agit-il d’activités extractives (sylviculture, agriculture, chasse) qui devraient être bannies des aires protégées ou d’activités non extractives (randonnée, écotourisme, photographie, méditation) qui ont leur place dans les aires protégées ? Les mots sont lourds de sens et parler d’exigence environnementale peut sous-entendre que la protection de la nature est un poids pour le développement économique. Enfin, on nous sert la vieille soupe langagière des « activités durables au sein du réseau des aires protégées » qui nous renvoie à l’impasse de l’oxymore du développement durable auquel plus personne ne croit, tant que la croissance économique reste le seul horizon possible.
À l’horizon 2022, la SNAP a pour ambition de classer 30 % des écosystèmes terrestres et marins (sans doute le seul point positif de cette stratégie) français en aires protégées, dont 10 % sous protection forte. Cela ne sera certainement pas difficile compte tenu de la définition d’une aire protégée indiquée par les rédacteurs de la SNAP : « un espace géographique clairement défini, reconnu, consacré et géré, par tout moyen efficace, juridique ou autre, afin d’assurer à long terme la conservation de la nature ainsi que les services écosystémiques et les valeurs culturelles qui lui sont associés ». Avec un curseur en faveur de la nature placé aussi bas, on ne sera pas étonné que les parcs naturels régionaux (PNR) figurent parmi les aires protégées. Ayant travaillé 38 ans dans un PNR, je peux témoigner que ce ne sont en aucun cas des aires protégées au sens réglementaire puisque à peu près toutes les activités humaines extractives peuvent s’y exercer, telles que l’agriculture intensive avec pesticides, drainage et retournement de prairies, les coupes rases et les plantations de résineux à la place des feuillus en forêt, la chasse ainsi que de multiples activités industrielles. Cela n’enlève en rien l’intérêt de ces territoires qui cherchent à combiner développement local et protection des patrimoines naturels et culturels. Les PNR mettent en avant les paysages domestiqués par les activités agro-sylvo-pastorales et non pas la nature sauvage même si des sites spécifiques dédiés à la nature en libre évolution, mais généralement de taille modeste, peuvent exister à l’intérieur des parcs. D’ailleurs, les PNR figurent dans la catégorie V des paysages terrestres ou marins protégés de l’UICN. La prise en compte des PNR dans la SNAP permet au ministère de la Transition écologique (MTE) de gagner de la surface à moindre coût puisque en 2020, les 56 PNR couvraient 15,5 % de la superficie de la France. Là où les choses se compliquent, c’est pour la « protection forte ». Le MTE définit une zone de protection forte de la manière suivante : « une zone géographique dans laquelle les pressions engendrées par les activités humaines susceptibles de compromettre la conservation des enjeux écologiques de cet espace sont supprimées ou significativement limitées, et ce de manière pérenne, grâce à la mise en œuvre d’une protection foncière ou d’une réglementation adaptée, associée à un contrôle effectif des activités concernées ». Il s’agit encore d’admettre qu’il peut y avoir des activités humaines dans des sites fortement protégés à condition de les supprimer (encore faut-il ne pas céder face aux lobbys ruraux), de les limiter ou de les contrôler. C’est bien le cas puisque le MTE classe dans les zones de protection forte les réserves naturelles nationales et régionales, les cœurs de parcs nationaux, les réserves biologiques et les arrêtés préfectoraux de protection de biotope où, à l’exception des réserves biologiques intégrales, il existe des activités humaines extractives qui ne relèvent pas forcément de la gestion conservatoire, généralement orientée vers le maintien d’espaces ouverts pour leur biodiversité. Dans son avis final sur la SNAP, l’UICN France souligne : « Cependant, l’objectif de mettre en place une protection stricte d’au moins un tiers des zones protégées de l’Union n’est pas clairement intégré ». En effet, la Commission Européenne parle de protection stricte, correspondant aux catégories UICN I et II, à savoir les réserves intégrales et les cœurs de parcs nationaux, mais sans activité extractive.
L’UICN France avait proposé au MTE que la pleine naturalité (expression employée par Emmanuel Macron dans sa conférence de presse lors de la réunion du « GIEC » de la biodiversité à Paris en avril 2019) figure dans la SNAP, mais cela n’a pas été le cas : « Le Comité français de l’UICN regrette que l’objectif de pleine naturalité ne figure plus dans la stratégie des aires protégées, alors qu’il figurait explicitement dans l’engagement du Président de la République et qu’il répond à la Résolution du Parlement européen du 3 février 2009, invitant les Etats membres à développer des réseaux de zones de nature vierge en Europe. » Et l’UICN de rajouter : « La naturalité n’est pas assimilable à la notion de protection forte. Elle devrait constituer un enjeu à part entière des politiques de conservation, en garantissant le maintien des conditions biophysiques des milieux, la spontanéité des processus écologiques, la libre expression des phénomènes de régulation et de résilience et les continuités spatio-temporelles de leurs différentes composantes. » Pour le MTE, protéger la nature implique forcément des interventions pour la contrôler. Nos technocrates auraient-ils peur de la nature libre et sauvage ? La gestion conservatoire très interventionniste que j’ai qualifiée de « gestionite », appliquée dans de nombreuses réserves en faveur d’espèces des milieux ouverts, ne peut pas être la seule manière de gérer la nature. Certaines activités humaines mises longtemps en avant pour favoriser la biodiversité dans les aires protégées sont soit des leurres, comme le pâturage en montagne (qui mène trop souvent au surpâturage et à l’eutrophisation des lacs d’altitude), soit des mauvaises réponses aux changements climatiques et à l’effondrement de la biodiversité, comme l’exploitation forestière, sachant que les vieilles forêts sont les meilleurs puits de carbone et les seuls réservoirs de diversité biologique forestière. L’UICN France ne dit pas autre chose au nom de la diversité des approches : « La stratégie nationale devrait favoriser des approches non interventionnistes et garantir ainsi la pluralité des modalités de gestion de la nature, y compris dans une perspective d’adaptation au changement climatique. Ces approches sont actuellement déployées avec succès dans plusieurs réseaux, en particulier les réserves biologiques intégrales, certains sites des Conservatoires d’Espaces Naturels et du Conservatoire du littoral, et les réserves intégrales de parcs nationaux. » Certes, naturalité et libre évolution sont évoqués dans l’objectif 7 de la SNAP relatif au rôle des aires protégées dans la connaissance de la biodiversité, mais l’UICN voulait en faire une mesure à part entière et réitère sa proposition dans son avis sur la stratégie : « Nous appelons à réinscrire l’objectif de pleine naturalité dans la stratégie avec l’inscription d’une nouvelle mesure (Mesure 6) dans l’objectif 1 pour le soutien au développement et à la valorisation d’un réseau de sites naturels en libre évolution » . L’UICN est d’autant plus légitime à le faire qu’elle contribue actuellement à identifier les hauts lieux de naturalité en France par le biais d’une cartographie dans le cadre du groupe de travail Wilderness et nature férale.
Dans son roman Sur les ossements des morts, la prix Nobel de littérature Olga Tokarczuk fait dire à un forestier que son héroïne, très sensible au vivant, n’apprécie guère : « Il n’y a plus de vraie nature. C’est déjà trop tard. Les mécanismes naturels ont été déréglés et il faut maintenant tenir tout sous contrôle pour éviter la catastrophe. » Les rédacteurs de cette stratégie des aires protégées avaient probablement cette idée en tête, le « tout sous contrôle », celui des humains et non humains, en enfermant les aires protégées dans un carcan bureaucratique et managérial fait de plans de gestion, de tableaux de bord, de planification, de résultats durables de la conservation, de rapportage, de bancarisation des données d’évaluation, de diagnostics de vulnérabilité, de plans d’adaptation, de modèles économiques des aires protégées et de montée en capacité des gestionnaires. Toutes ces pratiques administratives sont là pour rassurer les gestionnaires dans l’illusion de contrôler la nature. Mais cela pourrait n’être d’aucune utilité face aux bouleversements que de nombreuses aires protégées vont connaître.
Plutôt que de vouloir contraindre une nature changeante par essence, il vaudrait mieux la laisser faire car son génie en matière de diversité, de naturalité, de fonctionnalité et de capacités évolutives dépasse de loin celui de l’homme. Les exemples de retour d’une nature sauvage incroyablement résiliente se multiplient sur de vastes territoires comme en Ukraine et en Biélorussie dans la zone d’exclusion de Tchernobyl ou en Allemagne dans les vastes sites d’extraction de lignite abandonnés. C’est sans doute cette formidable capacité de la nature à créer, seule, de la diversité que tous les technocrates et gestionnaires de la conservation craignent. Plutôt que de contrarier la nature, les gestionnaires des aires protégées gagneraient à devenir des diplomates entre les humains et le monde sauvage car dans ce domaine tout reste à faire.
La SNAP va être déclinée par régions administratives alors que l’UICN recommande que cela se fasse par régions biogéographiques. Certains objectifs précis semblent très optimistes comme par exemple la création de 20 réserves naturelles nationales (RNN) d’ici 2022 quand on sait que le dossier d’instruction d’une RNN peut durer une dizaine d’années. En listant les biotopes concernés, la forêt est évidemment citée. Mais comme le demande la stratégie européenne, l’effort doit porter prioritairement sur les vieilles forêts. La marge de progrès est énorme puisqu’en métropole, seulement 0,13 % des forêts sont en réserve intégrale et ce ne sont pas forcément les plus intéressantes. Si le MTE est en panne d’inspiration, il peut toujours prendre contact avec l’association Francis Hallé pour une forêt primaire. Si ce projet de faire renaître une forêt primaire de 70 000 ha sans intervention humaine sur plusieurs siècles se concrétisait, la protection « à la française » serait alors revalorisée par l’audace du concept, le changement radical d’échelle spatio-temporelle et l’ampleur des répercussions dans le monde de la conservation. Mais ce projet qui se veut transfrontalier mériterait un statut spécial à inventer dans le contexte européen ; cela lui permettrait de ne pas être soumis au cadre administratif coercitif des aires protégées françaises et de ne pas échapper totalement à ceux qui le portent.
*Écologue
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